• Le leadership d'après François

    Nous écrivons "d'après François" et non "selon François" car il s'agit de donner une recension d'un ouvrage écrit non par le Saint Père lui-même (qui n'a aucune raison de s'adonner à ce genre de littérature), mais par un universitaire américain spécialiste du "leadership", qui a été conquis d'entrée de jeu par la manière d'agir et de communiquer du Pape.

    Jeffrey A. Krames, qui s'est intéressé auparavant à Jack Welch, mythique patron de General Electric jugé efficace mais cynique par beaucoup, et à Donald Rumsfeld ex-secrétaire d'Etat à la Défense (Pentagone), jugé non moins cynique par beaucoup d'autres, fait ici totalement abstraction de la dimension chrétienne de la papauté... ce qui prive évidemment son analyse des principales clés d'interprétation de la façon d'être d'un pape en général, vicaire du Christ à la tête de l' Eglise, chargé ici-bas  du salut des âmes, et de François dans le cas qui nous occupe. Cependant l'ouvrage a le mérite de proposer un modèle de "leadership" qui s'écarte des canons utilitaristes habituels.

    Le mot "leadership" est particulièrement agaçant, car il correspond à l'évidence à une réalité, mais n'a pas de traduction littérale en français. En effet des expressions comme "art de diriger" ou "ascendant collectif" ou encore "charisme" n'épuisent pas le phénomène de "leadership".

    Le "leadership par l'humilité" (ou "avec humilité") est tout sauf nouveau (du moins dans la  littérature spécialisée): Jim Collins classe ce mode de leadership au niveau 5 (le plus accompli selon lui); Eric Friedman en est un autre expert.

    Notons enfin que malgré l'accroche tapageuse, nous sommes bel et bien dans un sujet AEC (Association des Economistes Catholiques) : sans entreprise, pas d'économie, et sans dirigeant visionnaire et meneur d'hommes (et de femmes), pas d'entreprise durable.Quant à l'expression "diriger c'est servir", l'origine ou la meilleure illustration peut en être trouvée dans le lavement des pieds le Jeudi Saint.L'humilité est avant tout une forme de réalisme, autant que de service. Quoi de plus réaliste que l'Evangile?

    Le leadership d'après  François

    Lead with humility- 12 leadership lessons from Pope Francis_-Amacom 2015 

    L’auteur, Jeffrey A. Krames, est un spécialiste universitaire du leadership. Ayant rapidement remarqué la manière dont le Vatican et les médias communiquaient sur l’humilité du pape François et sur ses méthodes de direction de l’Eglise catholique à Rome ou dans le monde, il a décidé d’en tirer un livre sur le leadership, publié par l’Amacom (American Management Association). Le soin mis par François à toujours laisser une porte ouverte a également déclenché chez Krames l’envie d’écrire ce livre. Une version française, traduite par Laura Lasfargas, est disponible sur le site de Metanoïa,sous le titre «Leadership et humilité» : https://lp.metanoia-leseditions.com/leadership-et-humilite et http://www.metanoia-coaching.fr/m%C3%A9tano%C3%AFa-les-editions/

    Le lecteur curieux de cette approche du "leadership" pourra aussi consulter le court texte d’Eric Friedman sur le blog http://blog.eskill.com/leading-with-humility-golden-rules/ , «Les Cinq Règles d’Or du Leadership par l’humilité».

    «Leading with Humility» est aussi le titre d’un livre de Rob Nielsen, Jennifer A. Marrone,Holly S. Ferraro, chez Routledge, 2014.

    Les passages [entre crochets] sont de l’auteur de cet article.

    Le livre comprend 12 chapitres, chacun consacré à une «leçon de leadership» issue des actes, écrits et paroles du pape François (précédemment Jorge Bergoglio sj, archevêque de Buenos Aires), observés par le spécialiste universitaire américain non-catholique qu'est Jeffrey A.Krames, reconnu comme tel dans la profession.

    L’auteur dans son introduction nous explique que François lui est apparu rapidement comme un «anti-Hitler» (sic), dont les valeurs majeures sont le respect, la dignité et l’humanité, la pauvreté.

    Il nous livre également sa définition (classique) du leadership : «Le leadership est la capacité à exprimer une vision et à faire en sorte que d’autres la mettent en œuvre», rappelant au passage que c’était la vision qu’en avait Jack Welch, mythique patron de General Electric et modèle d’une forme de leadership faisant passer l’efficacité avant toute chose. Il se plaît à rapprocher ces deux personnages apparemment opposés, qui se rejoignent cependant sur un point au moins : entraîner par l’exemple (walk the talk). Krames rappelle également que Peter Drucker, pape du management durant le dernier quart du siècle dernier, prenait parfois l’Eglise catholique comme modèle d’organisation efficace et surtout durable, parce qu’elle prend en compte des objectifs qui transcendent les but matériels et sociaux immédiats. Peter Drucker citait d'ailleurs aussi la famille.

    Krames affirme que François est le premier «leader authentique» depuis des décennies. Dans le jargon du management, un leader authentique est quelqu'un qui fait coïncider de façon convaincante ses actes avec ses déclarations et les valeurs qu'il promeut pour lui et pour les autres. Krames oppose à deux ou trois reprises François et Benoît XVI sur la question du leadership, de façon assez critique pour ce dernier. J-A Krames qualifie également au chapitre 10 François de « Leader tridimensionnel » :

    * humble

    * doté d’autorité

    * mais sachant qu’il ne détient pas toutes les réponses, donc laissant le champ libre pour des idées nouvelles.

    1. Diriger avec humilité

     [Krames ne donne pas de définition de l’humilité.]

    Partir de la conviction que l’autre a quelque chose de bon à dire. Ecoute. S’abstenir de juger et condamner à l’avance [acception de personne]. Faire tomber ou éviter les barrières au dialogue.

    Ne pas abuser du pouvoir confié au dirigeant.

    Eliminer les barrières qui placent le dirigeant au-dessus des employés [plafond de verre].

    S’abstenir de dépenses excessives (repas de comité de direction etc.) Préférer les petits-déjeuners avec les collaborateurs (à tour de rôle).

    Au chapitre 7, l’auteur cite un biographe de Jorge Bergoglio, Paul Vallely, qui affirme que le pape François pratique ouvertement l’humilité pour corriger ses traits de caractère autoritaires et dogmatiques (selon ses propres dires).

    2. S’immerger dans le groupe (Smell like your flock littéralement prendre l’odeur du troupeau)

    Pratiquer le «MBWA= management by walking around» [à ne pas confondre avec "walk the talk"]

    Passer une semaine par an en position de stagiaire dans une unité opérationnelle (pratique "TWIST" de Tesco).

    Prévoir des temps passés avec son équipe directe dans un cadre moins formel que le cadre habituel.

    [Un lecteur attentif nous a fait remarquer que l'expression "sentir comme son troupeau" suppose un troupeau homogène ou du moins dont il se dégage une odeur dominante, ce qui n'est pas nécessairement le cas en entreprise.]

    3. Qui suis-je pour juger?

    Nécessité d’évaluer fréquemment et honnêtement ses collaborateurs. Pour cela, se focaliser sur les forces plutôt que les faiblesses.

    Savoir écouter.

    4. Réinventer plutôt que changer

    J.A Krames voit dans les propos de François sur le divorce une manière habile d’introduire une nouveauté sans discuter la doctrine établie. L’attitude pastorale est préférable à l’attitude doctrinale. Prendre soin de laisser des portes ouvertes.

    Placer l’intérêt général au-dessus de ses intérêts personnels.

    S’assurer que l’organisation répond aux besoins qui la justifient, sinon la faire évoluer.

    Rechercher l’efficience.

    5.L’ouverture comme priorité majeure

    Ne laisser personne en arrière.

    La première réforme est celle des attitudes et manières d’être.

    Pas de prises de décisions solitaires.

    Rencontrer les clients d’une part, les fournisseurs d’autre part, au moins une fois par an (collectivement).

    6. Prendre garde à l’isolement (Avoid insularity)

    Ne pas se laisser aller à la tournure d’esprit «Not invented here». Ne pas croire qu’on peut avoir réponse à tout. Savoir lâcher prise et laisser place au doute sur soi-même (comme Moïse).

    Inviter le dirigeant d’une entreprise concurrente à venir faire un discours (AG annuelle etc.)

    7. Préférer le pragmatisme à l’idéologie

    Selon Krames, François estime inacceptable de vouloir plaquer des schémas bi-millénaires sur le monde actuel, en métamorphose accélérée.

    Aller chercher le pragmatisme «dans les périphéries» [chez ceux qui détiennent le savoir opérationnel, la pratique quotidienne].

    Ouvrir des champs nouveaux de possibilités sans a priori dogmatique (sic).

    8. Etre un décideur (Employ the optics of decision making)

    Décider d’être humble. Se méfier de la première impulsion. Ne pas prendre de décisions précipitées.

    Toujours traiter en premier les questions relatives aux personnes [avant celles relatives aux organisations et aux questions matérielles.]

    Inscrire ses décisions dans sa stratégie, vérifier qu’elles y contribuent et la font avancer.

    9. Diriger son organisation comme un hôpital de campagne

    Avoir le sens de l’urgence et le partager. Soigner les blessures [= ce qui ne va pas, chez les personnes et dans l’organisation, les processus etc.]

    Décentraliser les processus de décision. Eviter le micro-management.

    S’assurer que les collaborateurs passent suffisamment de temps «sur le terrain».

    Avoir sa porte ouverte.

    10. Vivre dans les périphéries (Live on the Frontier)[1]

    Sortir de sa zone de confort.

    Etre proche des gens physiquement et fonctionnellement.

    Encourager son équipe à faire de même.

    11. Affronter courageusement l’adversité.

    Savoir tirer les enseignements des épreuves et des échecs.

    Savoir transformer des revers en succès. Etre réactif, tenir compte des signaux qu’on reçoit et corriger si besoin son attitude.

    Ne pas refuser d’affronter les épreuves. Etre pro-actif.

    12. Etre attentif à toutes les parties prenantes (pas seulement les clients) (Pay attention to non-customer)

    [Krames fait ici allusion au fait que François (comme plusieurs de ses prédécesseurs) s’adresse dans ses encycliques et autres communications, non seulement aux catholiques mais à tous. C’est très visible dans Laudato si’, encyclique sur l’écologie).]

    S’adresser aux clients et aux non-clients, mais ne pas négliger les clients.

    Apprendre de ses clients.

    Utiliser les réseaux sociaux.


    Commentaire de l'auteur de l'article : ce qui fait la spécificité de l’Eglise catholique romaine, c’est qu’elle a été fondée par Jésus-Christ il y a deux mille ans - exemple probablement unique de pérennité - , pour transmettre (tant bien que mal), par la succession apostolique,son enseignement (basé sur l’exemplarité), et le mettre en pratique. Le logiciel de l’Eglise est l’Evangile. Jeffrey A. Krames néglige cette particularité, et ce faisant se prive d’une des principales clés de compréhension du «phénomène Bergoglio » : son "leadership" est le produit non de ses propres réflexions ou convictions, non plus de l’institution qu’est l’Eglise, mais de l’Evangile qu’il s’efforce de mettre en œuvre. L'auteur espère que ce dernier commentaire ne dissuadera pas le lecteur de lire le livre de Krames, qui est vraiment intéressant, et surtout qu'il incitera à se plonger dans la Doctrine Sociale de l'Eglise catholique: subsidiarité, bien commun, propriété privée, destination universelle des biens,respect de la personne, etc.appliquées à l'entreprise et à l'art de diriger.

     

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    [1] NOTA : Pour les Américains, le terme «Frontier» évoque explicitement la conquête de l’Ouest.

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