• Comment être chrétien dans un monde qui ne l'est plus (Rod Dreher)- suite

    «Comment être chrétien dans un monde qui ne l’est plus» est une mauvaise formulation d’un vrai sujet. En effet, le monde n’a jamais été chrétien, il a toujours été anti-Christ. Tout au plus certaines périodes ont permis l’essor en Occident d’une société humaine, la Chrétienté, fléchissant de plus ou moins bonne grâce le genou devant Jésus-Christ (Philippiens 2, 9-11). Elle a connu son apogée aux environs du XII-XIIIème siècle. Par un concours de circonstances, depuis la mise en ligne de l’article sur le livre de Rod Dreher (version française Artège 2017), j’ai eu entre les mains quelques documents sur les expériences contemporaines de monachisme, notamment ce qu’on appelle le «monachisme urbain». D’où l’idée de compléter l’article d’origine :  comment-etre -chretien-dans-un-monde-qui-ne-l-est-plus-le pari bénédictin . Cela nous éloigne davantage encore des questions économiques mais le sujet en vaut la peine.

    L’article initial examinait surtout le rôle des moines et de la règle de saint Benoît dans l’essor de la civilisation chrétienne médiévale.

    Dans un premier complément, nous parlerons du rôle des moniales à cette même époque (incluses implicitement dans le premier article mais ayant joué des rôles spécifiques), et apporterons quelques suppléments aux premières investigations. Nous examinerons également rapidement des réalisations ou expérimentations contemporaines, notamment ce qu’on appelle le «monachisme urbain». Nous ne chercherons pas à comparer le monachisme « classique » (depuis la restauration du XIXème siècle après les destructions révolutionnaires) avec le monachisme médiéval. Il n’est certes pas question de mettre sur le même pied les 50 dernières années et 1500 ans d’expérience bénédictine et européenne, mais dans un commentaire du livre de Dreher on ne peut passer sous silence les expériences récentes, y compris aux Etats-Unis.

    Dans un troisième et dernier article, on trouvera un certain nombre de textes du magistère romain, éclairant la façon dont l’Eglise conçoit la vie monastique contemporaine et ce qu’elle attend des laïcs.Nous proposerons également une synthèse de la revue qu’a faite La Nef (n° 301 et 303 notamment) de plusieurs livres abordant le même sujet que Rod Dreher. Le récent livre de Danièle Hervieu-Léger : « Le temps des moines- clôture et hospitalité » PUF 2017 apporterait certainement d’utiles analyses. Ceci clôturera le commentaire de la salutaire interpellation de Rod Dreher.

    1.       1. Le rôle des moniales dans la Chrétienté

    Ce qui a été dit dans le premier article sur le rôle des moines dans la civilisation de l’Europe et du monde occidental, englobe indistinctement les moines et les moniales. Il n’est toutefois pas inutile de consacrer un paragraphe spécifique aux Bénédictines, car leur mode de vie religieuse et les constitutions de l’Eglise les conduisent à exercer des influences souvent différentes des influences masculines. On évoquera donc ici les figures célèbres de sainte Brigitte de Kildare (Irlande, Vème siècle), de sainte Scholastique (sœur de saint Benoît et établie abbesse d’un monastère voisin du sien) et de sainte Radegonde, ainsi que l’Abbaye de Chelles fondée par saint Bathilde sur l’oratoire de sainte Clotilde, dont la première abbesse fut sainte Bertille. Remiremont, Jouarre, Maubeuge, Nivelles… eurent également un rayonnement important. Une abbesse de Shaftesbury tenait Cour de justice, une abbesse de Gandersheim siégeait à la Diète.

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    Sainte Bathilde

    sainte Etheldreda d’Ely, Ebba à Coldingham, sainte Hilda de Whitby, sainte Frideswida…L’incontournable sainte Hildegarde de Bingen, avant tout religieuse mais aussi véritable Pic de la Mirandole catholique de son époque ; saint Gertrude d’Helfta, sainte Mechtilde, les bénédictines de Sainte-Odile sur le Rhin, Lioba chère au cœur de saint Boniface et bien d’autres encore. Bien que sainte Geneviève n’ait pas été moniale elle a sa place dans cette énumération (elle quitta Nanterre pour vivre chez sa marraine Procula à Lutèce, inaugurant ainsi en quelque sorte le monachisme urbain…)

    Il serait aisé d’ajouter beaucoup d’autres noms à ce florilège :  Hild de Whitby, qui donna un archevêque et quatre évêques à l’Angleterre qui précéda le funeste Henri VIII, Hrotswitha de Gandersheim célèbre pour son œuvre littéraire, Diemud de Wessobrum, Herrade de Landsperg, abbesse de Hohenburg en Alsace et son Hortus deliciarum … Ces quelques exemples, malheureusement trop oubliés, ont été puisés dans Dom Besse «Le moine bénédictin» Librairie d’art catholique 1920 et dans Dom Henri Leclercq «L’ordre bénédictin», Editions Rieder 1930. Il existe certainement des ouvrages consacrés exclusivement à l’influence de moniales bénédictines en Occident à travers les âges.

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    Sainte Etheldrède d’Ely

    Plus près de nous dans l’histoire, on connaît le rôle étonnant qu’ont joué les bénédictines de Sainte Cécile de Solesmes auprès de Saint-Pierre de Solesmes; ou encore les Bénédictines de la rue Monsieur (1851-1938) dans la conversion ou le retour à la foi chrétienne de grandes figures du XIXème et du XXème (Huysmans, Psichari pour ne citer qu’eux ; ainsi que leurs relations avec des Dom Besse, Dom Marmion, Cl Mercier…) Tandis qu’oeuvraient tant bien que mal dans le monde des Léon Bloy, Péguy, Maritain, Green, Claudel, du Bos, Mounier…)

     

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    Chapelle des Bénédictines de la rue Monsieur

     

    Les nouvelles communautés monastiques ne sont pas l’apanage des hommes : les Sisters of Life de New York, fondées en 1991par le Cardinal O’Connor alors archevêque de la ville, en sont un exemple.

     

    2.      2.  Divers compléments au premier article

     

    2.1   Les passages des Evangiles, qui peuvent pousser (et ont toujours poussé, notamment dans les courants millénaristes) à la stratégie du bastion ou de la forteresse (ou du «petit reste») sont principalement :

     Prologue de saint Jean, 5 puis 10 -11: «Et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point reçue.» … «Le Verbe était dans le monde, et le monde par lui a été fait, et le monde ne l'a pas connu. Il vint chez lui, et les siens ne l'ont pas reçu.»

     2 Co 6,15 : «Quel accord entre le Christ et Bélial» ? (donc entre le Christ et le Monde, puisque nous savons que Satan est temporairement le Prince de ce monde depuis le péché originel)

    >      Mat 12,10 : « Qui n’est pas avec Moi est contre Moi, qui n’amasse pas avec Moi dissipe »

    Ces trois citations constituent en quelque sorte le socle de la célèbre méditation des «Deux étendards» des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola (n° 136 à 147). La neutralité n’existe pas, on est soit sous la bannière du Christ soit sous celle de Satan, et mieux vaut éviter la tiédeur. Qu’on le veuille ou non, la Terre est le théâtre d’un combat spirituel dont nous sommes les enjeux.

    >    Luc 21,12 : « Mais, avant tout cela, on mettra la main sur vous, on vous poursuivra, on vous livrera aux synagogues et aux prisons, on vous emmènera devant rois et gouverneurs, à cause de mon nom. »

     >    Mat 10,22 et Luc 21,17 : « Vous serez haïs de tous, à cause de mon Nom ; mais celui qui persévérera etc. »

     >     Mat 5,11 (Sermon sur la Montagne, Béatitudes) : « Heureux êtes-vous si l’on vous persécute et qu’on dit faussement toutes sortes de choses contre vous ; exultez et réjouissez-vous, car votre récompense sera grande dans les Cieux »

    et bien d’autres encore, ainsi que la théorie du «petit reste» (de croyants) issue principalement d’une interprétation d’Ezechiel confortée par une interprétation de l’Apocalypse et un certain nombre de prophéties plus récentes ; ainsi que Luc 18,8 : «Seulement, quand le Fils de l'homme viendra, trouvera-t-il la foi sur terre?»

    A quoi s’ajoute dès le début de la Genèse l’avertissement du protévangile (Gen 3,16): «Et je mettrai une inimitié entre toi et la femme, entre ta postérité et sa postérité; celle-ci te meurtrira à la tête, et tu la meurtriras au talon.» 

    Inversement, les versets suivants dans saint Jean n’ont pas été révoqués à ce jour :

    > «Vous êtes dans le monde mais vous n’êtes pas du monde.» (Jn 17,14)

    > « C'est pour eux que je prie. Je ne prie pas pour le monde, mais pour ceux que vous m'avez donnés; parce qu'ils sont à vous…   Je ne suis plus dans le monde. Pour eux, ils sont dans le monde, et moi, je vais à vous. Père saint, gardez dans votre nom ceux que vous m'avez donnés, afin qu'ils ne fassent qu'un, comme nous. » (Prière sacerdotale du Jeudi Saint, Jn 17, 9 et 11).Ils disent clairement que les disciples du Christ n’ont pas vocation à s’enfermer dans des sectes ou des ghettos.

    2.2   La société rattrape toujours les moines, même au plus profond de leur fuga mundi : l’histoire de saint Antoine le Grand qui s’enfonçait toujours plus dans le désert est là pour le prouver. L’histoire de la Chrétienté, celle des princes comme des soldats et des petites gens, aussi (J-M Potin OP, Prier 15 jours avec Lacordaire, Nouvelle Cité n° 196,2017). La vie de saint Benoît de Nursie est révélatrice également de cet état de fait.

    2.3   Un point fondamental n’a pas été suffisamment souligné dans l’article initial : c’est le caractère transnational du monachisme. Les monastères ont toujours communiqué entre eux, les grands ascètes monastiques ont généralement été des voyageurs infatigables, saint Bernard de Clairvaux en est l’archétype. Comment conciliaient-ils contemplation et action, Dieu seul le sait. Et peut-être Dom Chautard ocso, qui nous l’explique dans son livre indémodable «L’âme de tout apostolat» (1915, Editions Monastiques 2004). Le rayonnement monastique médiéval ne peut pas s’expliquer sans cette incessante noria entre les monastères (et avec l’Orient tant que l’Islam n’avait pas brisé par la force la circulation qui avait notamment permis aux moines d’assurer la propagation d’Aristote et Platon en Occident, après les jours barbares qui suivirent de la chute de Rome).

    2.4   Un autre point méritant d’être mentionné est le caractère "confédéral" de l’ordre bénédictin (ce qui n’est pas le cas de l’ordre cistercien, beaucoup plus centralisé). Il a certainement joué un rôle dans l'influence bénédictine dans le monde. La gouvernance des transnationales gagnerait peut-être à l'étudier. Comme nous le fait savoir un bénédictin de Saint-Wandrille : 

    “La congrégation est formée par la réunion de plusieurs monastères issus les uns des autres ou incorporés, communiant au même idéal monastique (...), chacun gardant au sein de cette unité son autonomie et son caractère propre.  (Déclaration n°2)

     “La congrégation a pour rôle de favoriser l’ensemble des conditions de vie permettant aux moines et aux monastères d’atteindre plus complètement et plus aisément leur fin”.  (Déclaration n°3)

    Ce moine ajoute, concernant le but de la vie bénédictine, lors d’une conférence sur la gouvernance, faite par un à des élus locaux :

    “Nous allons donc constituer une école où l’on apprenne le service du Seigneur” (Prologue, 45)

    “Si nous voulons parvenir à la vie éternelle (...) Il nous faut courir et agir d’une façon qui nous profite pour l’éternité” (Prologue, 43-44)

    C’est donc bien seulement par effet secondaire, que le monastère agit sur le monde et l’entraîne.

    Les lecteurs intéressés pourront se procurer auprès de l’auteur de cet article, le numéro 82 de la revue Gesta (abbaye bénédictine de Saint-Wandrille) sur l’organisation confédérale des Bénédictins (et non fédérale, comme par exemple dans le cas des Cisterciens, beaucoup plus centralisés). Il est possible que la souplesse de cette organisation, très « décentralisée » ait joué un rôle dans l’influence de l’Ordre et joue toujours un rôle. Nonobstant la profonde influence d’un saint Bernard de Clairvaux et de ses continuateurs.

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     Cluny (Dom Henri Leclercq : L’ordre bénédictin)

     

    2.5   Bref Quod Aliquantum de Pie VI au Cardinal de la Rochefoucault, sur la constitution civile du clergé, 10 mars 1791) :

    « L’abolition des réguliers blesse le droit de professer publiquement les conseils évangéliques [les 3 vœux], blesse un mode de vie recommandé dans l’Eglise comme conforme à la doctrine des Apôtres, blesse la mémoire de ces illustres fondateurs que nous vénérons sur les autels… »

    2.6   Extrait de l’allocution de Pie XII en 1947 pour le 1400ème anniversaire de la mort de saint Benoît :

    « III. Enseignements de la « Règle bénédictine » au monde actuel

    …/… Car ce n’est pas uniquement les siècles passés qui ont profité des bienfaits incalculables de ce grand Patriarche et de son Ordre ; notre époque elle aussi doit apprendre de lui de nombreuses et importantes leçons.../…  Que les membres de sa très nombreuse famille apprennent à suivre ses traces avec une générosité chaque jour plus grande et à faire passer dans leur propre vie les principes et les exemples de sa vertu et de sa sainteté…/…non seulement ils assureront la paix sereine de leur conscience et surtout leur salut éternel, mais encore qu’ils pourront s’adonner, d’une façon très fructueuse, au bien commun du peuple chrétien et à l’extension de la gloire de Dieu.

    De plus, si toutes les classes de la société, avec une studieuse et diligente attention, observent la vie de S. Benoît, ses enseignements et ses hauts faits, elles ne pourront pas ne pas être attirées par la douceur de son esprit et la force de son influence ; et elles reconnaîtront d’elles-mêmes que notre siècle, rempli et désaxé lui aussi par tant de graves ruines matérielles et morales, par tant de dangers et de désastres, peut lui demander des remèdes nécessaires et opportuns. Qu’elles se souviennent pourtant avant tout et considèrent attentivement que les principes sacrés de la religion et les normes de vie qu’elle édicte sont les fondements les plus solides et les plus stables de l’humaine société ; s’ils viennent à être renversés ou affaiblis, il s’ensuivra presque fatalement que tout ce qui est ordre, paix, prospérité des peuples et des nations sera détruit progressivement. Cette vérité, que l’histoire de l’Ordre Bénédictin, comme Nous l’avons vu, démontre si éloquemment, un esprit distingué de l’antiquité païenne (Cicéron, dans De natura deorum) l’avait déjà comprise lorsqu’il traçait cette phrase :«Vous autres, Pontifes... vous encerclez plus efficacement la ville par la religion que ne le font les murailles elles-mêmes» . Le même auteur écrivait encore : « ...Une fois disparues (la sainteté et la religion), suit le désordre de l’existence, avec une grande confusion ; et je ne sais si, la piété envers les dieux supprimée, ne disparaîtront pas également la confiance et la bonne entente entre les mortels, ainsi que la plus excellente de toutes les vertus, la justice».

    …/…

    «Le premier et le principal devoir est donc celui-ci : révérer la divinité, obéir en privé et en public à ses saintes lois ; celles-ci transgressées, il n’y a plus aucun pouvoir qui ait des freins assez puissants pour contenir et modérer les passions déchaînées du peuple. Car la religion seule constitue le soutien du droit et de l’honnêteté.

    Notre saint Patriarche nous fournit encore une autre leçon, un autre avertissement, dont notre siècle a tant besoin : à savoir, que Dieu ne doit pas seulement être honoré et adoré ; il doit aussi être aimé, comme un Père, d’une ardente charité. Et parce que cet amour s’est malheureusement aujourd’hui attiédi et alangui, il en résulte qu’un grand nombre d’hommes recherchent les biens de la terre plus que ceux du ciel, et avec une passion si immodérée, qu’elle engendre souvent des troubles, qu’elle entretient les rivalités et les haines les plus farouches…/… que de tous les peuples et de toutes les classes de la société se constitue une seule famille chrétienne, non pas divisée par la recherche excessive de l’utilité personnelle, mais cordialement unie par un mutuel échange de services rendus. Si ces enseignements, qui portèrent jadis Benoît, ému par eux, à construire, recréer, éduquer et moraliser la société décadente et troublée de son époque, retrouvaient aujourd’hui le plus grand crédit possible, plus facilement aussi, sans nul doute, notre monde moderne pourrait émerger de son formidable naufrage, réparer ses ruines matérielles ou morales, et trouver à ses maux immenses d’opportuns et efficaces remèdes.»

     

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    Règle de saint Benoît- Saint Grégoire le Grand (Dom Henri Leclercq- L'ordre bénédictin)

     

    2.7   Homélies de Benoît XVI au Mont Cassin, 24 mai 2009 pour la fête de l’Ascension

    « …cette Abbaye, [fut] quatre fois détruite et reconstruite, la dernière fois après les bombardements de la seconde guerre mondiale il y a 65 ans. «Succisa virescit» : ces mots écrits sur ses nouvelles armoiries en indiquent bien l'histoire. Monte Cassino, comme un chêne séculaire planté par Saint Benoît, a été «élagué» par la violence de la guerre, mais est re-né plus vigoureux.» 

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    Bataille du Monte Cassino- 1944

     

    « [saint Benoît] «admirable guide des peuples vers la lumière de l'Évangile… Oui, Benoît fut un exemple lumineux de sainteté et montra aux moines le Christ comme l'unique grand idéal; il fut le maître de civilisation qui, proposant une vision équilibrée et adéquate des exigences divines et des fins ultimes de l'homme, garda aussi toujours bien présentes les nécessités et les raisons du cœur, pour enseigner et susciter une fraternité authentique et constante, afin que dans la complexité des rapports sociaux, on ne perde pas de vue une unité d'esprit capable de toujours construire et d'alimenter la paix.»

    «À son école, les monastères sont devenus, au cours des siècles, de fervents centres de dialogue, de rencontre et de mélange bénéfique entre des gens différents, unifiés par la culture évangélique de la paix. Les moines ont su enseigner par les mots et par l'exemple, l'art de la paix en réalisant de manière concrète les trois « lois » que Benoît désigne comme nécessaires pour conserver l'unité de l'Esprit entre les hommes : la Croix, qui est la loi même du Christ ; le livre c'est-à-dire la culture ; et la charrue, qui indique le travail, la domination sur la matière et sur le temps. Grâce à l'activité des monastères, articulée autour du triple engagement quotidien de la prière, de l'étude et du travail, des peuples entiers du continent européen ont connu un rachat authentique et un développement moral, spirituel et culturel bénéfique, s'éduquant au sens de la continuité avec le passé, à l'action concrète pour le bien commun, à l'ouverture à Dieu et sa dimension transcendante. Prions pour que l'Europe sache toujours valoriser ce patrimoine de principes et d'idéaux chrétiens qui constitue une immense richesse culturelle et spirituelle.» 

    «La spiritualité bénédictine, que vous connaissez bien, propose un programme évangélique résumé dans la devise:  ora et labora et lege, la prière, le travail, la culture.»

    «Un autre point central de la spiritualité bénédictine est le travail. Humaniser le monde du travail est typique de l'âme du monachisme, et cela représente également l'effort de votre communauté qui entend rester aux côtés des nombreux travailleurs de la grande industrie présente à Cassino et des entreprises qui y sont liées.»

    «Enfin, l'attention au monde de la culture et de l'éducation appartient également à votre tradition. Les célèbres archives et la bibliothèque du Mont-Cassin rassemblent d'innombrables témoignages de l'engagement d'hommes et de femmes qui ont médité et recherché la façon d'améliorer la vie spirituelle et matérielle de l'homme. Dans votre abbaye, on touche du doigt le "quaerere Deum", c'est-à-dire le fait que la culture européenne a été la recherche de Dieu et la disponibilité à se mettre à son écoute. Et cela vaut également à notre époque. Je sais que vous œuvrez dans ce même esprit è l'université et dans les écoles, afin qu'elles deviennent des ateliers de connaissance, de recherche, de passion pour l'avenir des nouvelles générations. Je sais également que, en préparation à ma visite, vous avez récemment tenu un congrès sur le thème de l'éducation pour solliciter chez chacun la profonde détermination à transmettre aux jeunes les valeurs incontournables de notre patrimoine humain et chrétien. Dans l'effort culturel actuel, visant à créer un nouvel humanisme, fidèles à la tradition bénédictine, vous voulez à juste titre souligner également l'attention à l'homme fragile, faible, aux porteurs de handicap et aux immigrés. Et je vous suis reconnaissant de me donner la possibilité d'inaugurer aujourd'hui la "Maison de la Charité", où l'on édifie de façon concrète une culture attentive à la vie.»

     

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    Le Mont Cassin avant le dernier tremblement de terre

     

    2.8   La remarque de Don Sarda y Salvany  (dans «Le libéralisme est un péché», 1887, un grand classique du contre-modernisme) est intéressante dans notre contexte:

    «Si, par malheur, le catholicisme avait été la cause de quelque retard dans le progrès matériel des peuples, il ne serait plus, en bonne logique aux yeux des hommes, ni une religion vraie ni une religion louable.» Pourtant la fin première de l’Eglise est la gloire de Dieu et le salut des âmes, pas la civilisation et le confort matériel des peuples… Ce critère est celui qui dirige la plume de la majeure partie des journalistes libéraux ; s’ils se lamentent sur la démolition d’un temple, ils ne signalent au lecteur que la profanation de l’art. S’ils plaident en faveur des ordres religieux, ils ne font valoir que les services rendus aux lettres par eux ; s’ils exaltent la sœur de charité, ce n’est qu’en considération des services humanitaires par lesquels elle adoucit les horreurs de la guerre ; s’ils admirent un culte, ce n’est qu’au point de vue de son éclat extérieur et de sa poésie… »

     

    2.9   Le livre d’interview de Dom Jean-Pierre Longeat, Père abbé de Ligugé, va dans le sens des autres livres d’origine monastique compilés dans l’article d’origine, pour ce qui concerne le rôle des moines dans la société. «Paroles d’un moine en chemin», Albin Michel,2005.

     

    2.10          Il faudrait bien sûr approfondir l’influence (par «capillarité») exercée par des ordres plus «retirés» que les Bénédictins , comme les fils et filles de saint Bruno, ou d’autres congrégations. De même, si l’Europe est devenue chrétienne, c’est parce que les puissances temporelles, au moins jusqu’au XIIIème siècle, l’ont voulu et «permis » : Clovis, Charlemagne, Philippe Auguste, saint Louis etc. et tous les princes chrétiens de Hongrie, de Pologne, de Scandinavie, d’Angleterre, d’Allemagne etc.

    On ne peut non plus ignorer l’influence étonnante (d’un point de vue naturel) du saint curé d’Ars ou du Père Emmanuel au Mesnil-Saint-Loup, qui firent de leurs paroisses des modèles de chrétienté. Il est vrai que le Père Emmanuel (abbé André) inaugura une forme de «monachisme dans la ville» (plus exactement dans le village) ! Pour lui, la vie bénédictine n’est pas vouée au ministère ni à l’apostolat, mais sacerdoce, ministère et monachisme se concilient très bien ; simplement, ce n’est pas par nécessité. « Le religieux mendiant [Dominicain, Franciscain] prêche par vocation, le moine attend les âmes. »[1] Quiconque a vécu non loin d’un monastère sait bien la force d’attraction spirituelle qu’il exerce.

     

    3.     Expériences monastiques contemporaines

    Après les expulsions en série des deux siècles passés, la vie monastique de toujours a repris son cours dans les monastères existants, en assimilant au fil du temps ce qui peut l’être dans les évolutions de la technique et de la société. A côté de ce courant principal de continuité, on a assisté à une efflorescence de nombreuses formes nouvelles de vie consacrée, notamment monastique ; elle a été rendue possible par les orientations données par Vatican II dans l’esprit qui a précédé ce concile et en a amplifié les dispositions (on reviendra dans le paragraphe suivant sur les textes du magistère concernant la vie consacrée, notamment monastique, depuis Vatican II).

    1.1   Henry Quinson dans «Moine des cités, De Wall Street aux Quartiers-Nord de Marseille», Nouvelle Cité, 2008, relate son parcours (notamment via Tamié et la communauté de Bose d’ Enzo Bianchi) et son expérience de vie communautaire de type monastique dans un arrondissement de Marseille :  la Fraternité Saint Paul à proximité de couvents (dominicains, sœurs de la Renaude ex- Filles de la Charité). Quinson a également été très marqué par Christian de Chergé et Tibhirine. Henry Quinson s’est marié il y a quelques années.

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    Il cite le théologien anabaptiste Jonathan Wilson et notamment son ouvrage : «Vivre sa foi dans un monde fragmenté» (Living Faithfully in a Fragmented World : Lessons for the Church from McIntyre’s After Virtue (Christian Mission and Modern Culture), Trinity Press Int’l 1998. A l’évidence, la voie préconisée par Wilson n’est pas du tout la même que celle de Rod Dreher. Ce dernier, sauf erreur, ne mentionne pas les expériences monastiques contemporaines dans son livre.

    Fortement influencé par Madeleine Delbrêl, Henri Quinson mentionne également :

    v  Shane Claiborne et «The Simple Way» 

    v  Enzo Bianchi et la communauté de Bose en Italie

    v  l’initiative du salésien Jean-Marie Petitclerc au Valdocco, continuateur de saint Jean Bosco et au service des jeunes « des périphéries » (comme dirait le pape régnant) 

    v  Habib Wardan : «La gloire de Peter Pan ou le récit du moine beur», Nouvelle cité 1986.

    Les Franciscains du Bronx et d’une certaine façon l’œcuménique communauté de Taizé s’inscrivent naturellement dans ce paysage.

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    1.2 Le livre déjà ancien de Frédéric Lenoir: «Les communautés nouvelles», Fayard, 1988 mentionne entre autres :

    v  les moniales de Bethléem et de l’Assomption de la Vierge (spiritualité de saint Bruno),

    v  les Fraternités monastiques de Jérusalem (Saint-Gervais),

    v  le Renouveau monastique en paroisse,

    v  la Fraternité des moines apostoliques de saint Jean de Malte (Aix-en-Provence),

    v  la Fraternité monastique Notre-Dame (Châteauroux),

    v  les Bénédictins de L’Haÿ les Roses,

    v   la Fraternité des Petits Frères de l’Evangile (Charles de Foucauld),

    v  la Compagnie monastique (Moulins),

    v  la Communauté Sitio,

    v  la Communauté monastique des Frères de la Résurrection (région parisienne, Tarascon, Avignon).

    Certaines ont perduré, d’autres non.  Dans un ordre légèrement différent, on peut aussi mentionner l’institut séculier du Studium Notre-Dame de Vie à Vénasque (84) (Bx Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus). Entre également dans cette catégorie d’une certaine façon, La Famille Saint Jean (plus connue sous le nom de Communauté Saint-Jean) qui regroupe trois congrégations (les Frères de Saint-Jean, les Sœurs apostoliques de Saint-Jean et les Sœurs contemplatives de Saint-Jean). On pourrait citer les Xavières, sœurs apostoliques (1923). Dito, les sœurs de Bethléem à Boquen avant la reprise par le Chemin Neuf.

    Il faudrait compléter et mettre à jour le panorama déjà ancien de Lenoir par le dernier ouvrage de Danièle Hervieu-Léger «Le temps des moines, clôture et hospitalité» PUF  2017. Elle part du renouveau monastique du XIXème siècle (dom Guéranger, père Muard, père Emmanuel…) et passe rapidement au monachisme contemporain. Nous n’avons pas eu le temps de l’exploiter.

     

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    1.3 Il est tentant de trouver dans ces initiatives des similitudes avec les fondations réalisées en leur temps par saint Vincent de Paul, saint François de Sales et bien d’autres, qui à leur époque étaient des innovations.

    Pierre-Marie Delfieux, fondateur des Fraternités de Jérusalem, contestait l’hégémonie de la Règle de saint Benoît en Occident et préconisait un retour à la règle de saint Basile de Césarée ; il annonça l’avènement des «moines dans la ville ». 

     

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    Fraternité de Jérusalem_ Mont Saint Michel

    On notera pour terminer que l’Eglise romaine a toujours été très prudente vis-à-vis de la prolifération des congrégations et ordres et des Règles associées. A tel point que le pape Innocent III imposa à saint Dominique lors de la fondation de son Ordre de Frères Prêcheurs, de choisir parmi les règles pré-existantes : celle de saint Augustin en l’occurrence, comme les chanoines réguliers.

    On notera également que le pape émérite Benoît XVI, sitôt après avoir démissionné, a opté pour une vie semi-monastique dans l’enceinte du Vatican.

     

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    Monastère Mater Ecclesiae_Vatican



    [1] Les vieux saints, le Père Emmanuel et les premiers moines de Notre-Dame de la Sainte-Espérance. Supplément au bulletin n°3, mars 1972.

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