• Comment être chrétien dans un monde qui ne l'est plus (y compris économiquement)

    Il est bien sûr fait allusion dans le titre à l'ouvrage de Rod Dreher: «Comment être chrétien dans un monde qui ne l’est plus- Le pari bénédictin»  (Artège 2017)

    Egredere : Sors ! (Gen XII,1) – Panégyrique de saint Benoît prononcé par Bossuet dans une église de bénédictins, à Paris, un 21 mars, vers 1665.

    Cet exergue n’est pas celui du livre de Rod Dreher (qui, logiquement, emprunte le sien à la Règle de saint Benoît). Il nous a paru cependant bien refléter l’esprit de l’ouvrage. Au lecteur de juger.

    Le livre de Rod Dreher, qui s’adresse à des Américains, ne peut cependant pas laisser indifférent un lecteur chrétien européen. Il peut même le laisser perplexe. Non seulement il traite du conflit consubstantiel et irréductible entre l’Eglise et le monde, énoncé par Jésus-Christ lui-même, et dont Rome, puis la Chrétienté, puis l’Europe de plus en plus déchristianisée ont été le théâtre souvent tragique. Mais aussi il en appelle à saint Benoît, de facto père de l’Europe chrétienne depuis plus de 1500 ans et saint patron de l’Europe depuis Paul VI (bref Pacis Nuntius, 24 octobre 1964), bien qu’il n’y ait très probablement pas songé un seul instant à une telle postérité. Saint Benoît et ses disciples peuvent-ils faire pour l’Europe déchristianisée du XXIème siècle, d’une façon nouvelle, ce qu’ils ont fait (sans nécessairement le rechercher) pour les âges chaotiques qui succédèrent à la chute de l’ordre romain ? La réponse est peut-être dans une phrase de Valéry, qu’on trouve dans le livre de Dom Gérard (fondateur du Barroux), Demain la Chrétienté (Dismas 2008) livre qui traite exactement du même sujet que celui de Dreher. Paul Valéry (dans Tel Quel): «La véritable tradition dans les grandes choses n’est point de refaire ce que les autres ont fait, mais de retrouver l’esprit qui a fait ces choses et qui en ferait de tout autres en d’autres temps

     

    Ce premier article est suivi d'un autre, qui approfondit certains points: comment-etre-chretien-dans-un-monde-qui-ne-l-est-plus-rod-dreher-suite et enfin d'un troisième qui tente de récapituler les orientations contemporaines de l'Eglise sur la vie monastique et la vie des laïcs .

    Le sujet de Dreher est : «Quelles dispositions pratiques les chrétiens doivent-ils prendre dans l’organisation de leur existence, pour pouvoir transmettre à leurs enfants une vision du monde et des pratiques chrétiennes, sans qu’ils soient submergés par le relativisme athée et le matérialisme ambiants, voire l’anti-christianisme agressivement militant ? Et pour eux-mêmes pouvoir vivre en chrétiens dans un monde qui non seulement ne l’est plus mais multiplie les obstacles à une vie conforme à la foi chrétienne, notamment à la doctrine catholique.» La vie dans la Cité étant intimement liée à la vie économique, il n’est pas impertinent de proposer une recension de ce livre dans les colonnes de l’Association des Economistes Catholiques.

    Le titre original est «The benedict option : a strategy for christian in a post-christian nation» (Sentinel- Penguin Random House 2017). Dreher, chrétien étiqueté comme «journaliste conservateur engagé»[1], traite clairement des Etats-Unis et rien que des Etats-Unis. «Ce livre a été écrit par un chrétien américain pour un public américain», annonce-t-il. Il a cependant fait dernièrement une tournée en France pour la promotion de son livre et annoncer de vive voix ses recommandations et mises en garde : http://leparibenedictin.fr/?page_id=43 . En effet, si tout est loin d’être transposable, nombre de constats sont valables en Europe notamment en France, ou peuvent avoir valeur prophétique (concernant la poursuite de la déchristianisation active de la société, le durcissement et la multiplication des lois incompatibles avec la foi chrétienne par exemple).

     

             Le livre est préfacé par un journaliste indépendant, Yriex Denis, proche des «écologistes intégraux» (http://revuelimite.fr/accueil) qui écrit aussi dans L’incorrect, La Nef etc.) Le préfacier affirme qu’on trouve sans difficulté des résonances ou des correspondances entre les préoccupations étatsuniennes de Dreher et la situation du christianisme en Europe notamment en France. Nous serons un peu plus réservé, ayant dû faire des efforts d’immersion mentale dans la société américaine pour transposer certaines problématiques (celle des artisans pâtissiers qui refusent de faire des gâteaux de mariage pour des homosexuels par exemple, et les conséquences qu’ils en subissent ; ou, de façon plus classique, la vision américaine de la vie associative). Pour bien faire et éviter des contresens trop massifs, il faudrait relire au préalable Tocqueville, Sorman, Kagan, Revel, Howard Steven Friedman et quelques autres pour se replonger dans l’ambiance d’Outre-Atlantique. Encore une fois, il est possible que certaines situations actuelles aux USA soient des signes avant-coureurs pour la France.

    Un autre point peut être déroutant pour un catholique «monochromatique» (autrement dit fixé depuis longtemps dans tel ou tel courant de l’Eglise catholique) surtout s’il est plutôt «conservateur» (au sens de la sociologie du catholicisme) : l’éclectisme de Dreher. Non seulement son parcours personnel (qu’il n’est pas question de critiquer) l’a mis en contact avec de nombreuses variantes du christianisme, mais dans sa position actuelle il puise sans hésiter à toutes les sources qui lui semblent bonnes. La sagesse bénédictine en est une. Pour faire simple, on aurait attendu un tel livre d’un oblat bénédictin plus que d’un orthodoxe (russe en l’occurrence). Comme quoi la tunique du Christ a beau être divisée, elle n’en reste pas moins l’unique tunique du Christ.

                Tout chrétien européen, peut se sentir concerné et en mesure de commenter ce livre. C’est ce que nous allons tenter de faire. Se pose également la question de savoir si la référence à l’ordre de saint Benoît comme modèle analogique de survie chrétienne dans le monde paganisé d’aujourd’hui, est pertinente dans le cadre de ce livre. Autrement dit, si Rod Dreher a raison d’enrôler saint Benoît au service de sa cause, quelque noble qu’elle soit. A cela, seul un bénédictin peut répondre. N’étant pas bénédictin mais simple sympathisant, nous nous contenterons de renvoyer plus loin à quelques ouvrages de bénédictins ou déclarations pontificales sur le monachisme occidental.

    Présentons d’abord l’auteur (clé indispensable pour comprendre le livre), puis l’ouvrage, pour terminer par quelques commentaires, en passant par quelques considérations sur les aspects économiques des problèmes soulevés par Dreher.

     

     Vivre en chrétien dans un monde qui ne l'est plus (y compris économiquement)

    1/ L’auteur

     Né en 1967 dans une famille méthodiste, Dreher se convertit au catholicisme en 1993 puis à l’orthodoxie (russe) en 2006 (voir les pages 158 et 166 du livre). En revanche «radical orthodoxy» [2], mouvement anglo-saxon de rénovation théologique au confluent de l’anglicanisme et du catholicisme, ne semble pas faire partie de ses références. Dreher, tout en affichant de solides bases doctrinales, se place sur le terrain de la praxis plus que de la théologie.

     L’édition française est dédiée au Père Jacques Hamel, rituellement égorgé au nom d’Allah pendant sa messe dans son église de Saint Etienne du Rouvray le 26 juillet 2016. Rod Dreher a également une dévotion particulière pour sainte Geneviève (qui arrêta les Huns aux portes de Lutèce en 451) ; ça se comprend assez bien à la lecture de son ouvrage, qui réagit à l’engloutissement en marche, par le matérialisme et la barbarie, des îlots de chrétienté occidentale substituants (the Remnant…).

    On aura donc compris que malgré le titre, Dreher ne parle pas «au nom des chrétiens» à partir du catholicisme (saint Benoît) ou de l’orthodoxie russe, ou de tel ou tel protestantisme etc. mais qu’il parle «à tous les chrétiens». Dreher emploie le terme «traditionnel» pour désigner le catholicisme ou le protestantisme ou l’orthodoxie antérieurs aux années 60. Le moraliste Alasdair McIntryre (cf. After Virtue par exemple) est une de ses références. Ce dernier (il est loin d’être le seul) affirmait entre autres que bientôt il ne serait plus possible à ceux qui désirent mener une existence en accord avec les vertus de la tradition de participer activement à la société contemporaine.» McIntyre appelait de ses vœux «un nouveau saint Benoît», faisant référence à l’action bénédictine au cœur de la construction de l’Europe médiévale, dans toutes ses dimensions.

    Vivre en chrétien dans un monde qui ne l'est plus (y compris économiquement)

     

     

    2/ Le livre

    Le livre de Dreher commence par exposer les défis que pose aux chrétiens «l’Amérique post-chrétienne» et dans sa seconde partie, montre comment le mode de vie prescrit par la Règle de saint Benoît peut être valablement adapté à l’existence des laïcs chrétiens modernes, dans les domaines de la politique, de la foi, de la famille, de la communauté, de l’éducation et du travail.

    Il termine son exorde dans un style assez bénédictin : «Je vous invite, lecteur, à garder à l’esprit… que ce nouveau [saint] Benoît que Dieu appelle à œuvrer à la consolidation de son Eglise pourrait bien être… vous.»

    2.1  Considérations générales (citations du livre)

    «En 2012… Benoît XVI déclara que la crise spirituelle que traversait notre culture était la plus grave depuis la chute de l’Empire romain au Vème siècle. »

    «… L’Eglise [ …] ne forme plus les âmes mais satisfait aux exigences du «moi» de chacun.»

    2.1.1 Une belle trouvaille, pour désigner un courant de spiritualité effectivement assez répandu autour de nous, dans l’Occident post-chrétien :  la notion de Déisme Ethico-Thérapeutique  (p. 33) :

    -       il existe un Dieu qui a créé le monde, le régit et veille sur les hommes ici-bas ;

    -       Dieu attend des hommes qu’ils soient bons, gentils et justes envers les autres, comme il est dit dans la Bible et la plupart des religions ;

    -       le but premier de la vie est d’être heureux et de se sentir en paix avec soi-même ;

    -       il n’est pas besoin que Dieu intervienne beaucoup dans la vie, sinon lorsqu’on a besoin de lui pour résoudre un problème ;

    -       les bons vont au Paradis après leur mort.

    Cela revient à : «considérer Dieu comme un thérapeute cosmique, être content de soi et être gentil avec les autres.»

    Le problème du DET [outre le fait qu’il contredit l’enseignement de l’Eglise catholique (cf. les actes de foi, d’espérance et de charité ainsi que le Credo] est qu’il revient à dire que l’important est l’estime de soi, le bonheur subjectif et la bonne entente avec les autres. Le DET est la religion naturelle d’une culture qui révère le Moi et le confort matériel (une sorte de MASDU, Mouvement d’Animation Spirituelle de la Démocratie Universelle[3]). La plupart des «chrétiens» sont des individus «éthiquement engagés», qui ne pratiquent pas réellement la morale chrétienne.

    «Nous ne sommes gouvernés ni par la foi ni par la raison… mais par l’émotivisme, qui veut que les choix moraux ne soient autre chose que l’expression de ce qu’un individu ressent juste lorsqu’il a à choisir.»

    2.1.2 «Vivre «après la vertu» (cf. McIntyre) c’est vivre dans une société qui non seulement se trouve incapable de s’accorder sur ce qui constitue une croyance vertueuse, mais encore doute de l’existence même de la vertu … Pour cela, il faut

    -       abandonner les standards moraux objectifs ;

    -       refuser tout discours contraignant… autre que celui librement choisi par l’individu ou établi par lui ;

    -       rejeter la mémoire du passé, considéré comme hors de propos ;

    -       prendre ses distances avec la communauté et les obligations sociales non-choisies.»

    «… Nos scientifiques, nos juges, nos princes, nos universitaires et nos scribes, tous oeuvrent à détruire la foi, la famille, les sexes et jusqu’à la définition de l’être humain… La politique (au sens contemporain) ne sous sauvera pas.»

    «Les thérapies chrétiennes [enseignent] comment se mettre en conformité avec un ordre supérieur à nous… la psychologie [enseigne] aux hommes comment se contenter d’être ce qu’ils sont.»

    Dreher décrit «classiquement» l’évolution de la pensée et de la vision du monde occidentale : scolastique avec sa métaphysique réaliste, nominalisme, Renaissance, Réforme, Révolution, Romantisme… allant de plus en plus vers l’individualisme subjectif et narcissique. Philip Rieff : «L’homme religieux naissait pour le salut. L’homme psychologique naît pour la satisfaction.» (The Triumph of the Therapeutics : Use of Faith after Freud, Wilmington ISI Books, 2006).

                «L’approche consumériste de la vie paroissiale…» (quitter l’église dès la fin de l’office etc.)

    «Trop de communautés chrétiennes aux Etats-Unis fonctionnent comme des centres de loisirs vaguement recouverts d’un glaçage moral… traitant le culte comme une activité de consommation et permettant aux paroissiens de se conduire en atomes éclatés et irresponsables.»

    «La technologie n’est pas moralement neutre : « Les croyances théologiques et métaphysiques des cultures pré-modernes déterminaient la façon dont elles utilisaient leurs outils…nos outils se sont retournés contre nous et ont gagné le pouvoir de rediriger nos convictions métaphysiques et théologiques. La cause en est que «l’homme technologique» entend la liberté comme l’affranchissement de tout ce qui n’est pas librement choisi par l’individu autonome… valorisant de façon inconditionnelle tout ce qui se prévaut de l’avenir.» «L’homme technologique considère que tout ce qui élargit ses choix, tout ce qui lui donne davantage de pouvoir sur la nature constitue un progrès.»

    Vivre en chrétien dans un monde qui ne l'est plus (y compris économiquement)

                                                                                         dessin de Gerhard Harderer

     

    «Internet est le facilitateur ultime de la société liquide[4], car il conditionne la manière dont nous faisons l’expérience de la vie… Quand on regarde son écran d’ordinateur, on ne voit rien qu’on n’ait choisi [5]. L’attrait d’Internet est tel qu’il nous fait aimer la captivité dans laquelle il nous plonge.» Comme nombre d’autres observateurs ou comme plusieurs cliniciens, Dreher observe que l’usage d’Internet altère la structure physiologique de notre cerveau, notre capacité de concentration, nos modes de raisonnement…  «La mentalité technologique soutient que la seule chose qui vaille d’être connue, c’est la façon de faire qui aide à satisfaire nos désirs». Dreher rappelle l’opposition radicale entre téknê (artisanat) et épistémê, la connaissance acquise par la contemplation.

    «L’i-phone, ce portail lumineux qui nous promet de nous montrer le monde mais qui en réalité n’est que le miroir de ce qui est installé à l’intérieur de nos têtes».

    Ce qui conduit Rod Dreher à proposer le «jeûne numérique» comme ascèse moderne[6]. Il reformule à l’occasion la théologie morale : «L’homme dont la raison contrôle les désirs est libre. L’homme qui fait ce qui lui passe par la tête est un esclave. »

    2.2  Que se passe-t-il aux Etats-Unis ?

    Rod Dreher nous livre sa lecture des évolutions morales et sociétales aux Etats-Unis depuis les années 60.

    «Le consensus aux Etats-Unis jusque dans les années 60, était de maintenir les questions sexuelles hors du champ de la politique. L’arrêt Roe vs Wade de 1973 a abrogé cette situation. Selon Dreher, les Américains se sont alors mis à choisir leurs orientations politiques en fonction de leurs croyances morales. Commença alors une «guerre culturelle» entre tenants d’une morale immuable et relativistes. Cette guerre a maintenant pris fin (selon Dreher) par défaite des premiers. Notons au passage que Dreher est hostile à DonaldTrump : il voit en lui non pas «la solution au déclin culturel et moral mais le symptôme de celui-ci.» Trump a récolté 52% des voix des catholiques et 81% des voix des évangélistes (à ne pas confondre avec les protestants européens), principalement par crainte de voir Hillary Clinton au pouvoir (corruption+idéologie libertarienne). Cependant «s’imaginer que les menaces contre l’Eglise ont disparu parce qu’Hillary a perdu l’élection est un sommet de naïveté.»

    «En 2015… dans l’état d’Indiana, … le monde des affaires prit pour la première fois parti dans la guerre culturelle… en soutenant la communauté gay [dans un procès pour discrimination]...une semaine plus tard, c’était au tour de l’Arkansas… Défendre l’orthodoxie chrétienne sur les questions de sexualité devenait, dans l’esprit de tous, un acte inacceptable de bigoterie.» Toujours en 2015, La Cour Suprême entérina l’union de deux homosexuels comme un droit constitutionnel (arrêt Obergefell). Depuis cet arrêt, l’enseignement de l’Eglise sur le mariage est placé sur le même pied que le racisme.»

    Des photographes de mariage, pâtissiers, fleuristes sont punis légalement et/ou boycottés lorsqu’ils refusent de cautionner des pratiques contraires à la morale chrétienne (par exemple des mariages d’homosexuels).

    «La seule chose que les chrétiens orthodoxes peuvent attendre de la politique, c’est qu’elle laisse à l’Eglise assez de marge de manœuvre pour pratiquer la charité, dispenser l’éducation et convertir.»

    «La question qui se pose à nous n’est pas de savoir s’il faut quitter la politique, mais de savoir comment exercer le pouvoir avec prudence, surtout dans ce climat d’instabilité.»

    «Les chrétiens traditionnels doivent comprendre qu’ils ne parviendront à rien en s’exposant au cœur de la société comme s’ils formaient une grande institution, mais en se plaçant aux périphéries, dans des avant-postes.  De cette façon, se recentrer sur sa communauté immédiate signifie non pas se retirer du monde mais au contraire y prêter une attention toute particulière. »

     «L’alliance entre le monde de l’entreprise et le conservatisme social s’est érodée au point de lâcher (Kansas 2014 après l’arrêt Obergefell de la Cour Suprême).»

    Vivre en chrétien dans un monde qui ne l'est plus (y compris économiquement)

     

     

    «Dans les années qui viennent, il nous faudra probablement choisir entre être un bon Américain, un bon Français, et être un bon chrétien. Aux Etats-Unis en particulier, où l’on mêle sans cesse «Dieu et le pays», c’est un changement radical de s’imaginer opposer le pays et sa foi… Alexis de Tocqueville en était certain, la démocratie ne pouvait survivre à la perte de la foi chrétienne.»

    Notons au passage que Dreher, à qui on ne pas peut reprocher de ne pas connaître les subtilités de la laïcité à la française, n’évoque pas le choix radical imposé aux prêtres par les révolutionnaires (Constituante, 1790, constitution civile des prêtres jureurs), les démêlés de l’Eglise avec la République maçonnique (Ferry etc.) du temps de Léon XIII, puis 1905 «Quand les catholiques étaient hors-la-loi»  , le choix imposé par Pie XI aux lecteurs catholiques de l’Action française, etc. Cependant l’antagonisme qu’il décrit des Etats-Unis fait davantage penser aux lois Hollande et bio-éthique (donc aux réactions catholiques de la Manif pour Tous ou mouvements similaires) qu’à l’anticléricalisme ouvert que nous venons d’évoquer.

    «Les professeurs [sont obligés de] faire rentrer l’histoire et la culture dans la conception que les étudiants se font de la morale.»

    « L’école publique n’est pas bien ordonnée : elle ne dispense aucun enseignement religieux ; elle est incapable de susciter l’admiration pour la civilisation occidentale. Il est temps que les chrétiens en retirent leurs enfants.»

    « Les médias ont le pouvoir immense… de décider ce qui est normal. »

    « Apprendre à user de la raison pour analyser les faits et en discerner le sens. »

    « La modernité nous enjoint d’être des bourreaux de travail et nous avons perdu le sens du travail vocationnel. »

    Allusion au distributisme des frères Cecil et Gilbert K. Chesterton (cf. « Plaidoyer pour une propriété anti-capitaliste, The outline of  Sanity » de GK Chesterton).

    «Pécher ne signifie pas seulement violer une règle, mais refuser de vivre conformément à la structure de la réalité elle-même.»

    Dreher se réfère à l’expérience de résistance au totalitatisme socialiste chez Vaclav Havel, et à la «polis parallèle» de Vaclav Benda.

    «Voici comment se lancer dans la politique antipolitique. Coupez-vous de la culture dominante. Eteignez votre télévision. Débarrassez-vous de vos smartphones. Lisez des livres. Jouez. Faites de la musique. Dînez avec vos voisins. Il ne suffit pas d’éviter ce qui est mauvais : il faut adopter ce qui est bon. Créez un groupe dans votre paroisse. Ouvrez une école chrétienne ou aidez-en une existante. Jardinez, plantez un potager et participez aux marchés locaux. Enseignez la musique aux enfants et aidez-les à monter un groupe. Engagez-vous dans les pompiers volontaires.»

                «Aucune élection ne stoppera les puissantes forces cultures qui ont au cours des siècles, coupé l’Occident de Dieu.»

     

    2.3 La réaction chrétienne  proposée par Rod Dreher

    2.3 1 Les axes d’action qu’il préconise (dans le but de maintenir la vivacité d’une foi et d’une pratique capable de perdurer dans un monde anti-chrétien) sont :

    -       La transmission du passé (ne pas oublier ses racines, les entretenir vivantes)

    -       La liturgie (Dreher insiste sur l’importance d’une belle liturgie ; rien d’étonnant de la part d’un orthodoxe, et en phase avec la renaissance de la liturgie dans le catholicisme)

    -       L’ascèse[7]

    -       La discipline d’Eglise (fidélité au mariage notamment)

    -       Evangéliser par la bonté et la beauté

    -       Instaurer des « villages chrétiens »

    -       Faire de son foyer un petit monastère

    -       Retirer les enfants des activités scolaires ou para-scolaires qui sont en conflit avec la pratique chrétienne (heure de la messe, typiquement)

    -       Entretenir les liens sociaux avec des personnes qui ne sont pas anti-chrétiennes

    -       Vivre à proximité d’une église et si possible d’un monastère

    -       Favoriser l’oecuménisme (« nouer des relations entre églises»)

    -       S’astreindre à une éducation chrétienne des enfants, non polluée par des endoctrinements anti-chrétiens ou faux

    -       Se baser sur une anthropologie chrétienne, pas des anthropologies païennes ou irreligieuses (psychologie etc.)

    -       Enseigner l’histoire de la civilisation occidentale : ses racines hébraïques, grecques et romaines

    -       Pratiquer le «jeûne numérique» (voir nota plus haut).

     

    2.3.2 Les apports du modèle bénédictin (citations extraites du livre)

    La Règle de saint Benoît (480/1-547) définit comment organiser et faire vivre une communauté monastique [un peu réducteur]. «La Règle ne fut pas du tout conçue pour s’appliquer aux forts, aux disciplinés… mais à des gens ordinaires et aux faibles.» C’est une « orthopraxie » qui complète l’orthodoxie.

    « Pour bâtir un ordre vraiment chrétien, il faut considérer chaque chose comme un signe qui pointe vers le Christ. »

    «Contrairement aux successeurs laïcs du nominalisme, les bénédictins ne croient pas que le sens de la Création dépend de la volonté de l’homme. »

     «Le gyrovague, le mauvais moine de saint Benoît, est le héros post-moderne par excellence.»

    «Le coût spirituel et émotionnel énorme que réclame l’existence libre du gyrovague, que notre société contemporaine nous fait passer pour un droit inaliénable. »

     «Le pari bénédictin ne consiste pas à échapper au monde réel, mais à regarder ce monde en vérité et à y vivre.»

    «Faire le pari bénédictin, c’est s’inspirer des vertus contenues dans la Règle et changer la façon qu’ont les chrétiens de voir la politique, la famille, l’Eglise, la communauté, l’éducation, le travail, la sexualité et la technologie.»

    «Le pari bénédictin est un appel au renouveau de la politique chrétienne.»

    «Le but ultime d’un monastère bénédictin n’est pas celui d’un état laïc. Néanmoins, les deux communautés- comme toutes les communautés- sont ordonnées et gouvernées par une idée commune du bien – ce que reflètent les lois… Beaucoup aujourd’hui rejettent ce que les chrétiens traditionnels considèrent comme de bonnes choses, voire les considèrent comme un mal.»

    «C’est un point crucial du pari bénédictin : s’ils ne défendent pas activement cette liberté religieuse, les chrétiens ne pourront pas bâtir les institutions communautaires que nécessite la sauvegarde de leur identité et de leurs valeurs. Ne pas s’investir dans la bataille décisive des libertés est une dangereuse perte de temps- et du temps nous en avons peut-être moins que ce que nous pensons.»

    Selon Dreher, la spiritualité bénédictine a été inventée pour soutenir le christianisme et le développer.

    Bien que Dreher ne le cite pas, on ne peut s’empêcher en lisant ces pages de penser à Thomas Merton ocso, qui marqua son époque par des livres tels que «La nuit privée d’étoiles», «Le signe de Jonas», «Nul n’est une île», «Réflexions d’un spectateur coupable», «La vie silencieuse» ainsi que par son appétence aux spiritualités asiatiques (taoïsme, bouddhisme notamment Zen, lamaïsme…) et au dialogue intereligieux selon les formes préconisées par Vatican II.

    Vivre en chrétien dans un monde qui ne l'est plus (y compris économiquement)

    Trappe de Gethsémani- Kentucky (où vécut Thomas Merton ocso)

     

    3/ Commentaires

    3.1 La dimension économique de l’analyse de Dreher

                Clairement les phénomènes anti-chrétiens que décrit Dreher aux Etats-Unis ont des conséquences économiques :

    - marginalisation des chrétiens dans certains états et dans certaines professions ;

    - incitation aux chrétiens à vivre de façon communautaire (on pense aux Amish, bien que Dreher ne les mentionne pas) ;

    - prise de distance à l’égard du consumérisme hyper-capitaliste régnant (rejoignant en cela des mouvements très visibles en France de la part de plusieurs catégories socio-professionnelles) ;

    - des circuits, des modes et des besoins économiques spécifiques ;

    - la mise en œuvre, même si Dreher ne l’évoque pas explicitement, de la doctrine sociale de l’Eglise catholique pour les questions économiques (la DSE ne d’ailleurs distingue pas vraiment politique et économique, les deux niveaux étant ordonnés aux mêmes valeurs et principes).

    3.2 La référence à un «pari bénédictin» est-elle pertinente ?

    Il est tentant de citer ici deux auteurs.

    Egredere, «Sors !» (Gen 12,1) (Exhorde de Bossuet dans son Panégyrique de saint Benoît à des moines bénédictins, vers 1665).

    «Cherchez le Royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous sera donné par surcroît.» (Mat VI,33 ou Luc XII,31).

    3.2.1 Reprenons la définition donnée par Dreher page 121 de son livre :

    «Faire le pari bénédictin, c’est s’inspirer des vertus contenues dans la Règle et changer la façon qu’ont les chrétiens de voir la politique, la famille, l’Eglise, la communauté, l’éducation, le travail, la sexualité et la technologie.» C’est cette phrase qui nous paraît résumer le mieux son livre.

    Faire un pari, c’est opter entre plusieurs termes d’une alternative sans avoir tous les éléments permettant de savoir lequel est le bon.

    Dans la démarche décrite par Rod Dreher, il y a bien quelque chose du monachisme, notamment bénédictin. Est-ce suffisant pour dire que cette démarche est un «pari bénédictin» ? On peut avoir l’impression que Dreher réquisitionne ou embrigade saint Benoît et les Bénédictins au service d’une cause, louable certes, mais qui n’est pas la leur. Sans doute est-ce au nom des îlots de civilisation qui ont survécu pendant les ténèbres post-romaines et antérieures au Moyen-Age, pour ensuite refleurir en un «blanc manteau d’Eglises» et de civilisation pour paraphraser le moine Raoul Glaber.

    Comme nous l’avons écrit au début de cet article, il faut être bénédictin pour pouvoir répondre à cette question. Nous nous contenterons donc de quelques observations :

    -       Y a-t-il eu un «pari bénédictin» en bonne et due forme  à la chute de Rome ?

    -       L’influence des moines, notamment bénédictins, a-t-elle été explicite et délibérée, y a-t-il eu un «programme de civilisation» bénédictin ?

    -       Comment s’est exercée cette influence ?

    -       Peut-on transposer ce qui s’est passé dans les âges sombres après la chute de Rome et avant la Chrétienté, au monde d’aujourd’hui ?

    -       Peut-il y avoir un «pari bénédictin» sans Bénédictins ? autrement dit, la transposition de la Règle à la vie privée et familiale (et bien sûr religieuse) des fidèles, sans que les communautés de fidèles soient enracinées auprès d’un monastère et sous son «ombre portée spirituelle» (oblats ou pas), peut-être avoir un effet bénéfique durable ? Faut-il absolument vivre en symbiose avec un monastère ?

    -       Quel rôle jouent les Bénédictins dans le monde actuel ? en Europe ?

    -       Les chrétiens doivent-ils massivement adopter la stratégie de Dreher ?

    -       Passer de l’enfouissement des années 60 post-conciliaires et des prêtres-ouvriers à  l’isolement (Egredere, sors !) c’est passer d’un extrême à l’autre ; quid du devoir d’état ? la voie chrétienne n’a-t-elle pas été clairement indiquée par l’Omnia instaurare in Christo de saint Pie X, qui ne réclamait pas le repli des chrétiens, en des temps aussi hostiles qu’aujourd’hui ? Léon XIII encore moins (le Ralliement), Pie IX non plus…

     

    Vivre en chrétien dans un monde qui ne l'est plus (y compris économiquement) 

    Cathédrale Saint Patrick, New-York City

     

     

    3.2.2 Essayons donc de cerner l’idéal monastique bénédictin à travers quelques auteurs. Même si l’influence cartusienne est loin d’être négligeable, force est de reconnaître que les Chartreux ont volontairement atténué leur influence directe sur la société médiévale et contemporaine, en choisissant le silence et l’isolement cartusiens. C’est donc bien du monachisme bénédictin (notamment cistercien) et d’aucun autre, qu’il est ici question.

     

    Saint Benoît : Règle

    «Se tenir à l’écart des affaires du monde et ne rien préférer à l’amour du Christ.» (IV,21)

    «Car c’est alors qu’ils sont vraiment moines, quand ils vivent du travail de leurs mains, comme nos Pères et les Apôtres. » (XLVIII, 8)

    On notera que c’est saint Benoît et non saint Bernard de Clairvaux qui a été proclamé «patron de l’Europe» par Paul VI. Saint Benoît était déjà de facto «père de l’Europe et père des moines occidentaux», mais saint Bernard a été très étroitement impliqué dans la vie politique européenne.

    Vivre en chrétien dans un monde qui ne l'est plus (y compris économiquement)

    Autres auteurs : pour éviter de surcharger davantage cet article, nous avons renvoyé en annexe les extraits jugés significatifs – eu égard au sujet qui nous occupe ici- d’un certain nombre d’auteurs « autorisés » :

    -       des Bénédictins (lato sensu)  d’abord (outre saint Benoît cité ci-dessus) : Dom Jean-Martial Besse, Dom Jean Leclercq, Dom Henri Leclercq, Dom Basil Hume, Dom Augustin Savaton, Dom Chautard, Dom Robert Le Gall, Dom Jean-Pierre Longeat (Ligugé)Dom Gérard (Le Barroux), Père Jérôme (Sept Fons), Dom Oury . La liste est évidemment incomplète (par exemple Dom Marmion, Dom Guéranger, Dom Delatte, Thomas Merton etc. ont certainement écrit des choses très importantes sur cette question) mais nous est apparue suffisante ;

    -       le Bx Paul VI, saint Jean-Paul II, Benoît XVI ;

    -       Bossuet (panégyrique de saint Benoît), le TRP Louis Bouyer c.o ;

    -       Gérard Guyon juriste, J.Decarreaux et  G.Ambroise historiens.

    On constate déjà que dans l’ordre unanime des chapitres de ces ouvrages écrits par des bénédictins, le travail et le rôle des bénédictins dans la société viennent toujours après l’Office divin et la vie contemplative. Cela nous donne une piste de réponse à la question «y a-t-il eu un «pari bénédictin» dans l’histoire de l’Europe ?» Non, saint Benoît et ses fils se sont contentés de  mettre en œuvre, pour le compte des nations dans lesquelles ils étaient implantés, le précepte qu’on trouve en saint Matthieu VI,33 : «Recherchez le royaume de Dieu et le reste vous sera donné par surcroît».

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    Saint Bernard de Clairvaux (1090/1 – 1153)

    Ces ouvrages ou déclarations convergent tous vers une même évidence : les bénédictins (et les moines en général) des temps obscurs puis des temps de la Chrétienté, ont recherché une seule chose : le service du Seigneur, la recherche de Dieu avant tout, en priorité absolue. Le reste (influence morale, économique, intellectuelle etc. «avec la croix, le livre et la charrue» comme dit Pie XII repris par le Bx Paul VI) a été donné à la société par surcroît, comme une conséquence et non comme un but premier., apporteront le progrès chrétien aux populations s'étendant de la Méditerranée à la Scandinavie, de l'Irlande aux plaines de Pologne (cf. A. A. S., 1947, p. 453)Il n’y a donc pas eu de «pari bénédictin» au Moyen Age ( au sens «dispositions sociales prises de façon organisée pour préserver un mode de vie et des valeurs ou croyances dans un environnement hostile et chaotique») , il y a eu un «effet saint Benoît», ce qui n’est pas du tout pareil. Si un Charlemagne ou un saint Louis, pour ne citer qu’eux, ont subordonné beaucoup de choses à la vie chrétienne et ont écouté les moines, ce n’était peut-être pas sans arrière-pensées politiques (au sens noble du terme) mais avant tout par conviction religieuse. Même plus tard l’influence intellectuelle énorme d’un Mabillon est totalement subordonnée à la Règle : Ora d’abord, Labora (intellectuellement) ensuite, dans l’ordre des finalités. Et au travail sans cesse recommencé d’évangélisation.

    Dom Besse osb (dans «Le moine bénédictin», Librairie de l’art catholique, 1920) : «La sainteté fut la principale cause de l’influence monastique.»

    Dom Robert Le Gall osb (dans «L’esprit de saint Benoît pour tous», Mame, Ecole Cathédrale, 1995) : Quatre éléments de l’héritage bénédictin peuvent aider le monde :

    -           la stabilité

    -           une économie de type familial

    -           la culture dans la maison Europe

    -           l’accueil de tous, moyennant le respect porté à celui qui accueille.

    Saint Jean-Paul II, Homélie prononcée à Nursie le 23 mars 1980 : «On ne peut pas vivre pour l’avenir sans comprendre que le sens de la vie est plus grand que celui du temporel, que ce sens est au-dessus du temporel. … il [faut] retrouver le sens de l’existence humaine tel qu’il était vécu par Benoît.»

    TRP Bouyer c.o  dans «Le sens de la vie monastique»,1950, Cerf 2008 : « [La vocation monastique ] c’est la vocation de tout baptisé, mais parvenue à son maximum d’urgence… » et «Etre moine, c’est donc simplement être un chrétien intégral».

    La plupart de nos auteurs estiment aussi que les moines ont redonné au travail ses lettres de noblesse : dans l’Antiquité et jusqu’à la Chrétienté, le travail était l’affaire des esclaves. En ébranlant l’esclavagisme gréco-romain (en fait, celui de toutes les civilisations païennes, le peuple hébreu et la Chrétienté étant les seuls à avoir pris leurs distances avec l’esclavage), le christianisme a reconnu la valeur du travail manuel, dès lors qu’il est subordonné à la vie spirituelle.

    Par ailleurs, il ne faut pas oublier qu’à côté du rôle majeur des moines, irlandais, francs, italiens, espagnols, allemands etc. la Chrétienté s’est construite et maintenue par des prêcheurs (saint Thomas d’Aquin par exemple), des séculiers (saint Ignace de Loyola ou saint François de Sales par exemple) et des laïcs (penser aux Tiers-Ordres, notamment celui de saint François, ou à des Oblats). Et, bien plus tard, des Emile Keller ou Louis Veuillot, Montalembert, René de La Tour du Pin, Huysmans pour ne citer qu’eux. Que dire d’un Léon Bloy ou d’un Bernanos ? Notons que ces saints et ces chrétiens « engagés » comme on dit aujourd’hui, ont largement été influencés par les bénédictins : l’exemple le plus frappant est celui de saint Ignace de Loyola, avec Montserrat et Garcia de Cisneros osb avant son séjour à Manrèse. On ne négligera pas non plus l’influence majeure de la dévotion mariale sur le développement de l’Europe et sa civilisation. Celle-ci existe évidemment (comment pourrait-il en être autrement ?) dans le monachisme bénédictin mais elle reste discrète (sauf erreur saint Benoît ne mentionne jamais la Sainte Vierge dans sa Règle ; ce qui n’ empêche pas qu’elle soit traitée selon son rang aux Laudes, à Complies etc.)

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    Saint Benoît et saint Ignace de Loyola (vitrail de Max Ingrand, église saint Pierre de Montmartre)

     

    Il est tentant de voir dans le monachisme un réseau d’îlots (dotés de paratonnerres spirituels) dans le monde, interconnectés entre eux et interagissant avec le monde sans être du monde.

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    Abbaye Saint-Wandrille (76)- diverses époques, du mérovingien au style mauriste

    3.2.3 Il n’y a donc pas vraiment eu de «pari bénédictin» après la chute de Rome et au Moyen-Age : les bénédictins ont choisi un mode de vie totalement organisé autour de la prière et entièrement consacré à Dieu, à l’écart du monde. Il ne semble pas qu’il y ait eu un mouvement collectif organisé de fuite du monde ou visant à maintenir un mode de vie incompatible avec celui du monde. Des individus privilégiant la vie religieuse se sont retirés du monde pour mener une vie commune. De même, il n’y a pas eu de «pari essénien» : il y a eu une communauté essénienne. Ni les Bénédictins ni les Esséniens n’étaient dans une logique de pari, ils étaient et sont (pour les Bénédictins) dans une logique d’efficacité : mettre toutes les chances de son côté pour atteindre son but.

    3.2.4 Une abbaye est donc une société d’hommes (ou de femmes, mais pas les deux à la fois, c’est une des quelques différences importantes avec l’entreprise) venus d’horizons très divers, qui partagent le même désir de consacrer leur vie entière, en communauté, à la sequela Christi prise au pied de la lettre; autrement dit à la mise en œuvre la plus parfaite possible humainement, avec la grâce de Dieu, de l’exigence : «Celui qui veut être mon disciple, qu’il se renonce, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive/ Si quis vult post me venire, abneget semetipsum : et tollat crucem suam cotidie et sequatur me.» (saint Matthieu 16,24).

                Il n’est donc pas absurde au vu de cette analogie, de proposer à l’entreprise, à la famille, aux corps intermédiaires de la société, l’acquis de 1500 ans d’expérience dans des cultures et des contextes extraordinairement variés du moins ce qui est transposable.

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    Dom Mabillon (1632-1707) par Alexis Noir

    3.2.5 «Demain la Chrétienté» de Dom Gérard

    Le «pari bénédictin» de Rod Dreher, est une vision au moins à court terme de la chrétienté occidentale (on peut penser que les conflits entre le monde et les chrétientés autres qu’occidentales : russe, asiatiques, africaines, sud-américaines etc. ont des formes et de contextes différents, même si leur nature est exactement la même, à savoir consubstantielle au christianisme, qui dérange l’ordre établi par le monde). Il est intéressant de rapprocher cette vision de celle d’un Dom Gérard (fondateur du Barroux) dans «Demain la chrétienté» (Dismas, 2008), qui traite exactement du même sujet mais en s’adressant à des Français, en Europe. Et non à des Américains, aux Etats-Unis. Dom Gérard tout en étant parfaitement conscient des menaces majeures qui pèsent sur le catholicisme en France, et de la paganisation matérialiste et individualiste de la société française, propose une démarche nettement plus optimiste, basée sur les vertus cardinales du monachisme bénédictin. Autrement dit, il s’appuie peut-être davantage que Rod Dreher sur l’Espérance. La chrétienté selon Dom Gérard reste insérée dans le monde comme elle l’est aujourd’hui ; autant il encourage la conversion et la fidélité aux valeurs de toujours, autant il ne pousse pas (les laïcs) à «sortir  du monde». On trouvera des extraits plus complets du livre de Dom Gérard en annexe, mais les passages ci-dessous sont significatifs.

                «Lorsque quelques siècles [après la transformation de la Rome païenne par les chrétiens] saint Benoît édictera sa Règle, sans savoir qu’elle sera le futur code de civilisation des nations barbares, il n’aura qu’à protéger et purifier les assises de l’antique sagesse naturelle constituée par l’héritage gréco-latin, élevant graduellement ses disciples de la piété et de la probité romaines… jusqu’à l’imitation des mœurs divines, qui est le but de la vie monastique.»

                «La chrétienté naît du cœur des saints.»

     «Si l’on demande aux société chrétiennes le secret d’un équilibre, précaire sans doute et toujours à reconquérir, mais qui après la chute de l’Empire romain permit aux âges obscurs de monter vers le XIIème et le XIIIème siècles pour donner à la France un saint Bernard, un saint Louis et un peu plus tard une sainte Jeanne d’Arc ; …on reconnaîtra d’abord dans le Quaerite primum, Cherchez d’abord…(Mt 6,33) la grande maxime exaltant la recherche magnanime du Royaume des cieux qui implique une confiance éperdue dans la bonté de Dieu et l’imitation de Jésus-Christ jusqu’à l’héroïsme et au sacrifice.»

    « C’est la liturgie qui, pendant seize siècles, a forgé l’esprit de chrétienté… »

    « Les deux cités de saint Augustin… : deux amours ont fait deux cités, l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi et l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu. »

    «L’Eglise a christianisé et civilisé l’Europe, en y fondant des communautés monastiques vivant sous la Règle de saint Benoît … donnant l’exemple de la prière, du travail et de la charité fraternelle.»

    «Mais le miracle de la civilisation bénédictine est dû, croyons-nous, au texte même de la «Règle des moines», dont Viollet-le-Duc, encore agnostique, assurait qu’elle fut l’événement le plus important du Moyen-Age. Cosme de Médicis, prince exemplaire, la portait toujours sur lui et s’en inspirait dans le gouvernement de ses sujets.»

     «La Règle des moines fut par excellence le code de vie et le moyen d’éducation de la civilisation occidentale.»

     «Nos anciens ont royalement ignoré démocratisation, dynamique de groupe, collégialité et autres inepties reposant sur l’idée stratosphérique d’un homme bon par nature. Ils ont construit l’Europe avec ces deux splendides moyens d’éducation que sont la Règle bénédictine fondée sur l’humilité et la liturgie ouvrant sur la lumière.»

    «Quelques orientations fécondes à l’égard des défenseurs ou des bâtisseurs de Chrétienté : l’humilité, la patience, la magnanimité, le refus de la médiocrité. »

    On constate donc une différence de tonalité, mode majeur pour Dom Gérard et mode mineur pour Rod Dreher, si l’on peut hasarder cette analogie musicale. Dom Gérard entrevoit une sorte de résurrection de la Chrétienté, tandis que Rod Dreher semble s’aligner sur les prophéties (notamment mariales) qui annoncent un inexorable déclin du catholicisme (en Europe) avant la défaite finale du Prince de ce monde.

    3.3 Un livre qui sonne comme un avertissement, mais ne propose peut-être pas la solution la plus adaptée au cas de la France déchristianisée

    Le livre de Rod Dreher fait d’une certaine façon écho aux avertissements de saint Jean-Paul II sur «l’apostasie silencieuse»  de l’Europe.

    Dom Savaton osb, dans «Valeurs fondamentales du monachisme», ré-édition Editions de Solesmes, collection Monastica, 2012 :  «Notons avec soin que l’œuvre civilisatrice des moines s’est élaborée peu à peu, silencieusement, spontanément, sans programmes bien déterminés, sans mot d’ordre ni entente préalable entre monastères, du moins jusqu’à l’époque des Congrégations… C’est surtout grâce à l’exercice normal et tranquille de la vie cénobitique, et par leur fidélité à l’idéal ancien, que les bénédictins ont été réellement les bons operarii Domini – «ouvriers du Seigneur»- souhaités par saint Benoît.»

    Citons à nouveau Dom Gérard («Demain la Chrétienté», Dismas 2008) : «Mais le miracle de la civilisation bénédictine est dû, croyons-nous, au texte même de la «Règle des moines», dont Viollet-le-Duc, encore agnostique, assurait qu’elle fut l’événement le plus important du Moyen-Age. Cosme de Médicis, prince exemplaire, la portait toujours sur lui et s’en inspirait dans le gouvernement de ses sujets.» Et : «Si on me demandait ce qui a fait la prodigieuse fécondité de la Règle, je répondrais sans hésiter que c’est sa valeur éducative.» 

    Il n’y a donc pas eu de «pari bénédictin» aux premiers temps de la chrétienté, il serait plus juste probablement de parler de «miracle bénédictin». Il ne faut donc pas compter sur un « remake » de quelque chose qui n’a pas existé. On ne peut exclure une résurgence du monachisme bénédictin en Europe, auquel cas les mêmes causes produiraient les mêmes effets autrement dit la (re)christianisation et la (re)civilisation, selon des modalités différentes comme le disait Valéry.  La voie européenne face à la déchristianisation agressive relève plus, nous semble-t-il, de la résistance dans le monde que de l’isolement à l’écart du monde.

    «Cherchez le Royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous sera donné par surcroît.» (Mat VI,33 ou Luc XII,31)

    Vivre en chrétien dans un monde qui ne l'est plus (y compris économiquement)

    cloître de l'abbaye Saint-Wandrille de Fontenelle (76)

     

     

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    ANNEXE

    Extraits de divers auteurs sur le rôle des Bénédictins (lato sensu) dans la Chrétienté 

    auteur

    titre

     extrait(s)

    commentaire(s)

    Dom Besse osb

     

    «Le moine bénédictin», Librairie de l’art catholique, 1920

    Sommaire : La vie religieuse- service de Dieu- droits de Dieu- préceptes et conseils- vœux- supériorité de la vie religieuse- utilité de la vie religieuse- oblats- La sainte Règle- L’Abbé- Le monastère- Le noviciat-La prière-Le travail-Les études- Le bénédictin dans la société.

     

    «De nos jours [1920] les enfants de saint Benoît, il faut le reconnaître, sont loin de jouer dans le monde le rôle qu’ils remplissaient autrefois, surtout pendant les six premiers siècles de leur histoire.»

    «Le patriarche du Mont Cassin a constitué son monastère et codifié les lois qui le régissent sans se préoccuper d’établir entre les diverses maisons soumises à cette Règle une fédération quelconque. La Règle de saint Benoît supplanta rapidement celle de saint Colomban à cause de sa sagesse et de sa pondération. … L’empire de saint Benoît sur les moines anglais fut beaucoup plus complet et plus exclusif qu’il ne l’était en France [disciples de saint Martin passés sous la règle de saint Benoît mais restés fidèles à leur patriarche gallo-romain].»

    «Ils ne se contentèrent pas de propager la vérité surnaturelle. La civilisation, sous toutes ses formes, trouva en eux des pionniers intelligents et infatigables. Leurs monastères furent partout des foyers de vie morale et intellectuelle…»

    «La sainteté fut la principale cause de l’influence monastique.»

     «Les monastères et les couvents sont les paratonnerres du monde ; ils suppléent à ce que tant de chrétiens refusent de donner au Seigneur… Ils sont, en outre, au milieu de la société, une constante prédication…»

    Citant le cardinal Pie (ami des moines) : «… le cachet de leur personnalité est d’en avoir le moins possible devant Dieu… pas de système, pas de combinaison, point d’arrangements dans leur sainteté… On ne saurait exprimer avec plus d’exactitude le caractère distinctif de saint Benoît et de sa Règle. On esprit particulier consiste bien à ne pas en avoir, afin de suivre avec une docilité enfantine l’Esprit de Dieu…Saint Benoît le conduit à ce but par le chemin des observances régulières. »

    Organisation de la journée autour de la liturgie des heures.

     

    «Les moines ne représentent pas, comme d’autres familles religieuses, une masse compacte s’imposant à l’attention publique. »

    «Quels sont les services qu’on peut attendre [des moines] ? Dieu seul les connaît. Toutefois, il est permis d’affirmer qu’ils seront la prolongation et le développement de ceux qu’ils ont rendus jusqu’à ce jour, et la résurrection, sous une forme nouvelle, de l’influence heureuse qu’ils ont longtemps exercée… Les règles monastiques [saint Benoît, saint Augustin, saint Basile, saint Bruno] ont sut arranger toutes choses de telle sorte que ces services dus au monde sortent de l’observance religieuse, comme de leur source véritable. Il est peu de nécessités sociales qui n’aient, sur un point ou sur un autre, provoqué l’établissement d’une congrégation religieuse… Au lieu de se choisir d’avance le lot qui leur revient, ils se bornent à occuper celui que leur désignent les circonstances providentielles… Tel est bien le cas de l’ordre bénédictin, c’est ainsi que le montrent ses annales et c’est ainsi qu’il restera jusqu’à la fin du monde.»

    «Les pouvoirs publics, en refusant aux chanoines titulaires l’indemnité qui leur est due, ont étouffé les dernières voix qui chantaient encore  sous les voûtes des cathédrales françaises. [écrit en 1920].»

    «A une génération plongée jusqu’au sommet de l’âme dans les intérêts temporels, [les religieux notamment les contemplatifs bénédictins] proclament la prépondérance des intérêts éternels, le rôle et la nécessité de la prière.»

    « L’individualité du moine [si brillant fût-il aux yeux des hommes] s’efface devant son monastère. »

    1.         Servir l’Eglise dans un esprit de sacrifice et de prière. [Distinguer le service de la société chrétienne et celui de l’Eglise (papes bénédictins, soutien aux séculiers etc.)]

    2.         Rendre à Dieu le devoir de culte que tant d’hommes lui refusent, par une liturgie appropriée. La manière dont moines et moniales s’acquittent de cette tâche importe beaucoup plus à la prospérité d’un pays que les victoires des armées, les développements du commerce, de l’agriculture ou de l’industrie, que tous les progrès des sciences et des arts… L’histoire atteste que la diminution et la désertion de la louange du Seigneur précèdent et accompagnent toujours l’affaissement public du sens chrétien.

    3.         Transmettre (tradere) la liturgie des heures.

    4.         « Il ne suffit pas au bénédictin d’accueillir le monde qui vient à lui et de lui inculquer le sens chrétien. Il est prêtre… Il cherche surtout à dissiper les ténèbres de l’ignorance qui sont la cause de la plupart des excès dans lesquels [tant de chrétiens] tombent.»

    5.         L’apostolat par la science : dans la grande tradition de Dom Mabillon et des études monastiques. «Ecrire dans les journaux, rédiger des articles de revues, publier des ouvrages de vulgarisation, [avec l’autorité d’un véritable homme de science] tout cela est important, indispensable pour refaire les idées d’un pays. Néanmoins, on n’atteindra jamais par là ce but si ardemment désiré. Il est nécessaire de viser plus haut, de porter la lumière de la foi sur ces sommets intellectuels d’où les masses reçoivent la pensée toute faite.» [Dom Martial Besse, alias Jehan alias Léon de Cheyssac, savait de quoi il parlait !]

    6.«Cherchez le Royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous sera donné par surcroît.» (Mat VI,33 ou Luc XII,31)

    «A l’exemple de Dom Guéranger, restaurateur en France de l’ordre bénédictin, Dom Besse n’opposait pas «le doux royaume de la terre» (selon l’expression de Bernanos) à la cité de Dieu. Pour édifier celle-ci, il voulait transformer celui-là… rendre la France chrétienne à elle-même.» (in Dom Besse, un bénédictin monarchiste, de Jean-Paul Besse, Editions de Paris, 2005).

    Dom Jean Leclercq osb, spécialiste de saint Bernard de Clairvaux et des institutions monastiques notamment au Moyen-Âge.

     

     

    «Aspects du monachisme hier et aujourd’hui», Editions de la Source, 1968

    [Du temps de l’apogée de Cluny] «les moines sont prêtres mais… même sur leurs domaines ils confient à des clercs séculiers la charge du soin des âmes.» Il insistait pour qu’on n’étudie pas les aspects économiques du monachisme bénédictin sans tenir les deux bouts de la chaîne : le religieux et l’économique. Cela vaut aussi pour les aspects politiques (au sens de l’implication dans la Cité) du monachisme bénédictin.

    Le pape Benoît XVI dans son célèbre discours du 12 septembre 2008 aux Bernardins, sur la culture européenne (à l’occasion du 150ème anniversaire des apparitions de Notre-Dame de Lourdes), s’appuie largement sur Dom Jean Leclercq («L’amour des lettres et le désir de Dieu», ré-édité Cerf 2008 précédé dudit discours aux Bernardins), pour expliquer que le propos des moines était «Quaerere Deum» et que le reste a été donné par surcroît (cf. Mt VI,33).

    Dom Chautard ocso

    L’Ame de tout apostolat, 1915, Traditions monastiques 2004

    Dom Chautard aborde d’une manière générale l’équilibre nécessaire entre la contemplation et l’action, et les dangers de l’activisme. Clairement, la recherche de Dieu et la contemplation passent en premier.

     

    Père Jérôme de Sept-Fons  ocso

    Saint Benoît de nouveau suivi, Ad Solem Spiritualité 2013

    «Quatre observances font office de quadruple rempart : l’office divin, le silence, l’oraison, le travail manuel.»

    «Saint Benoît semble avoir oublié de donner un nom au genre de vie qu’il instituait et propose à ses disciples : la vie contemplative. Cette notion n’a été précisée que progressivement.»

    Notion volontairement ambivalente de «service du Seigneur», dans la Règle. Servir le Seigneur ou service comme le Seigneur ?

     

    Dom Augustin Savaton osb

    Valeurs fondamentales du monachisme, Editions de Solesmes, collection Monastica, 2012

     

    Les moines bénédictins vivent en communauté, avec leurs frères, à la différence des moines du désert. Insistance de saint Benoît sur le cénobitisme et condamnation dure du gyrovaguisme (gyrovagie ?) et a fortiori du sarabaïtisme. Erémitisme réservé à une élite.

    Les têtes de chapitre sont : «Solitude- Pauvreté- Obéissance, humilité- Pénitence- Travail-Cénobitisme – Prière-Liturgie (RB 43,3 : « On ne préférera donc rien à l’œuvre de Dieu (à l’Office divin) »- Apostolat -Eschatologie.

    « On ne déçoit personne et on ne se trompe pas en appelant le monastère une famille ».

    Dom Savaton cite le passage suivant, extrait d’un mémoire du Chapitre général de la Congrégation bénédictine de France, 1925, qui nous paraît… capital ! dans le contexte du livre de Rod Dreher: «Notons avec soin que l’œuvre civilisatrice des moines s’est élaborée peu à peu, silencieusement, spontanément, sans programmes bien déterminés, sans mot d’ordre ni entente préalable entre monastères, du moins jusqu’à l’époque des Congrégations… C’est surtout grâce à l’exercice normal et tranquille de la vie cénobitique, et par leur fidélité à l’idéal ancien, que les bénédictins ont été réellement les bons operarii Domini – «ouvriers du Seigneur»- souhaités par saint Benoît.»

    Et aussi, citant Newman : «Cette action [celle de Rome] est extérieure aux bénédictins : ils sont aussi peu compromis par la main consacrée du Pontife [ qui appelle un moine à l’épiscopat] que par le gantelet de fer du tyran féodal… De même que [l’ordre bénédictin] manquait d’unité dans son origine, de même il n’avait ni homogénéité de structure ni simplicité et uniformité d’action ; il se propageait de la manière la plus capricieuse… ». Ou encore Dom Claude Martin, mauriste, dans sa « Pratique de la Règle de saint Benoît » (XVIIème siècle) : « La fin propre et particulière de la Règle et de l’Ordre de saint Benoît n’est autre que la contemplation…de sorte que dans toute cette Règle sainte, il ne se trouve pas un seul chapitre qui porte les religieux à l’action [apostolique]… ». Ou encore  [Aux yeux du restaurateur de la vie bénédictine en France, Dom Prosper Guéranger] le ministère extérieur demeurait une exception et un surcroît, déterminé par la Providence.» L’apostolat monastique (bénédictin du moins) est tout intérieur : il ne manque jamais d’hôtes au monastère.

     

    Dom Basil Hume osb

     

    Eloge de saint Benoît, Editions de Solesmes, Collection Monastica, 2010 (recueil de textes et allocutions prononcées à l’occasion du 1500ème anniversaire de la naissance de saint Benoît entre le 21 mars 1980 et le 21 mars 1981.)

     «Saint Benoît n’a pas eu l’intention de fonder un ordre.» [mais d’ordonner le fonctionnement d’un monastère, en pensant cependant à l’application de sa Règle par d’autres que lui.]

    «La Règle de saint Benoît permet à des gens ordinaires de mener des vies tout à fait extraordinaires.»

    Parmi les auteurs que nous convoquons ici, le Cl Hume est probablement le plus proche des opinions de Rod Dreher sur l’influence et l’exemple des Bénédictins sur la société civile.

    Prière, lecture spirituelle et travail.

     

    Dom Henri Leclercq osb

     

    L’ordre bénédictin, Editions Rieder, 1930

    L’ascétisme («exercice» en grec) exprime l’effort méthodique et poursuivi en vue de la pratique des conseils évangéliques. [En ce sens le bénédictin est un ascète.]

    Saint Benoît, fondateur et législateur- L’innovation de saint Benoît [par rapport aux règles et pratiques monastiques antérieures]-

    «Tandis qu’en Egypte on mange et dort à peine, qu’à Tabennîsi on repose sur un escabeau, au Mont-Cassin le moine est vêtu, chaussé, nourri, il couche sur un lit, prie et travaille, il jouit même de quelques loisirs ; ainsi la vie monastique est rendue accessible à qui «cherche Dieu». .. (Saint Benoît] estime faire assez en recommandant la pratique des conseils évangéliques, la stabilité dans le monastère, la fidélité des observances, la soumission au supérieur.»

    «La famille bénédictine comptait à peine un demi-siècle d’existence lorsqu’un de ses enfants fut élevé au souverain pontificat [saint Grégoire le Grand, en 590)].»

    «Les grands édifices religieux de l’époque romane ne sont pas des cathédrales mais des abbayes bénédictines.» Sorte de contrepoint entre le séculier et le régulier.

    «Influence de saint Odilon de Cluny : la Trêve de Dieu, qui interdisait toute attaque à main armée entre le mercredi soir et le lundi matin, et la Commémoration de tous les défunts (future Fête des morts).»

     «Influence de Cluny entre le 10ème et le 12ème siècle : restauration de la ferveur monastique, réhabilitation de la continence sacerdotale, rétablissement de la tradition épiscopale, affermissement du pouvoir de la Papauté, relèvement moral du peuple par le retour aux vertus et pratiques chrétiennes.». Puis, Cîteaux.

    «Influence du bénédictin Garcias de Cisneros (Montserrat) sur saint Ignace de Loyola dans ses Exercices spirituels.»

    Le Vénérable Louis de Blois (1506-1566), puis la réforme de Saint Vanne (1604) (Verdun, Lorraine) et Saint Maur (1630) en France. Rancé : 1626-1700. Louise de Condé : Bénédictines de l’Adoration perpétuelle du Saint-Sacrement. 1er septembre 1837 : Dom Guéranger abbé de Solesmes par décision de Grégoire XVI. Subiaco (Pierre qui Vire, en France) : Père Muard, 1850.

     

    Dom Gérard osb fondateur de l’abbaye Sainte Madeleine du Barroux

    Demain la chrétienté, Dismas, 1988

    Péguy (cité par Dom Gérard) : «Le spirituel est constamment couché dans le lit de camp du temporel».

     «En regardant le Ciel, ils ont dessiné les jardins de la terre.»

    «Tout monastère est une imitation du Ciel». (théorie de l’exemplarisme platonicien reprises par la scolastique).

    Ne pas oublier les martyrs, les rois et les saints, ainsi que les séculiers, dans la construction de l’Europe médiévale et son apogée au XIIème siècle. Ni des laïcs sans doute, de la trempe d’un Louis Veuillot ou d’un Emile Keller plus d’un millénaire après.

    «Lorsque quelques siècles [après la transformation de la Rome païenne par les chrétiens] saint Benoît édictera sa Règle, sans savoir qu’elle sera le futur code de civilisation des nations barbares, il n’aura qu’à protéger et purifier les assises de l’antique sagesse naturelle constituée par l’héritage gréco-latin, élevant graduellement ses disciples de la piété et de la probité romaines… jusqu’à l’imitation des mœurs divines, qui est le but de la vie monastique.»

    «Est-ce que… l’ordre, la raison, le sens harmonieux des gestes, la juste administration des biens et ce merveilleux équilibre de l’esprit qui gardera les grands mystiques européens des dangers du fanatisme et de la démesure… n’a pas d’abord été hérité [entre autres par saint Benoît, de la sagesse gréco-romaine ?]

    «La chrétienté naît du cœur des saints.»

    Chesterton : «Enlevez le surnaturel, il ne restera que ce qui n’est pas naturel.»

    Mt 6,33 : «Cherchez le royaume de Dieu est sa justice, et tout le reste vous sera donné par surcroît».

    «Si l’on demande aux société chrétiennes le secret d’un équilibre, précaire sans doute et toujours à reconquérir, mais qui après la chute de l’Empire romain permit aux âges obscurs de monter vers le XIIème et le XIIIème siècles pour donner à la France un saint Bernard, un saint Louis et un peu plus tard une sainte Jeanne d’Arc ; …on reconnaîtra d’abord dans le Quaerite primum, Cherchez d’abord…(Mt 6,33) la grande maxime exaltant la recherche magnanime du Royaume des cieux qui implique une confiance éperdue dans la bonté de Dieu et l’imitation de Jésus-Christ jusqu’à l’héroïsme et au sacrifice.»

    « C’est la liturgie qui, pendant seize siècles, a forgé l’esprit de chrétienté… »

    « Les deux cités de saint Augustin… : deux amours ont fait deux cités, l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi et l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu. »

    «L’Eglise a christianisé et civilisé l’Europe, en y fondant des communautés monastiques vivant sous la Règle de saint Benoît. … donnant l’exemple de la prière, du travail et de la charité fraternelle.»

    «Mais le miracle de la civilisation bénédictine est dû, croyons-nous, au texte même de la «Règle des moines», dont Viollet-le-Duc, encore agnostique, assurait qu’elle fut l’événement le plus important du Moyen-Age. Cosme de Médicis, prince exemplaire, la portait toujours sur lui et s’en inspirait dans le gouvernement de ses sujets.»

    «Si on me demandait ce qui a fait la prodigieuse fécondité de la Règle, je répondrais sans hésiter que c’est sa valeur éducative.» 

    «La Règle des moines fut par excellence le code de vie et le moyen d’éducation de la civilisation occidentale.»

    «… ils découvraient sans le savoir le fondement de l’humilité qui est le consentement à l’ordre.»

    «Dès les premiers mots de la Règle, l’homme est mis en présence de Dieu et c’est tout une éducation de l’âme qui se profile…La sainte liturgie sera le moyen privilégié…un deuxième moyen sera l’humilité…»

    «Nos anciens ont royalement ignoré démocratisation, dynamique de groupe, collégialité et autres inepties reposant sur l’idée stratosphérique d’un homme bon par nature. Ils ont construit l’Europe avec ces deux splendides moyens d’éducation que sont la Règle bénédictine fondée sur l’humilité et la liturgie ouvrant sur la lumière.»

    «Quelques orientations fécondes à l’égard des défenseurs ou des bâtisseurs de Chrétienté : l’humilité, la patience, la magnanimité, le refus de la médiocrité. »

    Pour Dom Gérard, la Chrétienté est à bâtir, elle n’est pas en situation de repli ou de survie défensive.

    Préface de Gustave Thibon : paradoxe de l’incarnation du divin dans le social : Dieu infiniment distant de cet univers, par sa transcendance et sa perfection absolue…descendu par son incarnation à portée de nos yeux et de nos mains… l’infini se localise, l’éternel épouse les rythmes du temps… Les fondateurs d’ordres religieux- saint Benoît par excellence-[ont veillé scrupuleusement sur les assises temporelles de l’éternel.]

    C’est au Moyen-Age que cette osmose du divin et de l’humain a trouvé sa plus haute expression… subordination existentielle de la cause à la condition…

    Selon Paul Valéry,«La véritable tradition dans les grandes choses n’est point de refaire ce que les autres ont fait, mais de retrouver l’esprit qui a fait ces choses et qui en ferait de tout autres en d’autres temps.»

    Dom Robert Le Gall  osb

     

     

    «L’esprit de saint Benoît pour tous», Mame, Ecole Cathédrale, 1995

    Les Cinq Trinités bénédictines :

    -           Ne rien préférer à l’amour du Christ

    -           La Communauté/La Règle/L’Abbé

    -           Obéissance/Silence/Humilité

    -           Œuvre de Dieu/Oraison/Lectio divina

    -           Stabilité de vie/Conversion des mœurs/Obéissance.

    La Règle de saint Benoît, code de la course vers Dieu.

    Historiquement, le monachisme occidental a eu un rôle fondamental dans l’évangélisation première de notre continent en trois vagues successives :

    -           les moines irlandais, bien que postérieurs à saint Benoît, au VIème siècle

    -           le mouvement inverse vers l’Angleterre avec saint Augustin de Cantorbéry sur ordre de saint Grégoire le Grand, au VIIème siècle, puis saint Boniface en Frise et Germanie au VIIIème siècle

    -           au VIIIème siècle, grâce à Charlemagne et saint Benoît d’Aniane, expansion du monachisme bénédictin en Europe, qui supplante la règle de saint Colomban ; aux Xème et XIème siècles, Cluny ; puis la troisième vague cistercienne avec saint Bernard de Clairvaux (1090-1153).

    Quatre éléments de l’héritage bénédictin peuvent aider le monde :

    -           la stabilité

    -           une économie de type familial

    -           la culture dans la maison Europe

    -           l’accueil de tous, moyennant le respect porté à celui qui accueille. 

     

    Dom Guy-Marie Oury osb

    (moine de Solesmes)

     

    Saint Benoît, patron de l’Europe, CLD 1979

    Les moines n’ont pas été les seuls à christianiser [l’Europe] mais leur rôle fut prépondérant.

    La grande aventure monastique commença le jour au saint Grégoire le Grand, moine bénédictin devenu pape, ordonna en 596 à Augustin, prieur du monastère Saint-André au Coelius à Rome, de partir avec un groupe de frères évangéliser les Angles (« faire des Angles des anges »).

    Les monastères n’ont pas seulement été les brasiers spirituels de l’Occident, ils ont été aussi les lumières dans l’ordre humain. Dans toute l’Europe, aucun facteur de civilisation ne semble pouvoir être comparé au monachisme.

    Benoît de Nursie est contemporain de Clovis, Geneviève, Remi et Clotilde. Il rédige sa Règle vers 535.

    Saint Benoît : l’Evangile en action – la vocation monastique, une vocation chrétienne plus poussée que la vocation des laïcs – Le retour à l’intériorité (habitare secum) – Respect des personnes et idéal communautaire- La primauté de la  prière- Si le grain de meurt (un renoncement qui n’est pas aliénation).

    Les moines, des spécialistes du Premier commandement.

     «Même aujourd’hui, alors, saint Benoît a quelque chose d’utile à nous dire lorsque nous nous efforçons dans notre monde moderne de trouver de nouveaux modes de direction et de nouvelles façons de vivre en communauté. »

    «La vie monastique est une manière, et seulement une manière, d’être chrétien».

    «Tandis que l’empire romain devenait l’Europe médiévale, les fils de saint Benoît préservèrent le savoir et civilisèrent leur environnement, et contribuèrent par là à transmettre aux générations futures ce que le passé avait de mieux à leur offrir.»

    « Saint Benoît a-t-il un message pour le monde moderne ?... Je pense qu’il y a beaucoup de réponses possibles à cette question. Je pense aussi, soit dit en passant, que saint Benoît aurait trouvé la question stupide, mais cette remarque est sans importance. »

    « Il y a dans la société actuelle un grand dilemme : beaucoup de compétences et de capacités dans nos mains, d’une part, et notre incapacité à agir correctement, d’autre part. Nous paraissons étrangement incompétents quand il s’agit de mettre les choses en ordre sur notre planète. »

    « [La Règle de saint Benoît] a donné à ses disciples une manière de vivre l’Evangile. »

    La prophétie de saint Benoît concernant le monastère qu’il avait fondé au Mont Cassin : « Ce monastère et tout ce que j’ai préparé pour les frères doit tomber aux mains des Barbares. » En effet, les Lombards saccagèrent le Mont Cassin entre 581 et 589. On sait les péripéties que traversa ce monastère ultérieurement, jusques et y compris le séisme de 2016 qui détruisit intégralement la basilique (cf. page 349 du livre de Rod Dreher).

    «Le modèle de la vie monastique réside… aussi dans la vie cachée de Jésus-Christ à Nazareth.»

    «Le monastère n’est pas seulement une école [ du service du Seigneur] mais aussi une famille.»

    «Comme dans le cas de la famille, les moines n’ont pas choisi leurs compagnons.»

     

    Bx Paul VI

    Allocution du Mont Cassin, 24 octobre 1964, Saint Benoît patron de l’Europe

     

    La notion de paix bénédictine. Importance de la salutation PAX qui imprègne la vie bénédictine. La 7ème Béatitude.

    «Oui, l'Eglise et le monde, pour des raisons différentes mais convergentes, ont besoin que saint Benoît sorte de la communauté ecclésiale et sociale pour se retirer dans la solitude et le silence d'où nous parviennent les accents enchanteurs de sa prière apaisée et profonde.» [cf. le Egredere de Bossuet]

    Habitare secum :

    «Dans les siècles lointains, l'homme accourait vers le silence du cloître, à la suite de saint Benoît de Nursie, pour se retrouver lui-même (il habita avec lui-même sous le regard du Spectateur d'en haut nous dit saint Grégoire le Grand, biographe de saint Benoît). Mais alors, ce geste était motivé par la décadence de la société, par la dépression morale et culturelle d'un monde qui n'offrait plus à l'esprit de possibilités de conscience, de développement, de conversation. Il fallait un refuge pour y retrouver la sécurité, le calme, l'étude, la prière, le travail, l'amitié, la confiance. Aujourd'hui, ce n'est plus la carence de la vie sociale qui nous pousse vers ce refuge, mais son exubérance. L'excitation, le bruit, l'agitation fébrile, l'extériorité, la foule menacent l'intériorité de l'homme. Il lui manque le silence avec son authentique parole intérieure, il lui manque l'ordre, la prière, la paix. Il lui manque lui-même. Pour retrouver la maîtrise et la joie spirituelles de lui-même, il a besoin de se remettre en face de lui-même dans le cloître bénédictin.»

    «… la fonction que le moine, l'homme regagné à lui-même, peut avoir non seulement envers l'Eglise — comme Nous le disions, — mais envers le monde, envers ce monde qu'il a quitté et auquel il reste attaché par de nouveaux liens créés par son éloignement même : contraste, étonnement, exemple, confidences possibles et conversations secrètes, complémentarité fraternelle. Disons seulement que cette complémentarité existe, qu'elle prend une importance d'autant plus grande que le monde a davantage besoin des valeurs conservées dans le monastère… »

    «Non pas que l'on doive penser à un nouveau Moyen Age caractérisé par l'activité dominante de l'abbaye bénédictine - aujourd'hui un tout autre visage est donné à notre société par ses centres culturels, industriels, sociaux et sportifs,- mais pour deux motifs qui font toujours désirer l'austère et douce présence de saint Benoît parmi nous : la foi, que lui et son ordre ont prêchée dans la famille des peuples, spécialement dans la famille Europe, la foi chrétienne, la religion de notre civilisation, celle de la sainte Eglise, mère et éducatrice des nations, et l'unité par laquelle le grand moine solitaire et social nous a appris à être frères, et par laquelle l'Europe fut la Chrétienté.»

    «C'est pour que cet idéal de l'unité spirituelle de l'Europe soit désormais sacré et intangible pour les hommes d'aujourd'hui, ceux qui peuvent agir et ceux qui ne peuvent que désirer, pour que ne leur manque pas l'aide d'en haut, pour mettre cet idéal en pratique par d'heureuses décisions, que Nous avons voulu proclamer saint Benoît patron et protecteur de l'Europe.»

     

    Bx Paul VI

    Bref «Pacis nuntius» (24 octobre 1964)

     

     «Messager de paix, artisan d'union, maître de civilisation, et, avant tout, héraut de la religion du Christ et fondateur de la vie monastique en Occident, tels sont les titres qui justifient la glorification de saint Benoît, Abbé. Alors que s'écroulait l'Empire romain désormais à son terme, que des régions de l'Europe s'enfonçaient dans les ténèbres et que d'autres ne connaissaient pas encore la civilisation et les valeurs spirituelles, ce fut lui qui, par son effort constant et assidu, fit se lever sur notre continent l'aurore d'une ère nouvelle. C'est lui principalement et ses fils qui, avec la croix, le livre et la charrue, apporteront le progrès chrétien aux populations s'étendant de la Méditerranée à la Scandinavie, de l'Irlande aux plaines de Pologne (cf. A. A. S., 1947, p. 453)… Nous constituons et proclamons saint Benoît, Abbé, patron principal de toute l'Europe, lui concédant tous les honneurs et privilèges liturgiques qui reviennent de droit aux patrons principaux.»

     

    Saint Jean-Paul II

    Homélie prononcée à Nursie le 23 mars 1980

     

     «De cette manière, père des moines, législateur de la vie monastique en Occident, il est devenu également indirectement le pionnier d’une  nouvelle civilisation. Partout où le travail humain conditionnait le développement de la culture, de l’économie, de la vie sociale, il lui ajoutait le programme bénédictin de l’évangélisation qui unissait le travail à la prière. Et la prière au travail. Il faut admirer la simplicité de ce programme et en même temps son universalité. On peut dire que ce programme a contribué à la christianisation de nouveaux peuples du continent européen et, en même temps, il s’est trouvé à la base de leur histoire nationale, une histoire qui compte plus d’un millénaire.»

    «Il est le patron de l’Europe de notre époque. Il l’est non seulement en considération de ses mérites particuliers envers ce continent, envers son histoire et sa civilisation. Il l’est aussi en considération de la nouvelle actualité de sa figure à l’égard de l’Europe contemporaine. On peut détacher le travail de la prière et en faire l’unique dimension de l’existence humaine. L’époque d’aujourd’hui porte en elle cette tendance.»

    «On ne peut pas vivre pour l’avenir sans comprendre que le sens de la vie est plus grand que celui du temporel, que ce sens est au-dessus du temporel. … il [faut] retrouver le sens de l’existence humaine tel qu’il était vécu par Benoît.»

     

    Saint Jean-Paul II

    Lettre du pape Jean-Paul II au Père abbé du Mont Cassin, à l’occasion du 15ème centenaire de la naissance de saint Benoît.

     

     «Au cours des six premiers siècles qui ont suivi sa mort, la règle bénédictine a envahi pacifiquement toute l’Europe, excepté les pays de la sphère byzantine qui cependant en sentirent l’influence…L’œuvre admirable qu’ils ont effectué… a été celle de l’unité des peuples, fondée sur une foi chrétienne commune… Cette unité de foi et de sentiments… a été le tissu spirituel créé par les bénédictins…L’union de la famille monastique constituée par la Règle, avec un chef unique, qui est aussi le Père et le Maître responsable de tous les membres, avec une hiérarchie de personnes et de valeurs bien fixées, avec le vœu de stabilité, avec un ordre précis de prière et de travail, avec des rapports fraternels alimentés par une vive charité, étaient toute une école et un modèle pour les moines évangélisateurs et les nouveaux peuples évangélisés ( ? contredit l’absence de programme ?)

    …Le fonds de la culture européenne a été et est encore heureusement imprégnée de christianisme. Il faut que l’Evangile soit le livre le plus connu et le plus aimé… »

     

    Saint Jean-Paul II

    Discours au Sacro Speco (Subiaco) le 28 septembre 1980

     

    Saint Benoît patriarche de l’Occident, patron de l’Europe. Fondateur du monachisme occidental, au-delà du monachisme bénédictin.

    Saint Jean-Paul II établit un parallèle entre Egalité+Fraternité, dont on connaît les origines, avec la réhabilitation du travail manuel et intellectuel par saint Benoît, qui joint à la prière acquiert sa dignité, suivant en cela l’Apôtre des Gentils. «Le mot d’ordre Ora & Labora [même s’il ne figure absolument pas dans la Règle] est un message de liberté… n’est-il pas un appel à se libérer de l’esclavage de la consommation…»

     

    Benoît XVI

    sur saint Benoît, audience générale du 9 avril 2008

     

    « Saint Benoît de Nursie [saint patron du pontificat de Benoît XVI], par sa vie et son œuvre, a exercé une influence fondamentale sur le développement de la civilisation et de la culture européenne… De fait, l’œuvre du saint et, en particulier, sa Règle, se révélèrent détentrices d’un authentique ferment spirituel qui transforma le visage de l’Europe au cours des siècles,… C’est précisément ainsi qu’est née la réalité que nous appelons «Europe»… [La situation visible du Montecassino] revêt un caractère symbolique : la vie cachée monastique a sa raison d’être, mais un monastère possède également une finalité publique dans la vie de l’Eglise et de la société, il doit donner de la visibilité à la foi comme force de vie [cf. saint Matthieu 5, 13-16 : lumière sous le boisseau, ville sur la montagne…]… Mais la spiritualité de Benoît n’était pas une intériorité en dehors de la réalité… il ne perdit jamais de vue les devoirs quotidiens et l’homme avec ses besoins concrets.

    [Le monachisme bénédictin comme façon d’être, comme éthique]

     

    Benoît XVI

     

    Discours aux Bernardins sur les origines monastiques de la culture européenne, 12 septembre 2008, à l’occasion du 150ème anniversaire des apparitions de Notre-Dame de Lourdes.

     

    Comme on l’a déjà dit, Benoît XVI s’appuie largement, au-delà de sa pensée propre qui est puissante, sur Dom Jean Leclercq.

    « Avant toute chose, il faut reconnaître avec beaucoup de réalisme que leur volonté n’était pas de créer une culture nouvelle ni de conserver une culture du passé. Leur motivation était beaucoup plus simple. Leur objectif était de chercher Dieu, quaerere Deum… La recherche de Dieu requiert […] une culture de la parole, ou, comme disait Dom Jean Leclercq, «Eschatologie et grammaire sont dans le monachisme occidental indissociables l’un de l’autre.»

    « Mais notre réflexion serait incomplète si nous ne fixions pas aussi notre regard, au moins brièvement, sur la deuxième composante du monachisme, désignée par le terme « labora ». Dans le monde grec, le travail physique était considéré comme l’œuvre des esclaves. Le sage, l’homme vraiment libre, se consacrait uniquement aux choses de l’esprit… La tradition juive était très différente : tous les grands rabbins exerçaient parallèlement un métier artisanal… Saint Augustin avait fait de même en consacrant au travail des moines un ouvrage particulier…  «Mon Père est toujours à l’œuvre et moi aussi je suis à l’œuvre.» (Jn V,17)  Theos ergazetai. »

    « Nous sommes partis de l’observation que, dans l’effondrement de l’ordre ancien et des antiques certitudes, l’attitude de fond des moines était le Quaerere Deum – se mettre à la recherche de Dieu-. C’est là, pourrions-nous dire, l’attitude vraiment philosophique : regarder au-delà des réalités pénultièmes et se mettre à la recherche des réalités ultimes qui sont vraies. »

    Benoît XVI enchaîne ensuite et termine sur le discours de saint Paul à Athènes sur le dieu inconnu, en affirmant que la question n’est pas moins d’actualité aujourd’hui qu’au 1er siècle encore païen : la recherche de Dieu reste prioritaire et incontournable.

    On ne dissertera pas ici sur les différences entre culture et civilisation, la seconde étant réputée englober davantage de chose que la première, notamment des aspects comme les modes de fonctionnement économiques ou la technique (cf. Hofstede, Levi-Strauss etc.)

     

    Louis Bouyer c.o

     

    «Le sens de la vie monastique»,1950, Cerf 2008

    «Le moine est celui pour lequel [l’appel à suivre le Christ] s’est fait si insistant qu’il n’est pas question d’y répondre demain mais aujourd’hui… C’est la vocation de tout baptisé, mais parvenue à son maximum d’urgence… Dans toute vocation chrétienne, il y a le germe d’une vocation monastique… [Il n’y a pas de place] pour une ascèse positive, constructive, qui ne rejetterait rien de ce monde mais y consacrerait tout à la gloire de Dieu… Cette illusion n’est qu’une tentation, la première et la plus élémentaires des tentations que le Diable a essayées sur Notre-Seigneur. Elle repose, comme toutes les tentations, sur le mensonge d’une confusion préalable… Le sens de la vie monastique est donné par une réalité foncièrement intérieure…Ce qu’il cherche, s’il est vraiment moine, ne peut être quelque chose. C’est Quelqu’un…Etre moine, c’est donc simplement être un chrétien intégral… La vie monastique… c’est la vie chrétienne rompant avec tous les liens, toutes les attaches avec le monde qui l’empêchent d’être intégrale. Radicalité. Le moine est un de ces violents qui ne se contente pas de se préparer à accueillir le règne de Dieu quand il viendra, mais qui prétendent s’en emparer eux-mêmes tout de suite … Ou bien l’on croit vraiment que le moine, en tant qu’homme de prière, remplit une fonction irremplaçable dans l’Eglise, ou bien on ne le croit pas.»

    Le RP Bouyer, dont l’érudition en général et l’érudition spirituelle en particulier n’est plus à démontrer, a passé plusieurs années de sa vie aux multiples facettes, au monastère bénédictin de Saint-Wandrille. Les chapitres successifs de son livre sont les suivants, ils parlent d’eux-mêmes de ce qui fait l’essentiel de la vie monastique :

    Chercher Dieu- La vie angélique- Mort et vie nouvelle-…- Détachement et dépouillement- Prière-Pénitence et mortification- Le travail- Lectio Divina- Opus Dei- La Messe- …

     

    Bossuet

     

    Panégyrique de saint Benoît, prononcé à Paris devant des moines bénédictins, un 21 mars aux environs de 1665

    «Le croirez-vous, mes Frères, si je vous le dis, que toute la doctrine de l'Evangile, toute la discipline chrétienne, toute la perfection de la vie monastique est entièrement renfermée dans cette seule parole : Egredere, «Sors ?» (Gen 12,1) … Car qu'est-ce qu'un moine véritable, et un moine digne de ce nom , sinon un parfait chrétien ? Faisons donc voir aujourd'hui, dans le Père et le Législateur, le modèle de tous les moines, la pratique exacte de ce beau précepte, après avoir imploré le secours d'en haut, etc.»

    « Telle est la vie chrétienne; telle est l'institution monastique, conformément à laquelle nous regarderons saint Benoît dans une continuelle sortie de lui-même , pour se perdre saintement en Dieu. »

    « Cette règle, c'est un précis (pressis ?) du christianisme, un docte et mystérieux abrégé de toute la doctrine de l'Evangile, de toutes les institutions des saints Pères, de tous les conseils de perfection. Là paraissent avec éminence la prudence et la simplicité, l'humilité et le courage, la sévérité et la douceur, la liberté et la dépendance ; là, la correction a toute sa fermeté, la condescendance tout son attrait, le commandement sa vigueur et la sujétion son repos, le silence sa gravité et la parole sa grâce, la force son exercice et la faiblesse son soutien, etc. Et toutefois, mes Pères, il l'appelle un commencement pour vous nourrir toujours dans la crainte.»

     

    Gérard Guyon (juriste)

     

    «La Règle de saint Benoît, aux sources du droit», Dominique Martin-Morin, 2012

    «Les bénédictins clés de voûte de l’Occident. L’action qu’ils exercent sur la société humaine est secondaire par rapport à leur but, qui est l’Opus Dei, prier pour le salut des hommes et assurer l’office divin tout au long du jour.»

    « Avec la Règle de saint Benoît, on se trouve en présence d’un texte réglementaire à la mesure de l’ensemble de l’Occident.»

    «Saint Benoît est le premier génie à éclairer la voie qui conduisit à la Chrétienté, comme Dante est le dernier à synthétiser la vie spirituelle et à témoigner de sa fin…»

    «L’affirmation de l’existence de liens étroits entre la spiritualité et le droit permet de mieux comprendre l’influence que la Règle bénédictine et la personne de son auteur ont exercée sur la société médiévale et sur l’ensemble du monde occidental.»

     

    J. Décarreaux 

     

    «Les moines et la civilisation en Occident, des invasions à Charlemagne», Arthaud, Signes du temps, 1962

    Les titres des chapitres parlent d’eux-mêmes :  La civilisation en péril- L’épopée du désert- Les moines à la conquête de l’Occident- Les clans des Celtes- Le Mont-Cassin, lumière sur l’Occident-Les bénédictins anglo-saxons

     

    G. Ambroise

     

    «Les moines du Moyen-Age, leur influence intellectuelle et politique en France», Picard 1946

    Chapitre III : Action politique des bénédictins du VIème au XIIIème siècle

     

     



    [1] Il écrit dans le journal « The American Conservative »

    [2] Voir par exemple « Radical Orthodoxy, pour une révolution théologique » de Pabst et Venard, Ad Solem 2004. Mouvement inspiré par Cavanaugh, Pickstock, Milbank & alii, en écho au « best seller » de GK Chesterton, « Orthodoxy »1908, qui attaquait brillamment et vigoureusement le scientisme et le matérialisme. Radical Orthodoxy, qui se réclame d’une forme rénovée du thomisme, se propose ni plus ni moins que : récupérer la tradition patristique et médiévale, la repenser en termes post-modernes, et articuler une vision alternative de la modernité. La démarche peut présenter des analogies avec le «pari bénédictin» dont il est question ici.

    [3] Sauf erreur, l’expression est du Bx Paul VI. Peut-être dans son discours à l’ONU.

    [4] Cf. le best-seller de Zygmund Baumann « Liquid Modernity », 2000

    [5] Sauf, de plus en plus, les spams et coockies et pop-up en tous genres…

    [6] S’inspirant en cela d’une pratique juive contemporaine, Reboot ou le Shabbat numérique : http://www.sabbathmanifesto.org/

    [7] Pour mémoire : « ascèse » signifie en grec « exercice », autrement dit une pratique régulière visant à acquérir certaines vertus ; les conseils évangéliques dans le cas des moines.

    « Le préjugé du déterminant universel des chertésLes cinq attributs de la marchandise »
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