Blog de l'AEC, Association des Économistes Catholiques
5/ Que disent les anti-capitalistes et les «capitalo-sceptiques» ?
On l’a vu, la doctrine sociale de l’Eglise catholique n’est pas anti-capitaliste, elle est prudente voire méfiante. Elle discerne les dangers et les dérives potentielles liées à la nature humaine dans la manipulation massive des richesses et de l’argent. Elle est en revanche clairement anti-chrématistique, quelque forme que prenne la chrématistique (comme on l’a déjà vu, la chrématistique est la vie des affaires, choisie comme genre de vie et but de vie, ou l’enrichissement vécu comme une fin.)
Essayons maintenant de trouver des véritables anti-capitalistes. Par "anti-capitaliste", on entend ici un système de pensée digne de ce nom, qui ne se contente pas de vilipender le capitalisme tout en vivant en symbiose avec lui ou en étant un de ses faux-nez. C’est moins facile qu’il n’y paraît au premier abord (si l’on admet que le socialisme sous l’angle économique n’est pas autre chose qu’un capitalisme d’Etat, où les capitaux sont concentrés entre les mains d’une oligarchie.)
Nous reviendrons plus loin sur les idées de G.K. Chesterton dans son ouvrage sur le sujet : «Plaidoyer pour une propriété anti-capitaliste» (1926), titre original «Out of Sanity», Editions de l’Homme Nouveau,2009.
5.1 Si on laisse de côté la fausse opposition (du point de vue économique) entre socialisme et capitalisme, on peut trouver dans « Le capitalisme, 2. L’économie capitaliste » de Jean Baechler (Gallimard, Folio Histoire, 1995) un utile récapitulatif des arguments habituellement opposés au capitalisme. Il distingue dans les oppositions au capitalisme :
- - celles qui le visent en tant que chrématistique. L’opposition au capitalisme est dans ce cas basée sur le renversement des valeurs qu’opère ce mode économique et la transformation d’un moyen (l’économie) en une fin (l’enrichissement permanent et la croissance indéfinie, et non la « vie bonne »). En ce sens le capitalisme serait contre nature et déshumanisant. Apparaît également l’argument de l’épuisement des ressources naturelles.
- - et celles visant la propriété, le marché et l’entrepreneur. Cette seconde catégorie d’opposition est moins radicale que celle contre la chrématistique, considérant que le capitalisme tel qu’il est réalisé aux XIXème et XXème siècles est une déviation pathologique par rapport à une « normalité économique » qu’il est possible de corriger sans sortir de la modernité. Dans la critique du marché, apparaissent les arguments de l’aliénation, du gaspillage et de myopie (du marché). Le remède serait le « plan ».
Baechler considère que les attaques contre les « capitalistes » et les « bourgeois » visent en réalité les entrepreneurs, personnages dont la nature est sensible au profit et à la prise de risque personnel.
5.2 Donnons la parole à Paul Jorion, qui fut un des premiers à annoncer la crise financière de 2008. Il a rassemblé plusieurs articles dans un ouvrage intitulé «Se débarrasser du capitalisme, une question de SURVIE», Fayard 2017. Selon Jorion, il faut en finir avec le capitalisme et les économistes (ou théories économiques) à la solde du capitalisme, car l’un comme les autres sont incapables :
- de prédire correctement quoi que ce soit ;
- de tirer les leçons des expériences répétées (de crises financières successives).
De plus, le capitalisme actuel (peut-être vaudrait-il mieux parler de capitalisme ultra-libéral, comme le fait Jorion lui-même dans son introduction) repose sur le triptyque malsain «concurrence- compétition-compétitivité».
Le capitalisme occidental contient en lui-même une «machine à concentrer les richesses» qui le conduit à se gripper lui-même.
Il propose comme alternative non pas autre chose que le capitalisme mais un capitalisme tempéré qu’il appelle socialisme, moyennant une dizaine de mesures drastiques.
5.3 Le prix Nobel de sciences économiques Maurice Allais n’est pas à proprement parler ce qu’on appelle un anti-capitaliste, mais il met énergiquement en garde, avec une liberté de pensée et une méthode intellectuelle remarquables, contre les dangers du libre-échange mondialiste, notamment pour l’emploi. Voir par exemple «La mondialisation, la destruction des emplois et de la croissance, l’évidence empirique», Clément Juglar 1999. Dans une plaquette diffusée par l’Association française de science économique (9/11/1999) «Les conditions monétaires d’une économie de marchés», il conclut par : « … une telle économie ne peut être réellement acceptable que si elle respecte un minimum de principes éthiques, excluant notamment l’apparition de revenus non gagnés, ne correspondant pas à des services effectivement rendus, qu’il s’agisse des revenus indus générés par la création ex-nihilo de moyens de paiement par le système bancaire, des revenus indus résultant des fluctuations de la valeur réelle de la monnaie, ou des revenus indus générés par le fonctionnement actuel des marchés des valeurs mobilières… un droit fondamental de l’homme, c’est d’être protégé efficacement contre un fonctionnement inéquitable, sinon malhonnête, de l’économie de marchés permis actuellement par une législation inappropriée.»
5.4 Joseph Stiglitz, autre prix Nobel, n’est pas non plus ce qu’on appelle un anti-capitaliste forcené ; pas plus que Jeremy Rifkin. Le premier («La grande désillusion», Fayard 2002 ; «Quand le capitalisme perd la tête», Fayard 2003), Le triomphe de la cupidité 2010, Babel 2011) tire cependant la sonnette d’alarme depuis vingt ans, au vu des excès dramatiques de la financiarisation de l’économie et des produits dérivés, notamment. Son credo : «Les marchés sont au cœur de toute économie dynamique mais ne fonctionnent pas bien tout seuls.» Son diagnostic dans Freefall («Le triomphe de la cupidité», Babel Actes Sud, 2011) : « Quelque chose est détraqué, c’est plus qu’une crise financière» (il parle de la crise de 2008) .«La cupidité triomphe de la prudence» : cette phrase, titre d’un chapitre entier, semble tout droit sortie d’un manuel de théologie morale… Sa proposition : un nouvel ordre capitaliste répondant à six défis :
- écart entre demande mondiale et offre mondiale
- dérèglements environnementaux
- déséquilibres mondiaux
- instabilités croissantes
- passage de l’industrie aux services, et problèmes d’emploi associés
- défi des inégalités.
Pour cela : promouvoir l’innovation, fournir des assurances et des protections sociales, empêcher l’exploitation (n’oublions pas que Stiglitz est centré sur les Etats-Unis., et a donc une vision de l’Etat différente de celle qu’on peut en avoir en France). Il conclut son ouvrage en appelant à une nouvelle société, plus juste etc. Autrement dit il confirme le lien entre sphère politique et sphère économique, ce qui n’est pas le cas de tous les économistes, y compris catholiques. Même l’abbé Meinvielle a hésité sur ce dernier point, entre «Conception catholique de l’économie», 1936 et «Concepts fondamentaux de l’économie», 1953.
Là encore, pas d’alternative au capitalisme, même si on aura du mal à en trouver une définition chez Stiglitz.
Quant à Jeremy Rifkin («La fin de travail», 1995, préfacée par Michel Rocard dans l’édition française La Découverte Poche,2006) il pose le même genre de diagnostic inquiet et recommande le même genre de reprises en main, avec peut-être un accent plus fort sur les aspects sociaux et éthiques.
5.5 Certains comptent sur le changement climatique et les inquiétudes qu’il suscite, pour ramener le capitalisme à raison ; par exemple le collectif sous la direction de Jacques Mistral «Le climat va-t-il changer le capitalisme», Eyrolles 2015. Ce ne sont donc pas des climato-sceptiques, et c’est donner peut-être au capitalisme (qui est-ce, où peut-on le rencontrer et négocier avec lui ?) une personnalité qu’il n’a pas et détourner du politique une responsabilité qui est la sienne (domestiquer le capitalisme). Mais là encore, on est dans l’ajustement ou l’amélioration, pas dans l’alternative radicale.
5.6 Jetons un coup d’œil sur les théories de la décroissance, de la frugalité, de la sobriété heureuse etc. pour nous demander si elles constitueraient, contrairement au socialisme, une alternative économique réelle au capitalisme, libéral ou pas. Les noms les plus connus dans cette sphère de pensée sont ceux du Pr Georgescu-Roetgen, théoricien scientifique de la décroissance ; Serge Latouche , Pierre Rabhi , Alain de Benoist ; ainsi que des précurseurs comme Jacques Ellul ou Bernard Charbonneau. Ces visions de la société et de l’économie trouvent leur origine dans la récusation des excès du capitalisme et des dégâts sur l’environnement – se rapprochant dangereusement dans certains cas de la «deep ecology» - et elles récusent la notion de développement durable au nom de l’épuisement fatal des ressources finies. En revanche une décroissance durable, basée sur une tempérance et une frugalité retrouvées, par raison et non plus par obligation, est possible selon les tenants de la décroissance. Mais il semble que le modèle économique capitaliste ou socialiste ne joue qu’un rôle de second plan : ce qui compte, c’est la sobriété plus que le régime dans lequel elle s’exerce. L’auteur de cet article n’y voit donc pas une alternative au capitalisme mais plutôt une modulation radicale sans changement de paradigme.
5.7 Falk van Gaver, auteur de «Christianisme contre Capitalisme» (Cerf,2017), règle à la fin du livre quelques comptes personnels avec les climatosceptiques. L’essentiel du livre est consacré à l’idée selon laquelle les riches (matériellement) doivent appliquer à la lettre l’interprétation des Béatitudes qui est celle de l’auteur et s’appauvrir volontairement. Ce n’est pas l’opinion des commentateurs autorisés des Béatitudes (saint Augustin, saint Thomas d’Aquin, Dom Delatte, Ludolphe le Chartreux pour ne citer qu’eux) qui expliquent que la pauvreté en esprit (première Béatitude) est un renoncement à l’attachement aux biens de ce monde, et non la recherche de la pauvreté ou de la misère volontaire. C’est également supposer que richesse et pauvreté matérielles sont entre les mains de chacun, alors qu’il est évident que tout ne dépend pas de soi dans la situation matérielle où l’on se trouve.
5.8 C’est le lieu de signaler deux initiatives intéressantes, même si elles ne remettent pas non plus en cause le cadre général du capitalisme.
La première est la SOSE : Société à Objet Social Etendu, promue par Segrestin, Levillain, Vernac, Hatchuel dans «La Société à Objet Social Etendu, un nouveau statut pour l’entreprise», Presses des Mines, Economie et Gestion, 2015. Cet ouvrage est consacré à la question de l’extension en droit de l’objet social des entreprises, afin de soutenir les actions menées par l’entreprise (en particulier son dirigeant face à/avec ses actionnaires) non seulement dans le domaine économique et social mais aussi dans les domaines sociétaux et environnementaux. Noter que des entreprises comme Nutriset ont concrétisé cette approche. Blanche Segrestin et Armand Hatchuel s’étaient déjà signalés par la publication en 2012 de «Refonder l’entreprise», Seuil, République des idées.
La seconde, assez proche dans l’esprit, émane d’Olivier Pinot de Villechenon (commenté ailleurs sur le site des AEC) : «La société de capitalisme solidaire, instrument du bien commun» (Presses universitaires de l’IPC, 2017).
5.9 Revenons à Chesterton et à son ouvrage «Plaidoyer pour une propriété anti-capitaliste» (1926), titre original «Out of Sanity», Editions de l’Homme Nouveau, 2009). Il y préconise le distributisme, qu’on peut tenter de résumer par un retour à la petite propriété et une émancipation de la « grande propriété» (notamment de la finance et des trusts) la promotion des échanges à court rayon d’action (tendance qu’on constate aujourd’hui notamment en France avec le locavorisme par exemple et les relations directes de producteur à consommateur, y compris avec des formes originales de transactions non-monétaires).
5.10 Faute de temps, nous n’avons pas survolé les différentes formes d’économie ou de régime économique dans le monde, qui échapperaient de façon efficace et durable à la tyrannie du capitalisme financier, apatride et mondialiste, tout en assurant la prospérité matérielle des sociétés qui les pratiquent. Elles ne semblent pas très nombreuses. Cher lecteur, n'hésitez pas où les mentionner ainsi qu'à me signaler toute omission majerue dans l'inventaire qui précède des "capitalo-sceptiques"!
En conclusion de ce cinquième article, il semble bien qu’à part les corporations de métiers (qui gardent tout le sens y compris dans une économie numérisée) et la petite propriété promue par Chesterton, il n’y ait pas de système économique alternatif au capitalisme (dès lors une fois encore qu’on récuse la fausse opposition capitalisme/socialisme dans le domaine économique). Le prochain article sera l’occasion de revenir sur les corporations, éradiquées par l’esprit dit des Lumières et la Révolution française (et les autres). Ne serait-ce que parce que la doctrine sociale de l’Eglise en a toujours fait un des piliers d’une saine économie au service de la cité: http://www.aecfrance.fr/le-christianisme-est-il-a-l-origine-du-capitalisme-6-la-question-des-c-a132633966