Une telle affirmation surprendra à la fois les nostalgiques de la « valeur intrinsèque » des métaux précieux et ceux qui voient dans le numérique la fine fleur de la modernité, mais elle résulte d’une analyse très solide des données historiques disponibles. Toutefois, de même que tout ce qui brille n’est pas or, tout ce qui est numérique n’est pas monnaie ; en particulier, comme nous allons le voir, les « cryptomonnaies » ne sont pas des monnaies. Mais, avant d’en arriver à ce sujet d’actualité, prenons un peu de recul.
Nos ancêtres ne travaillaient généralement pas pour de l’argent. Le paysan cultivait la terre pour se nourrir, lui et sa famille, de ses récoltes. Son travail s’apparentait à l’actuel travail domestique que les membres d’une famille effectuent pour eux-mêmes. Les ménages ne vivaient pas, pour la plupart, en autarcie complète, mais ils n’achetaient et vendaient qu’une faible quantité de biens et de services. L’existence de seigneurs qui voulaient prélever une partie de leur production pour vivre de manière plus luxueuse et faire la guerre requit une organisation plus complexe.
Certains biens, par exemple les céréales, se stockent et se conservent assez facilement. Les grands constructeurs, tels que les Pharaons, organisèrent une comptabilité écrite précisant la quantité d’orge ou de seigle que devait chaque fellah, et permettant de vérifier la bonne exécution des livraisons dues à leurs services. La numération servit ainsi à définir des devoirs – des dettes – et à vérifier leur paiement (la livraison de la quantité de grain prévue pour chaque cultivateur par l’administration pharaonique). C’est grâce à cette organisation numérique disons pré-monétaire, permettant de rétribuer les nombreux ouvriers, contremaîtres et architectes, que furent construits palais, temples et pyramides. Le chât, unité de compte dont on n’est pas certain qu’elle ait correspondu à un poids donné de métal précieux, à la différence du séniou (lié à l’argent) et du deben (lié au cuivre) qui furent utilisés plus tard, permit une organisation administrative très efficace, comportant des prix fixés par les pouvoirs publics.
La Mésopotamie et des territoires correspondant à une partie de l’Iran actuel connurent une autre forme d’organisation monétaire, moins centralisée, dont les traces demeurent sous forme de millions de tablettes d’argile, matériau beaucoup plus durable que le papyrus égyptien. La fonction de contrôle apparût de façon très précoce avec les bulles de terre cuite contenant un bref message, parfois un simple chiffre indiquant le nombre des moutons expédiés à un acheteur. Il s’agissait d’éviter que les convoyeurs ne cèdent à la tentation de conserver pour eux une partie des bestiaux qui leur avaient été confiés. Nous touchons là du doigt une raison d’être importante de la monnaie : compter, comptabiliser, pour rendre plus difficiles les chapardages, les détournements.
Pour être un bon instrument au service de l’organisation des échanges, des prélèvements fiscaux et des actions tant officielles que privée, le système monétaire doit ne pas être trop facilement manipulable, notamment par les pouvoirs publics. C’est à cela que servit, depuis l’antiquité gréco-romaine, le rattachement des unités monétaires à des quantités de métal précieux. Certes, les princes ne se privèrent pas de modifier les définitions des unités monétaires en or ou en argent, mais ces actions ternissaient leur réputation, et donc l’accès au crédit dont ils avaient souvent besoin. De plus, l’intensification des échanges entre agents de pays différents rendait très utile l’utilisation d’un « étalon » indépendant des pouvoirs politiques. Les hommes d’affaires du Moyen Âge et de la Renaissance préféraient bien les écritures aux pièces, mais la valeur des écritures peut être modifiée par la sphère politique, tandis que l’or et l’argent échappent, dans une assez large mesure, à leurs actions arbitraires. L’inconvénient des mutations (changements de la définition or ou argent de l’unité monétaire) pratiquées par certains rois était moindre que la valse incessante des étiquettes que l’on observe aujourd’hui encore dans les pays dont les dirigeants ne respectent pas les règles qui assurent une organisation monétaire de bonne qualité.
Depuis la disparition de l’étalon-or, il est devenu évident que la monnaie est constituée de créances qui ont comme contrepartie des dettes, le tout formant un ensemble très complexe si l’on entre dans le détail, mais dont le principe de fonctionnement est assez simple. La difficulté première est de comprendre qu’un débiteur ne doit pas quelque chose, mais une opération numérique, ou une série d’opérations, et qu’un créancier possède essentiellement le droit de réaliser certaines opérations. Concrètement, la personne qui emprunte pour acheter un logement s’engage à disposer d’un compte en banque suffisamment approvisionné pour supporter, mois après mois, le débit convenu. Et la personne dont le compte est suffisamment créditeur peut rentrer dans un magasin et en ressortir avec une robe ou un filet de bœuf, moyennant le débit de son compte.
Un tel système repose entièrement sur le contrôle de solvabilité de ses membres les uns par les autres, et de quelques-uns par une instance supérieure telle qu’une banque centrale. La banque de M. Dupont veille avec l’aide des pouvoirs publics à ce qu’il n’aille pas acheter une Rolls s’il n’a que 2 000 € sur son compte : au cas où le vendeur de ces dispendieuses automobiles se laisserait abuser par la bonne présentation de M. Dupont (échec du premier contrôle de solvabilité), la banque de ce gentleman indélicat refuserait d’honorer sa signature et la belle anglaise ne tarderait pas à regagner le dépôt dont elle n’aurait pas dû sortir.
Cet exemple est simpliste, mais il permet de comprendre l’essence du phénomène monétaire : un contrôle de toutes nos opérations acquisitives, contrôle reposant sur une question (le plus souvent implicite) permanente : solvable ou pas solvable ? Le prêteur, tout comme le vendeur, va se poser cette question et chercher une réponse crédible, par-delà les faux-semblants. La question « ce projet d’investissement est-il ou non de bon aloi ? » remplace la question « cette pièce d’or contient-elle le bon poids de métal fin ». Nous utilisons des monnaies dites « de crédit », émises à l’occasion de dépenses d’investissement ou de consommation, et tout notre système monétaire et financier repose sur le travail de fourmi effectué par des millions d’agents qui supputent la solvabilité de millions d’autres agents.
Les bitcoins et autres ethers ou ripples ne sont pas émis en accordant des crédits, comme le sont les euros et les dollars ; ils proviennent d’un « minage » effectué sur un gisement quantitativement limité, et sont achetés à l’organisme qui joue le rôle de société minière. Comme dans le conte d’Andersen, l’habit neuf de l’Empereur est acheté mais il n’existe pas, si ce n’est dans l’esprit des courtisans. Ce conte nous en révèle bien plus sur le fonctionnement de certains pans de nos économies qu’un gros manuel signé par un prix Nobel : aucune dette n’a été émise, la société de minage virtuel n’est pas devenue simultanément créancière et débitrice de ses clients, elle a simplement vendu comme s’ils avaient une valeur des sortes de tickets numériques que des collectionneurs et des spéculateurs acquièrent par snobisme ou avec l’idée de les revendre à un prix supérieur. Jusqu’à ce qu’un petit garçon s’écrie que l’Empereur est nu, les courtisans, par leurs exclamations et leurs louanges, et surtout par leurs offres d’achat, donnent à cet habit imaginaire – à cette cryptomonnaie – une valeur marchande.
Il est certes possible de payer en bitcoins l’achat d’un bien ou d’un service : le troc existe depuis des millénaires, et il y a toujours eu des petits malins capables de se faire donner un bon gigot d’antilope en échange d’un grigri revêtu, soi-disant, d’un pouvoir magique. Bien entendu, le grigri a fait l’objet d’une cérémonie durant laquelle ont été prononcées des phrases sibyllines censées mettre en rapport avec le monde des esprits. Les mineurs de cryptomonnaies procèdent de manière analogue : le recours à la blockchain est l’équivalent contemporain des formules mystérieuses et sacrées prononcées par les sorciers de l’âge de pierre.
La crédulité a sans doute des limites, mais il y a la place pour faire pas mal de chemin – et de dégâts – avant de les atteindre. Le directeur de la recherche de la BRI (Banque des règlements internationaux, institution pivot de la coopération entre les banques centrales des différents pays ou unions de pays), ainsi que son directeur général, viennent fort heureusement de lancer un avertissement. Ce directeur n’a pas mâché ses mots : il a déclaré que le bitcoin est «la combinaison d’une bulle, d’un système de Ponzi, et d’une catastrophe écologique » (Le Figaro du 19 juin).
La référence à une catastrophe écologique vient de l’énorme consommation d’énergie provoquée par l’usage intensif de la technologie blockchain. Le phénomène « bulle » est patent : valeur du bitcoin passée sans autre raison que la spéculation de quelques cents à plus de $ 18 000, avant de revenir aux environs de $ 8 000. Quant à la parenté entre les cryptomonnaies et les systèmes de Ponzi, dont celui de Bernard Madoff est le plus célèbre, mais dont plusieurs sont démantelés chaque année rien que dans un pays moyen comme la France, elle tient au fait suivant : dans les deux cas, le promoteur de l’arnaque fait miroiter des rendements merveilleux, alors qu’il n’y a aucun investissement réel, ou très peu par rapport aux sommes apportées par les épargnants crédules.
En dépit de certaines reconnaissances officielles provoquées par le désir de certains guignols d’être up-to-date, ce ne sont pas les cryptomonnaies qui peuvent apporter une solution à nos problèmes financiers. Les monnaies de crédit, basées sur une vérification permanente de la solvabilité par les acteurs eux-mêmes, sont plus encore que le bitcoin le résultat d’une gigantesque interaction entre des millions de personnes et d’organismes, et si des spéculations se produisent, ce sont des parasites qu’il faut bannir, et non pas, comme pour les cryptomonnaies, le ressort essentiel du fonctionnement du système. Les cryptomonnaies font partie des jeux de hasard ; que les pouvoirs publics les laissent vivre comme le loto et les paris hippiques, en en tirant le plus de revenus possible, mais qu’ils ne prennent pas au sérieux ce qui n’est que du vent sous prétexte que la technologie utilisée est d’avant-garde.