Eklablog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Blog de l'AEC, Association des Économistes Catholiques

Bichot - Encyclique : unis comme des frères dans la vérité.

Jésus n’a pas donné une recette d’amour du prochain au légiste qui lui demandait «Qui est mon prochain ?» (Lc, 10, 29-37). Il a répondu en contant une petite histoire : la parabole dite « du bon samaritain ». Le genre littéraire de l’encyclique n’est pas le même que celui de l’évangile selon saint Luc, mais on y retrouve – heureusement ! la même inspiration. A commencer par le constat attristé que ce ne sont pas forcément ceux sur qui on pensait pouvoir compter qui travaillent réellement à construire le Royaume de Dieu.

Dans la parabole, un prêtre, puis un lévite, passent sans s’arrêter à côté de l’homme dépouillé et blessé. C’est un Samaritain – un homme que les fils d’Israël ne songeraient pas spontanément à prendre pour exemple – qui se comporte de la manière adéquate ; c’est l’action de ce Samaritain que Jésus demande d’imiter. Dans l’encyclique, c’est – sous une forme moins directe – la charité insuffisamment informée par l’intelligence qui est désignée comme n’étant pas le bon comportement. Au § 30, on lit : « La charité n’exclut pas le savoir, mais le réclame, le promeut et l’anime de l’intérieur. » Et Benoît XVI cite Populorum Progressio : « celui qui est animé d’une vraie charité est ingénieux à découvrir les causes de la misère, à trouver les moyens de la combattre ». Les Samaritains du Pape actuel comme de Paul VI, ce sont les hommes qui mobilisent leur intelligence (animée par l’amour) au service de la construction d’un monde où l’on se préoccupe effectivement les uns des autres, où l’on ne passe pas devant les malheurs d’autrui en détournant la tête.

C’est dans ce sens, me semble-t-il, que le Pape aborde une série de problèmes. Par exemple celui de la faim dans le monde. On lit au § 27 : « Le problème de l’insécurité alimentaire doit être affronté dans une perspective à long terme, en éliminant les causes structurelles qui en sont à l’origine et en promouvant le développement agricole des pays les plus pauvres à travers des investissements en infrastructures rurales, en systèmes d’irrigation, de transport, d’organisation des marchés, en formation et en diffusion des techniques agricoles appropriées ... ». Il ne s’agit pas là de leçons que le Pape donnerait aux ingénieurs agronomes et aux gouvernants : il ne prétend pas être un expert universel. C’est bien plutôt un appel à mobiliser les ressources de notre matière grise pour résoudre les vrais problèmes, pour soigner les plaies du blessé trouvé sur le bord du chemin.

Et Benoît XVI nous incite, comme Jésus dans la parabole de l’intendant infidèle (Lc, 16, 1-8), à être aussi avisés dans la recherche du bien que les mauvais sujets dans celle de leur intérêt personnel : c’est ce que signifie, à la fin du § 27, la longue phrase dans laquelle le Vicaire du Christ suggère que pour inciter à « soutenir les pays économiquement pauvres », nous pouvons arguer que cela contribue à la croissance des pays riches actuellement compromise par la crise. Être avisés, c’est comprendre que les hommes (et a fortiori les nations) ne seront jamais mus seulement par un amour désintéressé : dans notre recherche du bien du prochain, nous devons nous appuyer sur notre propension à rechercher notre intérêt personnel. Benoît XVI ne cite pas Adam Smith, mais comment les économistes ne reconnaîtraient-ils pas là l’idée centrale de la parabole de la main invisible : pour servir l’intérêt général, s’appuyer sur des institutions (le marché chez Smith) qui permettent à chacun d’y concourir tout en se préoccupant fortement de son intérêt particulier.

Complémentairement, le Pape explique que les aides au développement peuvent fort bien être aussi néfastes que l’indifférence coupable des prêtres et lévites de la parabole : « Malgré l’intention des donateurs, celles-ci [les aides] peuvent parfois maintenir un peuple dans un état de dépendance et même aller jusqu’à favoriser des situations de domination locale et d’exploitation dans le pays qui reçoit cette aide » (§ 58). Là encore, l’appel à l’intelligence est clair : donner bêtement, nous dit en substance Benoît XVI, peut-être pire que ne pas donner !

Et quelles cordes ne prend-il pas pour chassez les marchands du temple ! Allons au § 47 lire ce qu’il écrit des organismes dispensateurs de l’aide internationale : « les Organismes internationaux devraient s’interroger sur l’efficacité réelle de leurs structures bureaucratiques et administratives, souvent trop coûteuses. Il arrive parfois que celui à qui sont destinées des aides devienne utile à celui qui l’aide et que les pauvres servent de prétexte pour faire subsister des organisations bureaucratiques coûteuses qui réservent à leur propre subsistance des pourcentages trop élevés des ressources qui devraient être destinées au développement. » Un certain nombre d’économistes du développement ont bien analysé cette ruée sur l’assiette au beurre : ils doivent être heureux que Benoît XVI les ait lus et compris.

La finance et ses débordements constituent un autre problème abordé dans le même esprit – celui que résume si bien un phrase du § 3 : « Dépourvu de vérité, l’amour bascule dans le sentimentalisme. » Benoît XVI n’est pas entré dans les détails du problème de l’organisation monétaire et financière de notre vie commune, comme on avait pu croire qu’il souhaitait le faire en retardant la sortie de l’Encyclique. Mais il fournit quelques pistes de réflexion indispensables. D’abord, trouver le moyen de « concevoir le profit comme un moyen pour parvenir à des objectifs d’humanisation du marché et de la société » (§ 46). L’idée est la

même que précédemment : l’homme n’est pas un ange, l’apporteur de capitaux est donc à la recherche de profit, dont acte ; l’important est de ne pas faire de cette recherche du profit un but ultime, mais de s’en servir pour le bien commun.

Ensuite, une phrase résume ce que le Pape préconise pour la finance : « Les opérateurs financiers doivent redécouvrir le fondement véritablement éthique de leur activité afin de ne pas faire un usage abusif de ces instruments financiers qui peuvent servir à tromper les épargnants » (§ 65). En somme, « que votre oui soit oui, que votre nom soit non », ainsi qu’il est écrit en Mt 5, 37.

En préconisant « une réglementation de ce secteur [la finance] qui vise à protéger les sujets les plus faibles et à empêcher les spéculations scandaleuses » (§ 65), Benoît XVI voit bien que le niveau national est insuffisant : il souligne « l’urgence de la réforme de (...) l’architecture économique et financière internationale » (§ 67) dans une phrase où il affirme de même « l’urgence de la réforme de l’Organisation des Nations Unies », et peu avant de proclamer qu’il « est urgent que soit mise en place une véritable Autorité politique mondiale». La mondialisation requiert, et pas seulement pour que l’organisation financière de notre monde soit un bon outil au service du développement et de notre vie en commun, une autorité à compétence moins restreinte territorialement que celle des États.

Ceci étant, le Pape n’est pas de ceux qui voient dans l’action des pouvoirs publics le moyen de décharger les hommes de leurs responsabilités. Pas plus que Tocqueville il ne veut d’une « puissance immense et tutélaire » qui nous éviterait tout souci : il sait que cela n’existe pas.

Aussi s’adresse-t-il à la responsabilité et à l’intelligence de chacun : il fait « appel à la responsabilité même de l’épargnant » (§ 65), et demande aux pauvres de ne pas se laisser faire : « Il faut que les sujets les plus faibles apprennent à se défendre des pratiques usuraires, tout comme il faut que les peuples pauvres apprennent à tirer profit du microcrédit, décourageant de cette manière les formes d’exploitation possibles en ces deux domaines » (§ 65).

On remarquera au passage que Benoît XVI n’a pas pour la microfinance l’admiration béate qui est assez largement de mise aujourd’hui. Qu’il ait lu mon collègue Jean-Michel Servet, spécialiste de la question, ou que leurs idées convergent en toute indépendance, ce réalisme pontifical est réconfortant : l’intelligence, la quête de la vérité, ne font pas bon ménage avec les engouements, les modes intellectuelles. On peut reconnaître l’intérêt du microcrédit sans y voir une panacée universelle, sans refuser de voir que cet instrument peut être, comme beaucoup d’autres, prostitué pour servir à l’exploitation de la faiblesse et du manque de discernement. Quand on est à la recherche de la vérité, on n’est pas naïf. Le Pape ne parle pas de l’affaire Madoff, mais on conçoit aisément comment la façon de penser et de vivre à laquelle il nous invite est pertinente face à ce monument d’exploitation de la crédulité. Et il voit dans la crise une « occasion de discernement » (§ 21) : si nous traversons cette formidable inflation du mensonge que sont la finance casino et la finance pyramidale (Madoff) sans en tirer les leçons, alors certes nous serons soumis au « risque mortifère qu’affronte l’amour dans une culture sans vérité. Il est la proie des émotions et de l’opinion contingente des êtres humains ; il devient un terme galvaudé et déformé, jusqu’à signifier son contraire. » (§ 3)

L’encyclique de Benoît XVI évoque irrésistiblement le répons :

« Ecce quam bonum, et quam jucundum,
Habitare fratres in unum ».

Les religieux qui répètent cette formule le font pour se convaincre que si la fraternité, la vie commune unis comme des frères, est au dessus des forces humaines, « rien n’est impossible à Dieu ». L’Encyclique procède du même esprit. Habiter la planète comme des frères, pour des milliards d’êtres humains, cela n’a rien d’évident. Car « la société toujours plus globalisée nous rapproche, mais elle ne nous rend pas frères » (§ 19). Elle multiplie les occasions de frictions, d’incompréhensions, d’affrontements, autant que d’enrichissement réciproque, économique et culturel. Alors, dans un tel contexte, quel contenu donner à la notion de fraternité ? Et comment faire pour vivre ensemble comme des frères ?

Bien entendu, le Pape ne nous donne pas la recette chrétienne du « vivre ensemble » comme un livre de cuisine nous apprendrait à préparer un gâteau au chocolat. Mais en rappelant avec force que l’amour est incomplet et impuissant sans la recherche de la vérité, en montrant la complémentarité totale entre le cerveau et le cœur, entre la raison et la charité, il balise le chemin d’une façon qui réjouit l’économiste, comme tout homme adonné à la recherche d’une fraction de la vérité.

 

Jacques Bichot, économiste, professeur émérite à l’université Lyon 3, vice-président de l’association des économistes catholiques

Retour à l'accueil
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article