Blog de l'AEC, Association des Économistes Catholiques
3/ Les théories économiques de la valeur
Selon Christophe Darmengeat (Paris-Diderot) : «Par bien des côtés, la «valeur» des économistes classiques possède des traits communs avec le centre de gravité des physiciens. C'est un lieu (un prix) que l'observation seule ne permet pas de déterminer. Par conséquent, on peut le qualifier d'idéal, de théorique, ou d'imaginaire — chose que ses adversaires lui ont naturellement beaucoup reproché — mais qui, comme le centre de gravité, est censé être un point de référence indispensable pour comprendre un certain nombre de phénomènes.»[1
On doit à Aristote (cité par Marx dès la première page du Capital) la distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange : coup d’envoi d’un débat bimillénaire sur la notion de valeur en économie ! Et d’une ligne de clivage qui traverse toute l’histoire de l’économie.
Louis Lavelle dans son «Traité des valeurs»[2], déjà cité, relève que la valeur économique recèle une ambiguïté qui est au centre de tout le problème de la valeur : elle est à la fois un fait et une appréciation portée sur ce fait. La valeur économique dispose de quatre caractéristiques fondamentales : elle peut être utilisée, possédée, produite et échangée (ou transférée). L’utilitarisme rapproche valeur économique et valeur morale. Lavelle voit dans la valeur économique à la fois la source et l’image de toutes les autres valeurs (morales, sociales, religieuses, intellectuelles, esthétiques etc.)
Le résumé simpliste de l’histoire de la valeur en économie qui suit, doit beaucoup au maître-livre de Jean-Marie Harribey: «La richesse, la valeur, l’inestimable»[3]. Harribey dans cet ouvrage accorde beaucoup de place à la vision marxiste de l’économie.
3.1 Pour Jean-Baptiste Say, la richesse n’est autre chose que la valeur des choses courantes que l’on possède ; Say après avoir développé la notion de valeur-utilité, finit par assimiler richesse et valeur, valeur d’usage et valeur d’échange.
Ricardo comme on le sait, approfondit et développe la notion de valeur-travail, de travail incorporé, dans le prolongement d’Adam Smith ; il analyse la relation travail-rareté-utilité.
Marx : «Les valeurs d’usage constituent la matière de la richesse, quelle que soit la forme sociale de cette richesse.» La valeur est pour lui un rapport social et non une qualité intrinsèque des objets. Il distingue les valeurs d’usages produites (par l’industrie humaine) et non-produites (énergie solaire, eau…) ; monétaires et non-monétaires ; marchandes, non-marchandes. Karl Marx reprend l'idée de la valeur-travail développée par Ricardo : la valeur d'un bien dépend de la quantité de travail direct et indirect nécessaire à sa fabrication. Mais alors que Ricardo considère le travail comme une commodité ordinaire, Marx juge impropre l'expression «valeur du travail», puisque pour lui le travail est à l'origine de toute valeur. Les salaires ne représentent pas la valeur du travail mais la location de la force de travail du salarié. Il propose d'expliquer l'origine du profit de la façon suivante: de la valeur nouvellement créée, le salaire du travailleur ne représente que la part nécessaire à sa propre survie, le reste constituant la plus-value.
Les classiques (Smith, Ricardo) et Marx tournent donc autour de la valeur-travail : c’est le travail humain qui donne la valeur aux objets. Cette approche se veut objective (contrairement à la valeur d’utilité, voir plus bas). Ils sont rejoints et même dépassés en cela par Max Weber dans "L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme": travail et salut personnel sont intimement liés dans son oeuvre. Non seulement le travail donne sa valeur à un objet mais il est en soi une valeur fondamentale.
L'utilité d'un bien (sa «valeur d'usage») n'est pas déterminante pour expliquer la valeur de ce bien. L’exemple du paradoxe de l’eau et du diamant le démontre : l’eau a une valeur d’utilité très élevée et une valeur d’échange quasi nulle (pour l’instant), et c’est l’inverse pour le diamant. Nous sommes ici dans le cas de produits naturels et non pas de main d’homme. Pour Marx, la comparaison de deux biens en vue d'en échanger certaines quantités (une certaine quantité de farine contre une certaine quantité de fer par exemple) ne peut se faire que par l'intermédiaire d'une troisième variable, la valeur, faisant office d'étalon (cette variable permettra d'établir combien d'unités de fer il faut pour valoir une unité de farine et inversement).
L’échange peut être le lieu où la valeur est créée, mais aussi le lieu où elle est simplement révélée (Roubine et Marx). Ce qui rejoint une analyse sur la notion de valeur (morale) présentée dans notre premier article (celle de Georges Bastide).
3.2 Dans le sillage de Jean-Baptiste Say, les néo-classiques (Pareto, Walras, Jevons, Arrow, Debreu, etc.) semblent avoir du mal avec la notion de valeur et sa distinction d’avec la richesse. Ils tournent autour de la valeur-utilité, qui est subjective. L’équilibre de l’offre et de la demande fait partie des conditions que la valeur doit respecter. Les néoclassiques avancent que l'utilité qui intervient dans la formation de la valeur n'est pas l'utilité totale (ou moyenne) du bien, mais son utilité marginale, c'est-à-dire l'utilité que le consommateur attribue à une unité supplémentaire du bien. La production est ainsi vue comme l'opération consistant à augmenter l'utilité d'un bien, et donc sa valeur. Ce qui mène tout droit à la notion de valeur ajoutée !
Pour les néo-classiques, les différents types de revenus correspondent très exactement à la richesse créée par chacun des facteurs de production (terre, capital, travail).
Schumpeter : «Le problème de la valeur doit toujours occuper la position centrale, en tant qu’instrument d’analyse principal dans toute théorie pure qui part d’un schéma rationnel.» (Histoire de l’analyse économique, tome II : l’âge classique).
Pour Gérard Debreu, auteur notamment d’une «Théorie de la valeur»[4], qui lui valut le prix Nobel en 1983, il n’y a d’expression de la valeur que monétaire. L’échangeabilité est la conséquence de la substance sociale de la valeur.
On notera que les positions sur la théorie de la valeur conduisent à des visions diamétralement opposées de la société et de l’ordre social : Say, Ricardo, Marx, les néo-classiques etc. La notion de valeur économique est donc tout sauf neutre socialement. Parmi les sujets de réflexion actuels des économistes :la relation entre richesse et PIB, les richesses non-répertoriées dans le calcul du PIB, la valorisation des activités non-marchandes, la valorisation des biens naturels etc.
Pour C. Darmengeat, déjà cité[5], «… il n'est pas interdit de penser que [le] triomphe de la théorie subjective de la valeur [-utilité] [sur la théorie objective de la valeur-travail] n'est pas entièrement dû à sa supériorité intellectuelle, et que derrière une polémique apparemment purement scientifique, pointent des enjeux beaucoup plus prosaïques.» Darmengeat fait ici allusion aux modèles de relations sociales sous-jacents aux différentes visions de la notion de valeur.
3.3 Le point de départ d’André Orléan dans son livre «L’empire de la valeur»[6] est la crise économique en série, notamment celle de 2008, et l’absence de remise en cause des économistes par eux-mêmes (sauf exceptions rarissimes) à la suite de cette série de crises. Toutes les théories de la valeur sont erronées, aussi bien celles qui pensent la valeur en termes de travail que celles qui la pensent en termes d’utilité. Pour lui, la valeur marchande «n’est pas une substance… qui préexiste aux échanges… Il n’y a d’expression de valeur que monétaire». La valeur est avant tout une construction sociale et historique. La valeur est considérée comme une grandeur qui trouve son intelligibilité, hors de l’échange, dans une substance – l’utilité – que possèdent en propre les marchandises. Les relations marchandes possèdent leur propre logique de valorisation dont la finalité n’est pas la satisfaction des consommateurs mais l’extension indéfinie du règne de la marchandise. D’où la nécessité de refonder la théorie de la valeur per se. L’énigme «D’où vient l’objectivité de la valeur» doit être résolue.
3.4 Comme on l’a vu plus haut, la doctrine économique de l’Eglise s’intéresse depuis fort longtemps (au moins depuis saint Thomas d’Aquin, puis les franciscains à la Renaissance italienne puis l’Ecole de Salamanque) à la question de la valeur économique des biens et services, essentiellement sous l’angle de la justice sociale et du bien commun.
3.5 Enfin, on peut penser que la numérisation de l’économie et de l’entreprise (big data), ainsi que l’importante croissante de la gestion des savoirs (knowledge management) et des informations en temps réel (data management, à des fins marketing notamment), ouvrent aux économistes de nouveaux champs de réflexion sur la théorie de la valeur.
3.6 Conclusion
La notion de valeur est indispensable en économie, et elle diffère de celle de richesse. Elle semble être autant de nature sociale que de nature matérielle. Elle ne peut être réduite à la valeur monétaire. En amont des théories de la valeur, il y a des visions différentes de la vie sociale. Tout autant que la valeur morale, elle semble très difficile à cerner et n’a pas fini de diviser les économistes. On peut cependant admettre que la valeur économique est liée au désir que l’on a de disposer d’un objet ou d’un service autant qu’à la quantité et à la qualité du travail qu’il incorpore. Les valeurs morales semblent être là pour encadrer les échanges qui peuvent en résulter.
[2] Louis Lavelle : «Traité des Valeurs», PUF 1955
[3] Jean-Marie Harribey : «La richesse, la valeur, l’inestimable, fondements d’une critique socio-écologique du capitalisme», LLL (les liens qui libèrent), 2013
[4] Gérard Debreu : «Théorie de la valeur : Analyse axiomatique de l'équilibre économique, suivi de "Existence d'un équilibre concurrentiel"» 1959, ré-édité par Dunod Théories économiques, 2001
[6] André Orléan: «L’Empire de la Valeur, refonder l’économie», Seuil, Bibliothèque des idées, 2011