LIBERTÉ POLITIQUE n° 40, printemps 2008.
Par Xavier Fontanet. Résumé : Le pouvoir du client, de la liberté et du service rendu ; le marché et le profit ; travail et métier ; concurrence et intérêt général ; l'entreprise et la pauvreté ; salaire et capital.
TÉMOIGNAGE. — C'est impressionnant de prendre la parole après Mgr Crepaldi. Ce n'est pas une tâche facile, croyez moi ! Étant en effet opérationnel, travaillant dans le secteur privé depuis mon entrée dans la vie active, j'ai tous les jours les mains dans le cambouis et j'ai rarement l'occasion de prendre le recul sur l'événement contrairement à beaucoup d'entre vous. Je vais donc vous donner le témoignage de ce que nous vivons quotidiennement chez Essilor. Ce n'est pas uniquement Xavier Fontanet qui parle, c'est en quelque sorte l'entreprise Essilor qui s'exprime à travers moi.
Soyez sûrs que nous essayons de faire de nos entreprises des lieux où les collaborateurs s'épanouissent dans le travail. Ce n'est pas toujours facile, mais pour nous c'est une affaire de culture et d'efficacité économique. Dans la façon dont nous vivons notre activité professionnelle, il n'y a pas une grande opposition entre la recherche de l'épanouissement humain et l'efficacité économique. Pour être efficace, il faut être bien dans sa peau.
Tout d'abord je voulais dire que, chez Essilor, nous ne nous reconnaissons absolument pas dans l'image de l'entreprise et de l'économie de marché que donnent certains médias.
Je suis d'ailleurs assez content de pouvoir m'exprimer devant vous car je pense qu'il y a un problème de communication. Je pense en particulier que certains médias recherchent uniquement le spectaculaire, ils sont à l'affût du mal plus que du bien. Ce qui marche n'intéresse pas et n'est pas médiatisé. Le mal devient dès lors la norme dans les esprits. Bien sûr il y a des journalistes exceptionnels qui vont au fond des choses, qui en donnent une description équilibrée et qu'il faut encourager. Bien sûr il y a des choses inacceptables, je ne le nie pas et il faut les dénoncer. Mais si dans les pays tyranniques certains médias sont synonymes de lumière et de liberté, dans les pays démocratiques les médias peuvent avoir, dans certains cas, un pouvoir excessif, et gêner le fonctionnement de la démocratie. J'encourage donc les gens autour de moi à lire des livres, des hebdomadaires et des quotidiens d'autres pays car dans le monde actuel il faut, à mes yeux, diversifier ses lectures.
Il faut prendre l'ensemble des idées que j'ai réunies et que je veux vous présenter comme un tout : aussi, ne peut-on pas prendre une partie et récuser une autre partie. Toutes ces idées sont liées. Je vais vous parler sous forme de paraboles car je me suis rendu compte en travaillant chez Essilor que les petites histoires sont la meilleure façon de communiquer avec les gens dans tous les pays. Je suis convaincu que les choses les plus importantes sont aussi les plus simples.
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Essilor est spécialisé dans les verres ophtalmiques exclusivement. Numéro 1 mondial dans ce métier, nous sommes industriellement présents dans cinquante pays et avons donc une possibilité unique de comprendre la nature humaine partout dans le monde.
Nous sommes également une société industrielle très proche de son personnel. Il y a cent ans, Essilor était une coopérative ouvrière. Essilor est certainement une des affaires françaises les plus mondiales. Nous sommes présents dans tous les pays du monde. Un chiffre indique ce qu'il a fallu faire : 80% des investissements depuis quinze ans ont été réalisés hors d'Europe. Nous comptons plus de 2000 collaborateurs en Inde, près de 3000 collaborateurs en Chine. La mondialisation est extrême. Essilor capitalise aujourd'hui 9 MM€, c'est la 35e entreprise française cotée et la 700e mondiale.
Le pouvoir du client, de la liberté et du service rendu : parabole dite de Beauguitte
Je vois des Essiloriens dans la salle qui réagissent en souriant. Ce qui suit est un hommage à M. Beauguitte, cégétiste, délégué du personnel chez Essilor, décédé un an après sa prise de retraite. C'était un vrai syndicaliste, un pro. Nous n'avions pas les mêmes idées sur l'économie et le monde, mais c'était quelqu'un de sincère, intelligent, et attaché à Essilor. Ce que je dis, je le dis en toute amitié et avec pudeur puisqu'il n'est plus là pour me répondre.
Lors d'une réunion du CCE (Comité Central d'Entreprise) où nous devions annoncer la réduction d'une usine en France dont le marché déclinait rapidement. La culture d'Essilor fait que l'on prévient très à l'avance : ceci nécessite du courage de la part de la direction. On ne laisse pas traîner la situation. Lorsque vous prenez les choses à l'avance, vous réglez tout beaucoup plus facilement. Si vous attendez le dernier moment pour annoncer, vous êtes dans le drame et les solutions sont plus ardues.
Ce processus d'échange demande également du courage de la part des syndicats qui doivent aider à régler les problèmes des gens au lieu d'utiliser le temps pour construire des murs. Il s'agissait donc d'une usine fabriquant des verres en verre (verres minéraux). J'appelle M. Beauguitte, le délégué CGT de l'établissement :
J'apprends, M. Beauguitte, que vous avez changé de voiture, vous passez de la marque X à la marque Y, ce n'est pas bien !
— M. Fontanet, je suis libre, j'ai eu des problèmes avec X, je voulais les punir, je prends Y.
— Ce n'est pas bien de changer de marques, vous mettez les usines de la marque X en difficulté. Avez-vous pensé au délégué CGT de l'usine X ? Vous lui retirez du travail. Vous deviez rester fidèle à X, moi je reste fidèle aux marques, même s'il y a de petits problèmes.
Les gens sont un peu troublés, ils se demandent où je veux en venir.
Un peu de temps s'écoule, on passe à des sujets d'importance – disons secondaire – et on en vient au vrai sujet, l'annonce de la réduction de l'usine. J'entame :
M. Beauguitte, montrez-moi vos lunettes... Mais, vous avez des verres en plastique.
— Mais M. Fontanet, j'ai le droit d'avoir des verres en plastique, c'est la mode, il n'y a rien de mal !
— Bien sûr M. Beauguitte, c'est normal, mais alors convenez que dans ce cas ce n'est pas moi qui réduis l'usine. C'est vous, car vos verres sont en plastique.
Je poursuis : Ce n'est pas compliqué : on garde l'usine à sa taille si vous passez commande de 10 MM€ de verres minéraux en appelant tous vos copains de la CGT et du Parti communiste et que vous m'apportez un acompte ; elle reste ouverte, sinon pas de marché, pas d'usine !
Le message de cette histoire est simple, vous l'avez compris : ce n'est pas le Président ni le patron de la production qui commande, c'est le client ! C'est vous et c'est moi (qui sommes tour à tour producteurs et consommateurs) qui détenons en fait le pouvoir sur l'entreprise.
Grâce à la concurrence, le client peut en jouer auprès des différents fournisseurs, c'est d'elle qu'il puise son pouvoir. Ainsi, la concurrence est un autre nom que l'on pourrait donner à la liberté. Il faut être bien conscient que chacun de nous est à la fois producteur et consommateur. On aime la liberté quand on achète. La contrepartie de la liberté c'est la flexibilité du producteur. Si on aime la liberté d'acheter ce que l'on veut, il faut défendre la flexibilité. Tous ceux qui méprisent la flexibilité rendent un très mauvais service aux autres car ils n'aident pas à faire comprendre l'économie.
Au nom de la liberté il faut accepter la flexibilité, même s'il y a un prix à payer. J'ai connu, par Essilor, des pays où il n'y a pas de liberté de commerce, par exemple lors d'acquisitions de société dans les pays de l'Est au temps du Rideau de fer, et je puis vous assurer qu'il vaut cent fois mieux un peu de stress dû à une certaine imprévisibilité du marché et être libre... que l'inverse.
Une façon de diaboliser la flexibilité, de s'attaquer à la liberté et donc à l'homme, c'est de brandir sans cesse le mot de précarité. Le mot précarité substitué au mot flexibilité est une façon pour certains de diaboliser la liberté. Je ne dis pas qu'il n'y a pas de situations dramatiques, mais il faut tout de même garder un peu de bon sens et qualifier correctement les situations.
La pensée marxiste a construit la vision de l'économie à partir de l'exploitation du salarié par le producteur. C'est oublier complètement la notion de service rendu par l'entreprise à ses clients. Une entreprise n'existe que si elle rend un service. Quand il n'y a plus de service rendu, elle disparaît (comme l'usine de verres minéraux). On n'existe seulement que parce qu'on dispense un service. Notre usine de verres minéraux ne peut subsister le jour où la demande de verres minéraux a disparu.
Je vais dire une énormité, exprès, pour vous faire réfléchir : Bill Gates, l'homme le plus riche du monde, n'est pas riche parce qu'il a exploité les programmeurs de Microsoft, il est riche parce qu'il a rendu un gigantesque service à l'économie. La fortune vient en échange du service rendu. La fortune mesure le service rendu (je ne dis pas que toutes les fortunes viennent de services rendus, il y a eu des escroqueries, mais l'immense majorité vient de services rendus).
Deuxième idée : qu'est-ce que le marché ?
Je déteste les catégorisations. Dès que l'on parle du marché en général, des patrons en général, on court un énorme risque, celui de ne pas représenter la réalité en la simplifiant trop.
Savez-vous combien d'entreprises existent en France ? C'est, à mes yeux, un très grand chiffre... 2 millions. Pourquoi tant d'entreprises ? Parce qu'une économie moderne est faite d'un très grand nombre de créneaux. À dix concurrents par créneau, cela fait 200.000 créneaux. Ce matin, sans vous en rendre compte vous avez sans doute déjà fait travailler 50.000 entreprises : literie, shampoing, habillement, radio, journaux, petit déjeuner, médicaments, voiture, métro....
Par ailleurs, nous sommes tous différents... Il y a des cérébraux, des communicatifs, des littéraires, des matheux, des rationnels, des intuitifs. Nous disposons chacun d'une palette de ces talents et les mots ne suffisent pas à les décrire tous. C'est Dieu qui nous a créés tous différents. J'ai trois filles, mon épouse et moi nous ne les avons jamais comparées, nous avons cultivé leur différence et cela a contribué à leur personnalité, elles ont compris qu'elles étaient uniques.
Le marché est diversifié parce que nous sommes tous différents... tout est dans la différence. C'est une des raisons pour lesquelles il y a tant de marchés. Les goûts changent, regardez ce que nos parents consommaient et ce que consomment nos enfants au même âge. La conséquence c'est que les marchés montent et descendent (marché du verre minéral en baisse, du plastique en hausse), certains créneaux croissent, d'autres décroissent.
Tout le problème de l'entreprise devient l'anticipation de la montée, de la stabilité et de la descente du marché. Mettre en avant la fixité d'un marché comme valeur c'est, à mes yeux, une idée fausse. Ce qu'il faut, c'est que la somme des deux familles de créneaux (créneaux croissants + créneaux décroissants) soit en croissance positive. C'est pour cela que la croissance globale de l'économie est un vrai sujet dont je ne parlerai pas dans ce propos, faute de temps.
Troisième idée : le profit
Le profit a été évidemment la cible des marxistes et de tous ceux qui sont fascinés par cette pensée. Plus on pressure le salarié, plus grand est le profit.
Avec ma petite expérience des affaires, je puis vous dire que l'entreprise ne peut évoluer sur la durée en pressurant. C'est plutôt en créant de nouveaux produits, en améliorant les services, en multipliant les inventions, que l'on développe l'entreprise. Si l'entreprise est amenée seulement à serrer les coûts pour gagner de l'argent, c'est le signe que la créativité n'est plus là ! C'est mauvais signe !
Je peux vous dire que le marché financier ne s'y trompe d'ailleurs pas. Il regarde la croissance, ce que l'on appelle le top line ; quand la croissance organique croît par l'invention, c'est que l'entreprise est en bonne santé ; si le top line ne croît pas, cela veut dire que l'entreprise se fait déplacer de son marché ou que son marché ne croît pas. Ce n'est pas un bon signe.
Le profit n'est pas l'exploitation des employés, mais c'est en fait la récompense donnée par le client. Le profit est une façon de vérifier que l'entreprise est bien calée sur son marché et qu'elle le satisfait. C'est une lumière en quelque sorte pour l'entreprise. C'est plus aussi.
Essilor fait du profit. Que croyez-vous que cela provoque ? Les concurrents investissent sur nos marchés, attirés par la lumière que projette le profit, et de ce fait la concurrence, synonyme de liberté, régule le profit. La concurrence est un régulateur !
La concurrence génère aussi une certaine forme de générosité. Attention, ce n'est pas la générosité socialiste qui est l'art d'être généreux avec l'argent des autres. La générosité avec l'argent des autres, est-ce d'ailleurs vraiment de la générosité ? Je vais maintenant vous expliquer pourquoi la concurrence crée une sorte de générosité.
Prenez l'industrie de la montre. Depuis trente ans l'industrie des montres a connu une véritable révolution.... J'ai acheté celle-ci, 35 euros il y a cinq ans, une vraie merveille, d'une précision parfaite. Elle ne retarde même pas d'une seconde sur un an. La concurrence entre les Suisses et les Japonais a généré naturellement, par la baisse des prix et la montée de la qualité, un don aux clients, un don à des gens qui n'ont pas travaillé sur les montres. C'est une forme de solidarité plus efficace que ce qui consiste à remplir les poches des uns par ce que l'on a retiré des poches des autres. Cette solidarité là, issue naturellement de la concurrence, est bien plus puissante.
Le profit est non seulement une récompense, une lumière, un régulateur, c'est enfin le moyen même de l'investissement. Essilor investit 80% de ses cash flows. Le client vous récompense par le profit qui vous indique où investir et en même temps vous donne le moyen d'investir pour suivre la demande. N'est-ce pas là un mécanisme prodigieux ?
Réfléchissons une seconde, si vous le permettez, à la réalité des cash flows et des cash flows nets d'une entreprise. Le cash flow net est ce qui reste après avoir investi. Si une entreprise croît très vite, même si elle est rentable, son cash flow net est négatif. Une entreprise qui croît lentement a un cash flow net positif, même si elle est moyennement rentable. Les secteurs qui décroissent génèrent du cash pour les secteurs qui croissent et qui nécessitent de l'investissement. Les secteurs qui décroissent financent naturellement ceux qui croissent.
Le mécanisme profit, croissance, cash flow, est quasiment un miracle du Seigneur puisque c'est l'huile qui permet aux créneaux de se succéder harmonieusement. Que de choses inexactes ont été dites sur le profit et la concurrence !
Quatrième idée : Travail, métier, leader
Je travaille, je sculpte les pierres, je construis la cathédrale de Chartres. C'est le même geste, ce n'est pas le même sens. Vous l'avez compris.
Il faut bannir l'idée de travail pour ne parler que de métier. Il y a autant de métiers que de créneaux dans l'économie, c'est-à-dire des centaines de milliers ! Dans un métier vous cumulez l'expérience, votre travail ne se perd pas. Le métier se transmet d'une génération à l'autre.
Quand vous travaillez chez Essilor, il y a une dimension supplémentaire, non seulement vous avez un métier, le verre ophtalmique, mais vous en êtes le leader mondial, ça rajoute quelque chose de travailler au top mondial.
Le travail est une façon de gagner de l'argent. Le travail est sécable, interchangeable. Le métier cumule l'expérience, permet le progrès et l'excellence. Il se transmet. C'est la capitalisation d'une expérience. Le leadership est encore une dimension de plus. C'est la quête continuelle de l'excellence mondiale. C'est l'ouverture au monde.
On attire les gens chez Essilor en leur disant vous avez une chance de devenir Zidane. Je dis à toutes les assistantes : C'est un beau métier. Vous êtes assistantes chez Essilor, vous êtes aussi compétentes que les assistantes chez Hoya, Zeiss ou J&J. Chacun est amené à exceller dans son domaine. Si un maillon de la chaîne n'est pas compétitif, il entraîne tout le monde vers le bas ; et donc chacun est stimulé et chacun se doit d'être à la hauteur sur son domaine de responsabilité.
En gagnant votre vie, vous développez vos talents, et à travers eux, votre personnalité, voilà ce que doit être le vrai sens du travail !
La concurrence rapproche. La parabole de M. Sato
M. Sato était le président de Hoya, notre concurrent japonais. Je suis mandataire d'Essilor depuis seize ans, M. Sato a été nommé un peu avant moi et parti en retraite il y a deux ans. Un jour, avant son départ en retraite, il m'a invité à dîner. Je me demandais : Que va-t-il m'annoncer ? J'arrive au dîner un peu tendu...
M. Sato me dit : Je vais vous dire une chose que je n'ai encore dite à personne. Je vous annonce que je prends ma retraite. Seul le président Suzuki est au courant. Je voulais que vous soyez le second à l'apprendre. Je vais vous avouer une chose : depuis quinze ans, chaque matin je me réveille en pensant : "Je casse Essilor, je casse Fontanet." Je voulais vous dire qu'après quinze ans, je me sens beaucoup plus proche de vous que de certaines de mes connaissances japonaises.
J'avais les larmes aux yeux. Je crois que si nous n'étions pas dans un restaurant, nous nous serions embrassés !
Qu'indique ce message ? La nature humaine est la même partout. On peut connaître ces très fortes impressions de proximité entre deux concurrents, même de pays très différents, car il y a du respect entre les gens, et cela concerne beaucoup d'entreprises ; les leaders mondiaux ressentent ces impressions en travaillant. La concurrence, comme le sport, peut aussi rapprocher et grandir. Les félicitations de M. Sato s'adressent bien évidemment à tous les collaborateurs d'Essilor dont les ouvriers sont aussi professionnels que ceux de Hoya. Ça traduit quelque chose de très profond sur la concurrence. J'ai raconté l'histoire chez Essilor. Les gens ont apprécié.
Il faut également rester humble car la concurrence est une sorte d'ascèse. J. Borg disait après ses victoires : Je suis champion du monde, l'extase dure dix secondes et je repars tout de suite après dans le réel... C'est-à-dire le prochain tournoi. La concurrence se rappelle à vous tout le temps, c'est une ascèse qui vous fait durer.
Autre parabole : l'intérêt général
Lors d'une intervention que j'ai faite à la demande du Medef devant une assistance un peu comme celle-ci, M. Juppé se trouvait à côté de moi. Après la conférence, nous parlons ensemble et il me dit : Xavier, c'est vraiment bien ce que vous faites, mais vous ne travaillez que pour des intérêts particuliers, moi je travaille pour l'intérêt général. Alors là, petit coup au moral. Je me dis : Xavier, ce que tu fais c'est bien mais tu ne sers que des intérêts particuliers. J'ai passé un moment un peu difficile. Pour dire la vérité, cette remarque m'avait un peu blessé, mais surtout elle m'a fait avancer dans ma réflexion.
L'État sert l'intérêt général — soit, donc il mérite le monopole — soit. Je ne vais pas contester l'administration, elle est absolument nécessaire – Il faut avoir essayé de travailler dans un pays sans État pour bénir tous les jours l'État régalien ! Mais monopole, ça veut aussi dire pas de concurrence, et l'on connaît la nature humaine ; dès qu'elle est sans concurrence, l'organisation risque d'oublier le client et commencer à penser à elle-même, regardez les dockers.
Que doit-on préférer ? L'intérêt particulier servi par une société comme Essilor confrontée à des concurrents Hoya, Zeiss, J&J, ou l'intérêt général défendu par une corporation qui a un monopole, qui fait grève, (qui est solidaire dans la grève... !) ? Non, tout bien réfléchi, la concurrence fait converger l'intérêt particulier vers l'intérêt général. Encore un côté divin de la concurrence !... Dès lors, il faut faire très attention au concept d'intérêt général. Est-il si simple ? Est-il si pur ? Je reviendrai sur le rôle de l'État en parlant de l'État régalien.
L'entreprise et la pauvreté
Chaque être est unique. C'est la vision chrétienne.
L'homme existe en prenant ses décisions, en s'assumant. Il peut être généreux et ouvert aux autres bien sûr, mais sa première responsabilité est de commencer à s'assumer lui-même. Saint Paul ne disait-il pas : Si tu ne veux pas travailler, on n'est pas obligé de te nourrir... Saint Paul, le disciple du Christ !
Bien sûr pour les accidentés de la vie, il faut assurer leur existence. Cela ne se discute pas et une économie saine peut l'assumer, je dirais doit l'assumer. Mais attention, les accidentés de la vie sont une minorité, 5% peut-être... Nous ne sommes pas tous des accidentés... Chacun doit en fait être capable d'assumer sa responsabilité. La grande majorité d'une population peut s'assumer !
Revenons à l'entreprise. C'est pour cela que le processus budgétaire dans une entreprise est très important : il permet en effet de fixer les objectifs de chacun et de les mesurer. La financiarisation de l'activité n'a pas que des défauts, elle permet de fixer des objectifs, de juger réussite ou échec, en donnant sa place à chacun. Dans toute organisation, il faut responsabiliser les membres. La seule façon de construire une équipe c'est de créer un système de responsabilisation. Sans responsabilisation, l'équipe n'existe pas. Le budget est un des moyens de la responsabilisation.
Le fin du fin de la responsabilité, c'est de l'assumer dans des situations risquées. Le risque c'est la concurrence, le risque vient de la liberté. Mieux encore, investir son argent à risque. Essilor met son capital à risque, contre ses concurrents directs ou indirects. Essilor assume le risque concurrentiel en investissant dans un monde risqué.
Risque, investissement, parlons donc du capital et du risque.
Un jour alors que j'intervenais dans le cadre d'un dîner organisé par le Medef avec des évêques, je constate que les évêques n'étaient pas très contents. Ils venaient de réfléchir toute la journée sur la pauvreté et dînaient au Medef. Leur tension me surprenait. Pour détendre l'atmosphère, je propose à Ernest-Antoine Seillière de vendre tout ce qu'il a pour le donner... Ernest-Antoine Seillière répond : Je veux bien Xavier, mais ça risque de mettre 40.000 personnes au chômage, plus d'investissement, plus de travail. Un évêque qui était du dîner prend alors la parole et dit Non, mon fils, surtout pas !
Je reprends la balle au bond en disant Mais c'est intéressant ! La richesse investie à risque ne peut pas être tenue pour responsable de la pauvreté car elle crée précisément l'emploi. Donc une personne qui investit à risque réduit la pauvreté. C'est donc une bonne richesse, une richesse bien utilisée.
Mais alors d'où vient la pauvreté ? Je vais vous le dire, et c'est pour moi une conviction. La pauvreté vient de l'État-providence. Laissez-moi vous expliquer. Je suis pour un État fort dans le domaine régalien. Il suffit d'avoir travaillé dans des pays où il n'y a pas d'État pour en être convaincu. Mais l'État fait prendre un risque au pays quand il s'étend trop. Il met sous monopole des pans entiers de l'économie au risque de développer le corporatisme là où la concurrence pourrait réguler les coûts et les comportements.
Le résultat c'est l'État surdéveloppé par endroits et trop coûteux que nous connaissons. Il bloque l'économie, crée des règlements, freine les entreprises, développe le chômage et étend la pauvreté. Il se pare, à tort, du qualificatif de providence, et là j'en veux à l'Église de se laisser voler un qualificatif qui lui appartient. Je puis vous dire, pour moi qui voyage depuis longtemps, que c'est une observation évidente. Dès que l'État croît au-delà d'une certaine ligne, il freine l'économie de son pays et crée le chômage. C'est vrai dans l'espace et c'est vrai sur la durée.
Essilor et le personnel au capital
Essilor est une entreprise assez unique, issue d'un mariage entre un capitaliste, M. Lissac, et une coopérative ouvrière. Pendant ses premières années, l'entreprise était capitalistiquement contrôlée par son personnel. La croissance, les impôts sur les successions et la mondialisation ont fait que le contrôle n'a pu être gardé car les actionnaires salariés ont toujours préféré faire croître l'entreprise à la vitesse maximale plutôt que garder le contrôle d'une entreprise plus petite.
Cette politique a fait d'Essilor un très clair leader mondial, opéable certes, mais clair leader. La fierté et l'attachement à la cotation font que les équipes ont à cœur de gérer l'entreprise avec une rentabilité très forte qui la protège contre les assauts extérieurs. Sa cotation en bourse et sa croissance mondiale font que le personnel détient aujourd'hui plus de 8.5% du capital et 15% des droits de vote.
Sur le plan de l'épargne, le résultat est vraiment stupéfiant. Dans un avenir pas très lointain, Essilor comptera, je l'espère, mille millionnaires en dollars. Tous ceux qui ont joué le jeu auront une retraite assurée. C'est à nos yeux une expérience unique dont on devrait s'inspirer. Le personnel en est d'ailleurs conscient et cela contribue grandement à sa motivation.
À cette époque où beaucoup doutent du modèle capitalistique, Essilor présente une expérience qui a pour elle l'originalité et la durée. Préserver ce modèle est notre motivation. Il démontre que l'économie de marché et l'entreprise ne sont pas du tout incompatibles avec le développement harmonieux de la personne humaine.
X. F.*
* Président du groupe Essilor, président du comité éthique du Medef. Texte de la communication au colloque Humaniser le travail dans une société libre , Paris 10 mars 2007, Association des économistes catholiques, Fondation de Service politique.