Blog de l'AEC, Association des Économistes Catholiques
Le texte publié en 2009 par le professeur Jacques Lecaillon:
Marché et structures de péché
Parmi les interventions de haute qualité qui ont marqué le colloque du 4 avril consacré à a moralisation du capitalisme, le propos de clôture de l’évêque auxiliaire de Paris, Mgr de Moulins-Beaufort, présente un intérêt particulier dans la mesure où il s’est efforcé de jeter un ont entre le langage des ecclésiastiques et celui des économistes. Je ne suis pas sûr en effet qu’un jugement porté de l’extérieur sur le fonctionnement du système économique soit le meilleur moyen de le moraliser.
Je m’explique à partir d’un exemple simplifié : dans leur souci de proposer des réponses
à la crise, les évêques de France font volontiers référence à la déclaration de 1982 : « Pour de nouveaux modes de vie » dans laquelle ils préconisent des placements « en fonction de leur
utilité sociale et non de leur rentabilité », conseillent aux personnes qui ont élevé leurs enfants de prendre une retraire anticipée pour libérer des emplois, suggèrent aux ménages qui bénéficient de deux salaires de renoncer à l’un des emplois pour « faciliter le partage du travail »… Or, je ne suis pas certain que ces propositions qui relèvent plutôt de « la philosophie des 35 heures » soient véritablement de nature à stimuler la croissance et l’emploi.
Pour sa part, le discours de Mgr de Moulins-Beaufort a eu le mérite d’évoquer les positions de l’Eglise dans un langage plus familier aux économistes, qu’il s’agisse des fondements de l’économie de marché ou de ses imperfections.
Ethique et marché
Faut-il rappeler, au risque d’énoncer des banalités, que traditionnellement la science économique est définie comme l’étude des moyens par lesquels les ressources rares sont utilisées pour satisfaire au mieux les besoins humains ? Elle est en quelque sorte un art d’éviter les gaspillages, ce qui devrait satisfaire les écologistes ! Et c’est l’aptitude d’un système économique à répondre aux besoins sans gaspiller les ressources qui définit son
efficacité. En mettant en avant les initiatives individuelles, le rôle de l’économie de mar
est précisément de fournir les informations et les incitations qui permettent d’ajuster efficacement la production aux besoins.
Encore faut-il que les droits de propriété et les contrats soient respectés, la loyauté de la concurrence assurée, l’ordre public maintenu. Comment les partenaires pourraient-ils échanger s’ils n’ont pas confiance en la parole donnée, les entreprises investir si elle
n’envisagent pas l’avenir avec sérénité ? En bref, le bon fonctionnement de l’économie de marché suppose une éthique. Celle-ci peut être imposée par la réglementation publique car
l’économie de marché n’est pas l’anarchie. Elle peut aussi résulter du comportement des agents : les travaux de l’Américain Robert J. Barro révèlent par exemple que la croissance économique est positivement influencée par les croyances, notamment la croyance en l’au-delà!
2 Cependant, le propos de Mgr de Moulins-Beaufort va, me semble-t-il, plus loin lorsqu’il insiste sur le rôle primordial de l’échange (et donc du marché) dans la constitution des sociétés humaines. Je serais tenté de le schématiser en disant : le Dieu des chrétiens n’est pas solitaire ; Il est Trinité, donc relation ; créé à Son image, l’homme est un être de relations ; et l’échange est précisément ce qui permet la rencontre, la solidarité, l’unification de l’humanité dans le respect des différences (puisque l’échange suppose la différence). Je reconnais que cela est vite dit et soulève bien des questions provocantes; par exemple, la mondialisation des échanges est-elle en soi source de progrès pour l’humanité et, dans ce cas, que faut-il penser du protectionnisme?
Mais revenons à des considérations plus prosaïques : puisqu’il est question de satisfaire les besoins humains, de quels besoins s’agit-il ? Des besoins vitaux ou primaires ou de toutes les satisfactions que l’économie moderne est en mesure de nous procurer ? En évoquant « la convoitise », l’orateur ne fait qu’énoncer une vérité élémentaire : on n’échange que ce que l’on désire. C’est ce qu’enseigne la théorie économique classique lorsqu’elle confère une
légitimité aux besoins secondaires, sinon superflus, s’ils ont une utilité, même apprécié
subjectivement par le consommateur.
Certes, « la société de consommation » n’est pas exempte de gaspillages dénoncés vigoureusement par les chantres de l’état stationnaire ou de « la décroissance conviviale ». Mais il y a parfois dans les appels de l’Eglise à l’esprit de pauvreté et à la charité, la vision implicite d’une masse limitée de biens à partager, alors que l’objectif de tout système économique est la création de nouvelles richesses, la multiplication plutôt que la division….J.M. Keynes lui-même ne s’embarrassait pas de subtilités lorsqu’il affirmait dans sa
Théorie générale que « la construction de pyramides, les tremblements de terre et jusqu’à la
guerre peuvent contribuer à accroître la richesse » ou lorsqu’il faisait l’éloge de la célèbre
Fable des Abeilles dans laquelle Bernard Mandeville dénonçait en 1714 le drame d’un
communauté ruinée par une austérité toute calviniste.
Structures de péché
Tout ce qui précède ne signifie pas, bien entendu, que l’économie de marché soit un système parfait. La notion de « structures de péché » met précisément l’accent sur tout ce qui, dans son fonctionnement , appelle un effort d’amélioration. Mais il s’agit d’une notion d’ordre éthique, énoncée par une Haute autorité morale ; il appartient donc aux économistes de la traduire dans leur langage et cela en fonction de ce que l’on peut légitimement attendre d’un système économique.
Dans son petit livre consacré au Capitalisme, François Perroux écrivait : « Tout système
économique tend au progrès….Les systèmes économiques ne pourront donc pas se différencier d’après leur objectif central. Ils se distingueront les uns des autres par les institutions, les mécanismes, les mobiles qu’ils mettent en jeu pour atteindre leur but commun ». Il s’agit donc de savoir si l’économie de marché remplit correctement sa mission, satisfaire au mieux les besoins humains au moindre coût, autrement dit si son fonctionnement
est efficace.
A cette question, la théorie néo-classique du bien-être apporte des éléments de réponse
dans la mesure où elle aboutit à un inventaire des imperfections du marché en termes d’efficacité. On sait que, selon cette théorie, l’équilibre de marché en situation de concurrence
présente une propriété particulièrement intéressante, celle de correspondre à une affectation optimale des ressources productives. Toutefois, la proposition ne vaut que sous certaines
conditions dont la plus importante est que les marchés soient concurrentiels. Tout ce qui porte atteinte à la transparence et à la diffusion de l’information, tout ce qui engendre des situations de monopole porte atteinte à l’efficacité, quand ce n’est pas à l’équité. Et il est légitime de se demander si ces situations de monopole ne sont pas tout simplement la traduction économique des structures de péché.
Un exemple intéressant en est fourni par le problème de la rémunération des grands patrons qui a pris récemment une tournure à la fois politique et passionnelle au point ’occulter sa dimension spécifiquement économique. L’explication considérée comme la plus satisfaisante du niveau de ces émoluments serait la concurrence entre les firmes pour attirer les meilleurs talents, comme s’il s’agissait d’une catégorie exceptionnellement rare. En réalité, la demande de nouveaux dirigeants émane des dirigeants eux-mêmes ; ce sont les conseils d’administration qui désignent leur patron et ce sont d’autres patrons qui siègent aux conseils d’administration, de telle sorte que l’accès au groupe est nécessairement contrôlé ;
s’il s’agit d’un marché, il se caractérise par l’existence d’importantes « barrières à l’entrée ».
Mais qui dit barrières à l’entrée, dit nécessairement monopole et rentes de monopole. La
question posée par l’existence de ces rentes est notamment de savoir si elles comportent un coût économique et social, l’hypothèse implicite étant que les sommes perçues par les hauts dirigeants sont en partie prélevées, soit sur les investissements productifs des entreprises, soit sur la part salariale. Il est vrai que l’explication reste insuffisante dans la mesure où la théorie opère une
distinction entre les notions d’efficacité et d’équité : même si les marchés parvenaient
effectivement à une affectation optimale des ressources, ce résultat ne serait pas nécessairement équitable, c’est-à-dire conforme aux normes sociales en vigueur ; et celles-ci sont généralement considérées comme des données échappant au domaine de l’analyse
économique malgré les efforts accomplis pour élaborer « une théorie de la Justice ». On s’en
remet alors à l’Etat du soin de suppléer le marché quand il est considéré comme défaillant et de redistribuer les revenus au nom d’une équité qui relève souvent davantage des rapports de force que de l’urgence sociale.
On sait aujourd’hui, grâce aux progrès de l’économie publique positive, que l’Etat n’est
pas « un despote omniscient et bienveillant » apte à corriger les insuffisances du marché, qu’il a aussi ses défaillances et ses dérives. Le pape Jean-Paul II lui-même les a d’ailleurs
dénoncées lorsque, dans Centesimus annus, il critiquait sévèrement l’Etat-Providence et les
excès de l’assistance, l’hypertrophie des appareils publics et bureaucratiques et l’accroissement préoccupant des dépenses publiques. Ne pourrait-on là aussi découvrir des traces de structures de péché ?
Peut-on moraliser le capitalisme ? Question intéressante à condition de la poser dans son intégralité. Qu’on le veuille ou non, notre système économique est un système mixte qui combine plus ou moins harmonieusement le marché et l’intervention publique. Comment pourrait-on moraliser l’un sans se soucier de l’autre ?
Jacques Lecaillon
Avril 2009