Pour faire un travail statistique pertinent, il ne suffit pas de faire des calculs exacts, ni même de prendre toutes les précautions requises pour extrapoler à l’ensemble de la population les données recueillies sur des échantillons d’assurés sociaux. Il faut également que les catégories utilisées soient pertinentes du point de vie de l’analyse économique. Malheureusement, la DREES prend comme critère de ventilation des sommes perçues par les retraités « les principes de contributivité et de solidarité » employés couramment par le législateur, l’administration, et une grande partie des média, tous acteurs qui – en cette matière – ne font que réciter une fable « politiquement correcte » dont la consistance intellectuelle est voisine de zéro.
Voici ce qui est écrit à l’article L111-2 du Code de la Sécurité sociale, article auquel se réfère la DREES en affirmant que « le système de retraite français a plusieurs objectifs, [qui] relèvent des principes de contributivité et de solidarité » :
« La Nation réaffirme solennellement le choix de la retraite par répartition au cœur du pacte social qui unit les générations. Le système de retraite par répartition assure aux retraités le versement de pensions en rapport avec les revenus qu'ils ont tirés de leur activité.
Les assurés bénéficient d'un traitement équitable au regard de la durée de la retraite comme du montant de leur pension, quels que soient leur sexe, leurs activités et parcours professionnels passés, leur espérance de vie en bonne santé, les régimes dont ils relèvent et la génération à laquelle ils appartiennent.
La Nation assigne également au système de retraite par répartition un objectif de solidarité entre les générations et au sein de chaque génération, notamment par l'égalité entre les femmes et les hommes, par la prise en compte des périodes éventuelles de privation involontaire d'emploi, totale ou partielle, et par la garantie d'un niveau de vie satisfaisant pour tous les retraités.
La pérennité financière du système de retraite par répartition est assurée par des contributions réparties équitablement entre les générations et, au sein de chaque génération, entre les différents niveaux de revenus et entre les revenus tirés du travail et du capital. Elle suppose de rechercher le plein emploi. »
Dans ce chef-d’œuvre de langue de bois législative, on remarquera d’abord l’absence de précisions quant au mot « répartition », ce qui est un comble puisque le législateur place « le choix de la retraite par répartition au cœur du pacte social qui unit les générations ». Or ce mot peut s’entendre dans un sens réduit, ou dans un sens large. Au sens restreint, il signifie que les cotisations vieillesse seront utilisées pour payer les pensions, et non pour investir, comme dans un fonds de pension. Au sens plein, il veut dire en sus que le calcul des droits à pension s’effectuera pour une bonne part au prorata des cotisations ainsi versées aux caisses de retraite et aussitôt reversées aux retraités.
Le sens restreint ne pose pas de problème : de fait, sitôt encaissées par les caisses de retraite par répartition, les cotisations « vieillesse » sont reversées aux pensionnés. Mais c’est hélas le sens large qui est retenu de facto, en dépit de son absurdité économique, dénoncée jadis par Alfred Sauvy, fondateur et premier directeur de l’INED (Institut national d’études démographiques), qui expliquait : « nous ne préparons pas nos retraites par nos cotisations vieillesse, mais par nos enfants ». En versant des cotisations vieillesse, nous ne contribuons en aucune manière à notre avenir, nous permettons aux personnes âgées de vivre décemment : elles ne sortiront pas de leur tombe pour nous fournir des moyens de subsistance quand, à notre tour, nous serons âgés. Pour parler sérieusement de contributivité, il faudrait se référer à des cotisations ou contributions destinées aux enfants et aux jeunes, auxquels les pouvoirs publics demanderont ultérieurement de renvoyer l’ascenseur en payant pour les pensions de leurs aînés.
On remarquera ensuite que le mot « contributivité » employée par la DREES ne figure pas dans cet article du début du code de la sécurité sociale. Le texte de loi parle de « contributions réparties équitablement entre les générations », sans préciser que telle contribution ouvre droit à telle prestation, ce qui est le principe d’un droit social contributif. La DREES ne trahit probablement pas l’esprit du texte de loi quant elle en déduit que seuls sont « contributifs » les droits à pension obtenus en versant une « contribution » sur ses revenus, mais il n’en reste pas moins que le législateur ne pose pas explicitement le « principe de contributivité » auquel se réfèrent la DREES, et bien d’autres organismes, ainsi que beaucoup de personnes physiques. Il est donc possible d’accorder au législateur, « à titre infiniment subsidiaire », selon la jolie formule des juristes, une sorte de bénéfice du doute : tous les parlementaires ne sont quand même pas idiots au point de penser que les actifs préparent effectivement leur propre pension en versant des cotisations immédiatement utilisées pour payer les pensions des retraités ; quelques-uns doivent bien se rendre compte que Sauvy avait raison.
La DREES distingue deux types de solidarité : « au sens strict », et « au sens large ». Selon elle, « ces deux conventions de calcul permettent de différencier les dispositifs dont la qualification ‘de solidarité’ ou le caractère ‘explicite’ peuvent être discutés ». Comme exemple de solidarité « au sens large » la DREES donne le dispositif « carrières longues » parce que, selon elle, il « peut aussi être considéré comme une contrepartie d’un effort contributif plus important fourni par certains assurés qui ont commencé à travailler relativement jeunes et ont cotisé longtemps. » Comme exemple de solidarité « au sens strict », la DREES désigne « les majorations de pensions accordées aux parents de trois enfants ou plus », sans donner de justification : cela est supposé tomber sous le sens.
Pour un économiste un tant soit peu au courant des travaux menés depuis des décennies, et même depuis des siècles, sur le capital humain, ce qui tombe sous le sens c’est au contraire le caractère contributif de droits à pension attribués à ceux qui investissent dans le capital humain, capital dont le « dividende » est le versement de cotisations au profit de ces investisseurs. Certes, il est injuste et ridicule d’attribuer aux parents de famille nombreuse des majorations proportionnelles à la pension qu’ils obtiennent indépendamment de la fonction d’investisseurs dans le capital humain qu’ils ont exercées. Mais enfin, dans l’océan d’absurdité que constitue la législation des retraites par répartition, du moins y a-t-il là un petit ilot de bon sens, une reconnaissance, fût-elle minime et maladroite, du fait que s’il n’y avait plus de naissances la race humaine s’éteindrait dans la misère.
Ne pas se soumettre au diktat du politiquement correct peut coûter cher. Dans le domaine de la démographie, qui est d’importance vitale dès qu’il est question de retraites, le traitement honteux infligé à Michèle Tribalat, auteur de remarquables travaux de statistiques ethniques, tels que Les yeux grands fermés (Denoël, 2010) ou Statistiques ethniques, une querelle bien française (L’artilleur, 2016), est typique : dès lors que son objet possède une intersection non vide avec certaines positions idéologiques transformées en des sortes de dogmes, la science est mise sous surveillance ! Il ne fait pas bon avoir raison contre certains préjugés.
En matière de protection sociale, le concept flou de solidarité permet de justifier tous les bricolages qu’affectionnent les hommes politiques. On ne sait plus à quoi est dû telle prestation, ou telle modulation de prestation : il est loin le temps des « assurances sociales » où l’on payait telle protection en versant telle cotisation. L’impôt a remplacé les cotisations dans une mesure non négligeable, et des prélèvements difficilement classables, hybrides entre impôt et cotisation, tels que la CSG et la CRDS, ont progressivement occupé une grande place, ainsi que les financements budgétaires, au nom de la solidarité, mot magique qui justifie tout et n’importe quoi. Cela permet aux politiciens, que ce soit à l’Elysée, à Matignon, à Bercy, dans les autres ministères, et au Parlement, de multiplier les mesures ponctuelles, réponses à des engouements circonstanciels, qui font de la sécurité sociale un ensemble très difficile à administrer, au fonctionnement coûteux, et à l’équité douteuse.
Pour sortir de cette gabegie, des idées claires sont indispensables. Les organismes statistiques officiels devraient être en première ligne pour définir et utiliser des concepts économiquement sérieux, dont l’utilisation conduirait probablement à rendre à son tour moins échevelé le travail législatif et réglementaire dans ce domaine névralgique. Espérons qu’un jour viendra où la DREES participera activement à cette remise en ordre intellectuelle !