Après les manifestations du 3 octobre puis du 26 novembre 2002 pour défendre statuts et régimes de retraites, après le tollé provoqué par une modification des règles de compensation démographique favorable aux régimes spéciaux et coûteuse pour le régime général, après la mise en extinction du congé de fin d’activité dans la fonction publique et l’utilisation in extremis de ce dispositif par un homme politique de premier plan, après le « non » apporté par une majorité des salariés et retraités d’EDF/GDF au protocole d’accord élaboré à grand peine, la réforme des régimes spéciaux de retraites, pour nécessaire qu’elle soit au dire des spécialistes, se présente de plus en plus comme un piège pour le Gouvernement. Lui est-il possible d’éviter ce piège autrement qu’en faisant comme ses prédécesseurs, c'est-à-dire rien ?
Une solution existe. Il faudrait simplement prendre au sérieux quatre principes :

Les retraites par répartition relèvent de la solidarité nationale, et non pas de solidarités professionnelles ou catégorielles. Quelques milliers de mineurs en sursis et leurs entreprises qui n’extraient presque plus ni charbon ni minerai pourraient-ils entretenir des retraités vingt ou trente fois plus nombreux ? Comment les exploitants agricoles en activité payeraient-ils la retraite de leurs anciens, cinq fois plus nombreux ? Exemples et analyse montrent que les régimes catégoriels ne sont pas viables à long terme ; les plus florissants aujourd’hui (par exemple celui des fonctionnaires territoriaux et hospitaliers) passeront eux aussi par une étape où ils manqueront de cotisants en proportion de leurs retraités. Il faut en prendre acte : les faits ont donné raison à Pierre Laroque qui, à la Libération, voulait instaurer un régime unique.

Les engagements pris doivent être tenus. Si quelqu’un a travaillé pendant trente ans avec la promesse qu’il aurait à tel âge une pension calculée sur la base de 2 % de son salaire de fin de carrière par année validée, l’État doit s’interdire de ramener ce pourcentage en dessous de 60 % par un texte à caractère rétroactif, même si le rapport Charpin le lui conseille.

L’État est fait pour définir les règles de solidarité nationale qui s’imposent à tous, tandis que les partenaires sociaux ont vocation à négocier des accords spécifiques et à gérer des institutions. Quand l’État va jouer dans la cour des partenaires sociaux, au lieu de poser les règles du jeu et de surveiller les joueurs, il n’inspire plus le respect et la « chienlit », aurait dit de Gaulle, s’instaure rapidement.

En matière de retraites, équité et responsabilité s’appuient sur une discipline scientifique : l’actuariat. La neutralité actuarielle est le moyen d’éviter que les uns ne profitent au détriment des autres ; c’est aussi (avec le plein emploi) le moyen de mettre chacun en position d’arbitrer entre toucher plus tôt une pension mensuelle plus modeste, ou plus tard des mensualités plus importantes.

Si l’on décidait de mettre en place un régime unique de retraites par répartition, au lieu de vouloir traiter au cas par cas chaque régime spécial, bien des choses deviendraient possibles :

Renoncer aux inégalités catégorielles, mais sans effet rétroactif, en intégrant les régimes spéciaux au sein du régime unique, en même temps que les régimes de non salariés et le régime général de la sécurité sociale complété par l’ARRCO et l’AGIRC

Faire fonctionner par points ce régime unique, car cette formule assure une meilleure gouvernance : il a fait ses preuves à l’ARRCO et à l’AGIRC  

Confier la gestion de ce régime unique aux partenaires sociaux, qui auraient enfin une responsabilité à leur mesure. Eux aussi ont fait leurs preuves à l’ARRCO et à l’AGIRC, y compris quand il s’est agi d’unifier une multiplicité de régimes.

A l’occasion de la conversion en points des annuités validées, conserver la valeur de tous les avantages gagnés avant la réforme dans des régimes spécifiques. Les salariés d’EDF, de GDF, de la SNCF, les fonctionnaires et bien d’autres conserveraient ainsi la totalité de ce qu’ils ont acquis dans le cadre des règles en vigueur avant la réforme. La charge en incomberait naturellement aux générations suivantes, mais, en répartition, c’est toujours le cas : seule la tuyauterie des prélèvements diffère.

Conserver les caisses catégorielles, en regroupant le cas échéant celles qui, pour la même catégorie, gèrent les unes un régime dit de base, et les autres un régime obligatoire et par répartition dit complémentaire, formant ensemble ce qui, selon les standards internationaux, constitue le « premier pilier ». Là où il n’en existe pas (fonctionnaires de l’État, notamment), créer de telles caisses, dont les partenaires sociaux assureraient la gestion.

Créer une Caisse Nationale qui centraliserait les cotisations collectées par les caisses catégorielles et reverserait à chacune d’elles les sommes requises pour servir les pensions à ses adhérents retraités. Cela remplacerait la compensation démographique, et mettrait fin aux conflits et protestations qui en découlent.

Laisser les caisses catégorielles libres d’organiser des régimes complémentaires par capitalisation en sus de la gestion pour leurs adhérents du régime unique obligatoire. Quand celui-ci serait moins avantageux pour l’acquisition de droits dans le futur (et dans le futur seulement, les droits acquis antérieurement à la réforme étant intégralement respectés) que tel régime spécial, les partenaires sociaux pourraient négocier la création d’un fonds de pension permettant de tenir compte de la pénibilité de certains travaux (dont la liste gagnerait à être remise à jour !)

L’État pourrait cotiser sur les primes et les heures supplémentaires de ses fonctionnaires, cessant ainsi d’être le premier employeur au noir du pays. Dans un système par points, les fonctionnaires acquérraient de ce fait des droits à pension sur la totalité de leurs émoluments.

En s’inspirant de ces principes, le Gouvernement Raffarin répondrait au triple désir de justice, d’égalité et de sécurité juridique qui est celui des Français. Et il mettrait en place un régime capable d’affronter la détérioration de la situation démographique à partir de 2006, à la fois parce que le système des points permet des adaptations beaucoup plus souples que la formule des annuités, parce que beaucoup d’assurés sociaux trouveraient leur compte à se retirer volontairement plus âgés, et parce que les partenaires sociaux, investis de responsabilités bien plus larges, prendraient à cœur de gérer au mieux tant le régime unique par répartition que la multiplicité des compléments par capitalisation dont ils auraient décidé la création.