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Blog de l'AEC, Association des Économistes Catholiques

L'entreprise et les valeurs - 1: philosophies de la valeur

1/ Les théories philosophiques de la valeur

L'entreprise et les valeurs - 1Il semble que «valeur» vient du vieux français, qui découle lui-même du latin valere, être fort, en bonne santé. A rapprocher donc de «valeureux», «vaillant», «valable», «valide». En indo-européen, wal signifie force, puissance, excellence.

La Chanson de Roland[1] emploie ce terme, dans le sens de «homme de valeur» :



[1] Chanson de Roland( circa 1100), traduction Joseph Bédier d’après le manuscrit d’Oxford.

"Carles n’est mie tels.

N’est hom kil veit e conuistre le set

Que ço ne diet que l’emperere est ber.

Tant nel vos sai ne preiser ne loer

Que plus n’i ad d’onur e de bontet.

Sa grant valor, kil purreit acunter ?"

 

"Charles n’est pas celui que vous pensez.

Nul homme ne le voit et n’apprend à le connaître

qui ne dise : L’empereur est un preux.

Je ne saurais le louer et le vanter assez :

il y a plus d’honneur en lui et plus de vertus que n’en diraient mes paroles.

Sa grande valeur, qui pourrait la décrire ?"

 

 

Le  Larousse donne, parmi les différentes acceptions du mot «valeur»:

-     ce par quoi quelqu'un est digne d'estime sur le plan moral, intellectuel, professionnel, etc. : Recrue de grande valeur. « Mais aux âmes bien nées, la valeur etc.»

-          importance, prix attaché subjectivement à quelque chose : Attacher de la valeur à des souvenirs de famille.

-          ce qui est posé comme vrai, beau, bien, d'un point de vue personnel ou selon les critères d'une société et qui est donné comme un idéal à atteindre, comme quelque chose à défendre : Nous avions des systèmes de valeurs différents.

-          degré de clarté d'un ton, relativement aux autres tons d'une peinture. (La distribution des valeurs, dans un tableau, permet de rendre le modelé des objets et la profondeur de l'espace.)

 

1.1   Grecs

Le pendant à peu près exact du mot «valeur» en grec est : axia (prix, valeur, poids, dignité, qui vaut la peine de…), qui a donné l’axiologie, branche de la philosophie classique qui traite précisément des valeurs). Cependant, on ne peut pas dire que ce terme ait été beaucoup utilisé par les philosophes grecs ni que la notion de valeur ait dominé la philosophie grecque, comme ont pu le faire celles de l’être, du changement, de la vérité, de la sagesse, du bien, des vertus etc. Socrate s’intéresse manifestement au bien et aux valeurs, mais avec une méthode qui s’applique davantage à la philosophie de l’être et à la recherche de la vérité. Platon semble faire l’inverse, son idéalisme appliquant à la philosophie de l’être une approche déductive adaptée à celle de la valeur[1]. Aristote n’ignore pas la notion de valeur – notamment en distinguant qualité et quantité-, mais elle est beaucoup moins centrale dans son œuvre que celles de bien ou de vertu. Les stoïciens manipulent spontanément les valeurs dans leur recherche d’une vie bonne basée sur la pratique des vertus.

«Valeo» ne signifie pas seulement« être en bonne santé », mais aussi (Gaffiot) «être valable, valoir, s’appliquer» etc. En revanche le même Félix Gaffiot est très laconique sur «valor» : valeur, de valeo. Ce laconisme peut signifier que les auteurs romains ont assez peu utilisé la notion de valeur.

1.2   Thomistes

Gilson, qui offre une synthèse commode avec ses «Textes de saint Thomas d’Aquin sur la morale» [2], ne propose pas d’entrée «Valeur» dans son index, où l’on trouve bien sûr le bien, les vertus, les vices, les actes humains, les passions etc. Jean-Malo de Beaufort dans sa thèse «La valeur morale de nos actes selon saint Thomas d’Aquin» [3], nous rappelle tout de même que la philosophie des Actes Humains de l’Aquinate[4] vise bien à qualifier la valeur morale des actes, selon leur nature, leur finalité, l’advertance de l’acteur à l’égard de ce qui est permis et ce qui ne l’est pas, son obstination, dans une certaine mesure les circonstances etc. Un acte est bon ou est malicieux. La casuistique et le probabilisme ont poussé la quantification à l’extrême.

 Dans ses «Neuf leçons sur les fondements de la philosophie morale»[5] , le néo-thomiste Jacques Maritain fait la part belle à la notion de valeur morale : dès la seconde leçon il distingue le bien (ontologique ou moral, ce dernier étant une valeur morale) et la valeur, avant de parler des jugements de valeur (degrés de bonté ou de malice), de la finalité et de la norme (« les quatre fibres intellectuelles de la structure de la pensée morale »). Il conclut : «L’obligation morale repose sur la valeur».

Le chanoine Roger Verneaux, dans son ouvrage «Problèmes et mystère du mal» [6] se montre très critique vis-à-vis de la notion de valeur. Pour lui, elle découle d’une vision du monde idéaliste et relativiste, qui prend naissance (ou résurgence) chez Kant et est vulgarisée par Nietzsche (dans «Par- delà le Bien et le Mal» notamment) puis par exemple par Raymond Polin, qui en a une approche phénoménologique[7] : de ce que les valeurs sont transcendantes à la conscience sans pour autant être objectives, il découle qu’elles ne peuvent être connues ; mais elles peuvent être comprises. La faiblesse congénitale de cette approche est pour Verneaux son refus de principe de toute métaphysique. Citant Sartre :«Ma liberté est l’unique fondement des valeurs.»[8] Pour notre chanoine, la notion de valeur ne résulte pas d’un acte libre d’évaluation mais est purement objective. Ce n’est pas une appréciation relevant d’un sujet en situation. Il épargne cependant Lavelle et Le Senne du fait que ces derniers fondent l’objectivité de la valeur sur celle du bien et de ses différents degrés.

1.3   Autres philosophies de la valeur

On nous pardonnera, au nom de la longueur de l’article et de la limitation des connaissances individuelles, la forte sélectivité de ce tour d’horizon. En particulier, les idées de Max Scheler[9] ne sont pas évoquées ici.

Nietzsche renverse la table des valeurs, en proclamant (en gros) que le bien est ce que fait l’homme supérieur. La valeur, c’est l’évaluation du vivant, une interprétation de la volonté de puissance qui cherche à s’accroître. Dans «Le Gai Savoir», § 301 : «Tout ce qui a quelque valeur dans le monde actuel, ne l’a pas en soi, ne l’a pas de sa nature – la nature est toujours sans valeur - mais a reçu un jour de la valeur, tel un don, et nous autres nous en étions les donateurs.». Le sous-titre de «La volonté de puissance» est, de façon significative : «Essai d’une transmutation de toutes les valeurs.»

Pour les subjectivistes, la valeur n’est pas dans les choses ou les êtres mais dans l’intensité du désir qu’elles/ils suscitent.

Louis Lavelle, auteur d’un «Traité des Valeurs» [10], distingue parmi les valeurs : économiques (valeurs relatives par excellence), affectives, esthétiques, morales, intellectuelles, sociales, morales, religieuses… Il écrit, après avoir rappelé que la finalité de l’intelligence est la vérité, et que celle de la volonté est le bien : « Le propre de la valeur, c’est qu’elle n’est ni donnée comme un objet, ni pensée comme un concept : elle est voulue, et c’est parce qu’elle est voulue qu’elle peut toujours être contestée.» Lavelle établit par ailleurs une triple correspondance, entre Etre et Bien, Existence et Valeur, Réel et Idéal. Pour lui, la valeur entretient avec le bien le même rapport que l’existence à l’être (on pourrait dire l’essence ?) On a coutume de parler de l’idée du bien, mais d’un jugement de valeur.

Georges Bastide[11] va jusqu’à faire précéder l’être et l’acte… par la valeur.  «… La valeur est dans l’attitude compréhensive et c’est en circulant qu’elle s’instaure. Nous ne la créons pas, de même que nous ne créons la vérité… Nous ne découvrons pas la valeur, nous avons à l’instaurer. Il n’y a de valeur que parce que les hommes l’instaurent.»[12] Bastide insiste dans ses ouvrages sur le rôle du scrupule dans le discernement de la valeur d’un acte à poser.

Eric Blondel, dans «La morale, textes choisis»[13], constate : «… sous l’autorité conjuguée mais disparate de ces deux courants philosophiques [d’après-guerre : la phénoménologie et le retour du nihilisme nietzschéen] le mot de valeur s’est imposé pour remplacer ceux de principe, de loi, de bien, de vérité, de morale… il s’agit de proclamer ses credos… en laissant croire qu’ils ont été passés au crible de l’examen de conscience, de la critique sociale ou de l’élaboration philosophique d’un sujet indépendant et adulte… Mais alors, parler de valeurs, n’est pas tout simplement marquer (et masquer) son conformisme et son soutien à l’ordre établi, en cherchant à concilier… devoirs absolus et transcendant… et examen critique de la conscience, de la raison et de la théorisation réflexive ou philosophique ?»

Parmi les points controversés, on trouve la question de savoir si des références morales ou immorales qui ne conduisent pas au bien (personnel ou commun) mais qui sont cependant des règles de vie, sont ou non des valeurs (un jugement de valeur les qualifiera rapidement de «valeurs négatives»...) Le mal contrairement au bien n’est pas considéré, en général, comme une valeur, même négative. Cela semble cohérent avec l’idée que le mal n’a pas d’essence propre et n’est pas autre chose qu’une absence de bien. Ce qui ne l’empêche malheureusement pas d’exister.

Un auteur comme Paul Ricoeur ne semble pas placer la notion de valeur au centre de sa réflexion sur l’éthique. Cependant, le titre même de son maître-ouvrage «Soi-même comme un autre»[14], ne proclame-t-il pas explicitement une valeur : l’altruisme ? De même, sa célèbre définition de la «visée éthique»: «viser à la vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes» contient visiblement quatre jugements de valeur (bonne, avec et pour autrui, juste). L’ouvrage se termine cependant par un chapitre ouvert sur l’ontologie, et non sur l’axiologie.

Simone Weil (la philosophe) écrit :«Une valeur, c’est quelque chose que l’on admet inconditionnellement. Car à chaque instant notre vie s’oriente en fait selon un système de valeurs ; un système de valeurs, au moment où il oriente la vie, n’est pas accepté sous conditions, mais accepté purement et simplement.»[15]

Plus récemment, Shalom Schwartz (théorie des Dix valeurs universelles, http://valeurs.universelles.free.fr/ ) affirme : «Les valeurs sont les convictions que nous considérons comme particulièrement importantes pour nous, celles qui constituent nos repères essentiels, qui nous servent pour effectuer nos choix les plus cruciaux et qui orientent donc pour une large part nos actions et notre comportement. Nos valeurs sont les éléments les plus stables de notre personnalité : c'est le moteur qui nous fait agir et nous donne de l'énergie pour entreprendre. C'est le socle de la confiance en soi. Nos valeurs sont pour une part un héritage, un acquis provenant de notre éducation, de notre milieu socioculturel, de notre religion, en somme de toutes les personnes ou groupes sociaux ayant eu une influence sur nous.»

Cyril Arnaud, dans «Axiologie 4.0»[16], questionne la confusion entre morale et axiologie, entre valeur et qualité, et l’étrange oscillation entre valeur au singulier et valeurs au pluriel. Il affirme que valeur n’a de sens solide qu’au singulier. La question de la valeur n’est pas celle du bien ni de la finalité. Elle n’est pas non plus celle du sens. Il s’étonne de constater que G.H Moore dans ses «Principia Ethica»[17] consacre une centaine de pages à chercher la définition du bien, et aucune à celle de la valeur (que pourtant il est obligé d’ utiliser). Pour Arnaud, «la valeur semble être ce concept mystérieux qui surplombe le bien, qui n’en est qu’une espèce, et qui confère son sens et ses conditions d’intelligibilité à celui-ci.» Noter que Cyril Arnaud se place résolument dans une approche purement humaine, et non théologique, de l’éthique, de la morale et de la valeur. Il introduit les notions de hiérarchie, de dignité (une valeur est digne d’être aimée ou préférée). Il se demande ensuite si c’est hors du sujet et de l’objet qu’il faut chercher la valeur, plutôt dans le rapport entre les deux. Une chose a d’autant plus de valeur qu’elle est digne d’être aimée ou désirée. On ne peut s’empêcher d’établir un rapprochement avec la théorie du désir mimétique de René Girard, qui confère d’autant plus de valeur à une chose que le nombre de ceux qui la convoitent est élevé. Cela nous amène à la lisière du second thème d’analyse de la notion de valeur, qui est la valeur économique.

Nathalie Heinich, sociologue et non pas philosophe, vient de publier un intéressant volume: "Les valeurs, une approche sociologique" (Gallimard NRF, 2017). Elle n'étudie pas directement les valeurs, mais la relation que les acteurs entretiennent avec les valeurs, à partir de leurs pratiques de l’évaluation. Elle introduit ou rappelle des notions intéressantes telles que "valeur cardinale ou multiplicateur de valeur" (la pérennité, la rareté...), "valeur fondamentale et valeur contextuelle", et distingue les valeurs-grandeurs et des valeurs-objets et enfin des valeurs-principes, au nom de quoi l'on valorise le reste.

1.4   Conclusion

La notion de valeur en philosophie morale semble faire partie de ces fausses évidences qui s’estompent dès qu’on cherche à les cerner et à les définir de trop près, victimes d’une sorte de principe d’incertitude d’Heisenberg de la philosophie. Nous avons pourtant besoin de cet outil intellectuel pour décrire le comportement social de l’être humain. Il semble acquis que les valeurs existent ; qu’elles sont personnelles et intérieures plutôt que collectives et extérieures à l’homme (contrairement à la loi naturelle par exemple) ; qu’elles sont admises et non pas inventées ; difficiles à justifier ; qu’elles sont relatives et hiérarchiques (on acceptera de sacrifier quelque chose pour telle valeur plus que pour telle autre). La stabilité est une autre de leurs caractéristiques nécessaires. A l’évidence, les valeurs ont une valeur (pas la même pour tout le monde).

Il semblerait également qu’éthique et valeurs vont de pair, pour remplacer morale, vertus et loi extérieure à l’homme.

Article suivant: L'entreprise et les valeurs-2: la Doctrine sociale de l'Eglise et les valeurs http://www.aecfrance.fr/l-entreprise-et-les-valeurs-2-la-doctrine-sociale-de-l-eglise-et-les-v-a130305084  

[1] Voir notamment  Werner : la philosophie de la valeur chez Socrate et Platon, communication au 3ème Congrès international de philosophie de Heidelberg, 1908

[2] ré-édités chez Vrin en 2011

[3] Téqui, Questions Disputées, 2006

[4] Somme théologique, Ia IIae, Q6 à Q21.

[5] Jacques Maritain : Neuf leçons sur les fondements de la philosophie morale, conférences à l’Eau Vive 1949, ré-édition Téqui, 1995

[6] Roger Verneaux, Problèmes et mystère du mal, NEL, 1983

[7] Raymond Polin : La création des valeurs, Vrin 1977 ; la Compréhension des valeurs, Paris 1945; Du Laid, du Mal, du Faux, PUF 1948.

[8] L’être et le néant, p76

[9] Max Scheler : «Le formalisme en éthique et l’éthique matériale des valeurs», 1ère édition 1955, Gallimard NRF Bibliothèque de philosophie 1991

[10] Louis Lavelle : «Traité des valeurs»,PUF,1955

[11] Georges Bastide : «Essai d’éthique fondamentale», PUF 1971 ; «Méditations pour une éthique de la personne», PUF 1953 ; «Traité de l’action morale», PUF, 1961.

[12] Inédit : «Les valeurs spirituelles», cours de l’année universitaire 1964-1965. Cité dans «Georges Bastide, philosophe de la valeur», de ses élèves Pradines et Laffont, Privat 1970.

[13] Eric Blondel : «La morale, textes choisis et commentés», GF Flammarion, 1999

[14] Seuil, Essais, 1990

[15] Texte rédigé en 1941 : «Quelques réflexions autour de la notion de valeur.»

[16] Auto-édition, Lyon, 2012, voir www.axiologie.org

[17] PUF, 1998

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M
Merci de cet excellent article de réflexion qui incite à l'action ! Je partage sur les réseaux sociaux:<br /> https://www.linkedin.com/feed/update/urn:li:activity:6299183443402072064/
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