• L'entreprise et les valeurs -2: la Doctrine sociale de l'Eglise et les valeurs

    Beaucoup d’entreprises ont élaboré une «charte des valeurs» et l’appliquent peu ou prou, d’autres agissent selon des valeurs qu’elles n’ont pas codifiées ; d’autres encore font les deux. Le remplacement de la morale par l’éthique semble avoir substitué la notion relativiste de valeur à celle de vertu, et la notion de responsabilité à celle de devoirs. Dans le langage courant, on invoque souvent les valeurs portées par telle ou telle organisation, personne, parti politique ; on porte à cette occasion un jugement de valeur sur lesdites valeurs... Le Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise (DSE) 2005 se réfère fréquemment à la notion de valeurs (environ quatre-vingts entrées). Enfin la notion de «valeur morale de nos actes» rassemble tous les moralistes y compris les minimalistes, sous une forme ou sous une autre.

    Quant au domaine de l’économie – donc de l’entreprise – la notion de valeur d’usage et de valeur d’échange est une ligne de clivage qui a traversé toute l’histoire de l’économie, d’Aristote à Gérard Debreu prix Nobel 1983. L’école franciscaine du XIII-XIVème siècle ou celle de Salamanque au XVIème siècle, ont été parmi les premiers à débroussailler ces notions de valeur d’usage et d’échange, ainsi que la valeur du travail, bien avant Ricardo ou Marx ; dans un autre esprit évidemment.

    Il n’est peut-être pas inutile de revisiter toutes ces notions de «valeur» ou de «valeurs». Après un premier article consacré à un survol des principales philosophies de la valeur, ce second article s’efforce de récapituler ce que dit la Doctrine sociale de l’Eglise sur les valeurs, aussi bien sous l’angle moral qu’économique. L’article suivant sera consacré aux avatars millénaires de la théorie économique de la valeur. Le quatrième et dernier article concernera les valeurs d’entreprise.

    2/ La notion de valeur (morale ou économique) dans la doctrine sociale de l’Eglise

    L'entreprise et les valeurs -2Nous avons vu qu’en théologie morale, nos actes ont une valeur, dite valeur morale, en fonction de leur objet, de leur finalité, de l’advertance de l’acteur, de son obstination et dans une certaine mesure des circonstances.

    2.1 L’Ancien Testament hiérarchise sans arrêt les comportements et les actes, ainsi que les intentions. Il qualifie la valeur des actes. La notion de résultat intervient constamment : certains comportements sont plus fructueux que d’autres. Les paraboles évangéliques (dont un nombre considérable sont de nature économique) véhiculent implicitement la notion de valeur et de hiérarchie des valeurs. Saint Paul est on ne peut plus explicite sur le peu de valeur qu’il accorde à la gloire et aux avantages mondains depuis sa conversion (du fumier). La valeur du sacrifice de Jésus-Christ dans sa Passion, pour le rachat de l’humanité, est centrale en théologie ; de même que la valeur infinie de la moindre goutte de son Précieux Sang.

    2.2 Saint Thomas d’Aquin s’intéresse à la notion de valeur économique dans l’optique de la justice sociale (commutative mais aussi distributive) et surtout dans sa théorie de l’usure et des contrats. Il s’inspire largement d’Aristote. On a vu que, sans employer ce terme de «valeur», il a traité dans Les Actes Humains de la valeur morale de nos actes.

    2.3 L’école franciscaine italienne dès la fin du XIIIème siècle a traité la question de la valeur d’usage et de la valeur d’échange, celle de la valeur du travail également, et la subordination du commerce à des valeurs morales (notamment via le tiers-ordre franciscain). Giacomo Todeschini dans son ouvrage[1] sur la question, démontre l’apport décisif des Franciscains dans ce domaine, comme dans celui de l’organisation financière de la Renaissance. L’école de Salamanque au XVIème siècle prit brillamment le relais. L’ouvrage de Pierre de Lauzun: «Finance, un regard chrétien, de la banque médiévale à la mondialisation financière»[2], peut être utilement consulté sur ces sujets.

    2.3 Dans Veritatis Splendor (6 août 1993), son encyclique morale, saint Jean-Paul II, emploie le mot «valeur» à quarante-trois reprises. Par exemple (c’est nous qui soulignons) :

    33 «Tirant argument de la grande variété des mœurs, des habitudes et des institutions présentes dans l'humanité, on finit, sinon toujours par nier les valeurs humaines universelles, du moins par concevoir la morale d'une façon relativiste.»

    34 «C'est le cas des doctrines qui attribuent aux individus ou aux groupes sociaux la faculté de déterminer le bien et le mal : la liberté humaine pourrait «créer les valeurs» et jouirait d'une primauté sur la vérité, au point que la vérité elle-même serait considérée comme une création de la liberté.»

    40 «Toutefois, l'autonomie de la raison ne peut pas signifier la création des valeurs et des normes morales par la raison elle-même.»

    48 «C'est à la lumière de la dignité de la personne humaine, qui doit être affirmée pour elle-même, que la raison saisit la valeur morale spécifique de certains biens auxquels la personne est naturellement portée.»

    Il consacre un long développements à la question de la valeur morale de nos actes, pour corriger diverses erreurs émanant de théories éthiques diverses ( en 75 notamment).

    94 «La voix de la conscience a toujours rappelé sans ambiguïté qu'il y a des vérités et des valeurs morales pour lesquelles on doit être disposé à donner jusqu'à sa vie. Dans les paroles qui défendent les valeurs morales et surtout dans le sacrifice de la vie pour les valeurs morales, l'Eglise reconnaît le témoignage rendu à cette vérité qui, déjà présente dans la création, resplendit en plénitude sur le visage du Christ : «Chaque fois — écrit saint Justin — que les adeptes des doctrines stoïciennes ont fait preuve de sagesse dans leur discours moral à cause de la semence du Verbe présente dans tout le genre humain, ils ont été, nous le savons, haïs et mis à mort».

    Benoît XVI dans Caritas in Veritate (29 juin 2009), qui comme on sait se préoccupe largement d’éthique notamment économique, emploie trente-et-une fois le mot «valeur» (aussi bien dans des acceptions morales qu’économiques). Il parle des valeurs évangéliques, des valeurs du christianisme, de la valeur de la personne humaine, des valeurs universelles de l’humanité, des valeurs fondamentales de justice et de paix, d’amour et de vérité, des valeurs primordiales de la vie et de la famille etc. Dans 15 : «L’Église propose avec force ce lien entre éthique de la vie et éthique sociale, consciente qu’une société ne peut «avoir des bases solides si, tout en affirmant des valeurs comme la dignité de la personne, la justice et la paix, elle se contredit radicalement en acceptant et en tolérant les formes les plus diverses de mépris et de violation de la vie humaine, surtout si elle est faible et marginalisée».

    Dans cette même encyclique, Benoît XVI aborde largement la question de l’éthique économique et des affaires, et est donc amené à traiter de la valeur économique ; notamment dans le rappel lumineux suivant :

    35. Lorsqu’il est fondé sur une confiance réciproque et générale, le marché est l’institution économique qui permet aux personnes de se rencontrer, en tant qu’agents économiques, utilisant le contrat pour régler leurs relations et échangeant des biens et des services fongibles entre eux pour satisfaire leurs besoins et leurs désirs. Le marché est soumis aux principes de la justice dite commutative, qui règle justement les rapports du donner et du recevoir entre sujets égaux. Mais la doctrine sociale de l’Église n’a jamais cessé de mettre en évidence l’importance de la justice distributive et de la justice sociale pour l’économie de marché elle-même, non seulement parce qu’elle est insérée dans les maillons d’un contexte social et politique plus vaste, mais aussi à cause de la trame des relations dans lesquelles elle se réalise. En effet, abandonné au seul principe de l’équivalence de valeur des biens échangés, le marché n’arrive pas à produire la cohésion sociale dont il a pourtant besoin pour bien fonctionner. Sans formes internes de solidarité et de confiance réciproque, le marché ne peut pleinement remplir sa fonction économique. Aujourd’hui, c’est cette confiance qui fait défaut, et la perte de confiance est une perte grave.

    En fait Benoît XVI ne cesse de ramener l’économie, la finance et l’entreprise aux valeurs morales pour encadrer les mécanismes du marché et la détermination de la valeur d’échange par le jeu de l’offre et de la demande, qui en soi n’est pas mauvais mais finit par favoriser les plus puissants.

    2.4 Dans le Compendium de la Doctrine sociale de l’Eglise (Cerf, 2005), nous trouvons environ quatre-vingts occurrences à l’entrée «Valeurs» du glossaire final. On y trouve notamment :

    -          la notion de «valeurs évangéliques» (le Compendium emploie des guillemets).

    -          celle de valeur de la personne, valeurs universelles, valeurs spirituelles.

    -       les valeurs fondamentales de la vie sociale (197 à 203) : rapport entre principes et valeurs. «Toutes les valeurs sociales sont inhérentes à la dignité de la personne humaine, dont elles favorisent le développement authentique, et sont principalement : la vérité, la liberté, la justice et l’amour. La solidarité est un principe social (193, 194). Les principes de la DSE, on le sait, sont : dignité de la personne humaine, primauté du bien commun, approbation de la propriété privée subordonnée au bien commun, destination universelle des biens, subsidiarité, solidarité, option préférentielle pour les pauvres. Il est question (215 à 229)  de la valeur du mariage monogamique indissoluble.

    -          au 324, la pauvreté est présentée comme une valeur morale. Valeur du travail (270 et sq).

    -        338 : «L’objectif de l’entreprise doit être réalisé en termes et avec des critères économiques, mais les valeurs authentiques permettant le développement concret de la personne  et de la société ne doivent pas être négligées.» Ces valeurs ne sont pas précisées, mais n peut supposer que ce sont les valeurs sociales définies en 197 à 203 supra.

    -         348 : les valeurs doivent être d’autant plus affirmées que le marché est libre (l’économie libérale).

    -         386 : «Ce qui caractérise en premier un peuple, c’est le partage de vie et de valeurs , qui est source de communion au niveau spirituel et moral.»

    -          433 : communauté internationale et valeurs : celles-ci sont la vérité, la justice, la solidarité et la liberté.

    -         555 parle des valeurs de la Tradition catholique, 558 du défi de la vérité lors de l’engagement des catholiques dans la vie sociale. 569 consacré au discernement en politique, distingue : valeurs naturelles, applicables aux réalités temporelles ; valeurs morales, applicables à la dimension éthique des questions politiques, et enfin valeurs surnaturelles dans l’esprit évangélique. En 574 il est question de la compatibilité entre les positions des partis politiques et la foi et les valeurs chrétiennes.

    On lit dans «La doctrine sociale de l’Eglise» de Mgr Guerry[3]  que celle-ci:

    « …est un ensemble de conceptions, faites de vérités, de principes, de valeurs:

    -          de vérités : ce qu’il faut croire et penser ;

    -          de principes : ce qu’il faut faire, mettre en pratique ;

    -          de valeurs : ce qu’il faut respecter, défendre et aimer.»

    2.5 Dans son «Précis de théologie morale»[4], Mgr Bruguès, sans en faire un instrument central, emploie à diverses reprises le terme de «valeur», en particulier pages 116-117 : «Il est vrai que chacun de nous s’éveille au monde à l’intérieur d’une culture déterminée. Il s’enrichit de ses valeurs ; …Ainsi, au fil des siècles, des millénaires même, malgré le poids du péché et les déviations de la faiblesse humaine, s’est constitué un patrimoine moral, regroupant les valeurs reconnues comme telles par la conscience morale… Cependant, à partir du moment où une valeur apparaît dans le champ de la conscience morale, elle devient inoubliable. Aucune époque n’a autant parlé que la nôtre de la dignité de la personne humaine et des droits qui en découlent… Elle a fait éclore une valeur nouvelle, que l’on pourrait nommer « personnalisme », malgré les ambiguïtés de ce terme…».«Chaque époque fait face à des défis nouveaux. Pour les relever, elle fait éclore de nouvelles valeurs… En éthique, plus que dans n’importe quel autre domaine de l’activité humaine, les oublis sont proprement désastreux. Il n’y a de progrès que lorsque les nouvelles valeurs se comportent comme des filles à l’égard de valeurs-mères, fondatrices de l’éthique.»

    2.6 Il semble donc que la notion de valeur (ou de valeurs) est utile en théologie morale et dans la Doctrine sociale de l'Eglise, mais qu'elle n'est pas essentielle.

    Article suivant: L'entreprise et les valeurs-3: les théories économiques de la valeur  http://www.aecfrance.fr/l-entreprise-et-les-valeurs-3-les-theories-economiques-de-la-valeur-a130380360

    [1] Giacomo Todeschini : «Richesse franciscaine : de la pauvreté volontaire à la société de marché», Verdier Poche, 2008

    [2] Pierre de Lauzun : «Finance, un regard chrétien, de la banque médiévale à la mondialisation financière», Embrasure, 2013.

    [3] Mgr Guerry : «La doctrine sociale de l’Eglise», La Bonne Presse, 1959

    [4] Jean-Louis Bruguès o.p : «Précis de théologie morale générale», tome 1, Méthodologie : Cahiers de l’Ecole cathédrale, Mame 1994.

    « J. Bichot : "Trois objectifs que Macron doit proposer à l’Union européenne"L'entreprise et les valeurs -3: les théories économiques de la valeur »
    Partager via Gmail Yahoo!

  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :