Blog de l'AEC, Association des Économistes Catholiques
4/ La chaîne de la valeur dans l’entreprise
4.1 En comptabilité la valeur ajoutée est définie comme la différence entre la valeur finale de la production (valorisée par le chiffre d'affaires) et la valeur des biens (ou services) qui ont été consommés par le processus de production (consommations intermédiaires, comme les matières premières ; valorisées par leur prix d’achat). Le compte de résultat est donc présenté hors TVA (HT).
4 .2 La valeur est également utilisée et modélisée dans les opérations d’investissements, pour calculer la rentabilité attendue de l’investissement et le délai de retour sur investissement : c’est la valeur actualisée nette (VAN).
4.3 Différentes méthodes sont utilisées pour calculer la valeur marchande d’une entreprise en vue de sa cession ou de son rachat : fonds propres, multiples du chiffre d’affaire ou de l’excédent brut d’exploitation ou de l’EBITDA[1], free-cash-flow, valeur des actions, valeur patrimoniale etc. Ce qui n’empêche pas le président du Directoire de la société Assystem de dire lors d’un colloque sur «La valeur de l’ entreprise» aux Bernardins en 2013[2] : «La vraie valeur, c’est ce qui permet à l’entreprise de durer… ce sont mes équipes d’ingénieurs». Le même colloque organise en conclusion la valeur de l’entreprise autour de quatre piliers : le temps, la vérité, le respect, la relation à la société.
4.4 La notion de chaîne de la valeur, que l’on doit à Michaël Porter, sert à orienter la stratégie d’entreprise (celle-ci a intérêt à se placer sur des segments de la chaîne où elle pourra attirer davantage de clients que ses concurrents en proposant une valeur plus attractive). L’entreprise doit également s’efforcer de maximiser la chaîne de la valeur interne de ses activités, autrement dit son efficacité et son efficience[3], et d’éliminer les activités ou tâches sans valeur ajoutée. Des outils tels que le VSM (Value Stream Mapping) sont utilisés pour cela. De même, le VBM (Value Based Management, management par la valeur), calqué sur la structure de la valeur définie par Michaël Porter, identifie les gisements de valeur et les facteurs-clés pour développer celle-ci. On aura garde de le confondre avec le management par les valeurs, dont nous parlons au paragraphe suivant.
4.5 La technique de l’analyse de la valeur (quelle importance a telle ou telle fonction ou caractéristique d’un produit ou d’un service, notamment pour le client ; combien coûte cette fonction ou caractéristique) est largement utilisée dans la conception des systèmes industriels et des produits, ainsi qu’en marketing. Elle permette d’orienter la structure de coût vers ce qui est le plus utile ou intéressant.
4.6 On voit donc – le contraire eût été surprenant - que la notion de valeur marchande est là aussi omniprésente, sans nécessairement être définie très explicitement. Elle se rattache davantage à la notion de coût qu’à celle de prix.
5/ Les valeurs d’entreprise
5.1 La floraison des «chartes des valeurs» date en gros du début de ce siècle. Quel grand groupe n’a pas la sienne ? Ce qui ne veut pas dire, loin de là, qu’auparavant les entreprises n’agissaient pas en fonction de valeurs partagées au sein de l’entreprise, voire affichées (par exemple dans le courant du catholicisme social en France à la fin du XIXème siècle). Cependant le phénomène «charte des valeurs» n’a pris que récemment une ampleur considérable. Il coïncide plus ou moins avec la vogue (durable) de la RSE ; on peut penser que les causes sont en grande partie communes : déficit croissant d’éthique dans la vie publique et dans la vie économique, crises et scandales financiers à répétition, mondialisation et donc dépersonnalisation des échanges, travaux sur la gouvernance (rapport Viénot et ultérieurs), augmentation des risques juridiques, multiplication des risques éthiques ; peut-être déficit croissant de formation morale des personnes qui constituent l’entreprise (à vérifier). Comme le dit (sauf erreur) saint Thomas d’Aquin : la loi suppose la morale. S’il y a déficit de morale dans la société, il faut bien la réintroduire, par défaut, par la loi (hard- ou soft law). Les chartes des valeurs, comme la RSE, relèvent typiquement de la soft law.
Diverses études ont été consacrées à une analyse du contenu des chartes des valeurs ou de documents similaires. Ainsi par exemple :
* Samuel Mercier (université de Bourgogne): «Une typologie de la formalisation de l’éthique en entreprise»[4],
* Christophe Roquilly : «Analyse des codes éthiques des sociétés du CAC 40 : un vecteur d’intégration de la norme juridique par les acteurs de l’entreprise»[5] ,
* Brigitte Peirera : «Chartes et codes de conduite : le paradoxe éthique»[6],
* Yves Pesqueux :«La dimension idéologique des chartes éthiques »[7] ,
* Attarça et Jacquot : «Fréquence des occurrences des mots-clés dans 100 documents RSE»[8].
Les sites suivants (parmi d’autres) sont intéressants sur ce sujet:
http://www.observatoiredesvaleurs.org/
http://www.valeurscorporate.fr
http://www.valeurscorporate.fr/index-des-valeurs/les-8-familles-de-valeurs/
Existe-t-il un «noyau» de valeurs ou de principes, sur lequel se retrouveraient la quasi-totalité des chartes des valeurs d’entreprise ? On peut sans craindre de se tromper affirmer que la Règle d’Or, au moins sous sa forme négative «ne fais pas aux autres ce que tu n’aimerais pas qu’on te fasse», constitue le «noyau du noyau» !
Les «valeurs» les plus fréquemment citées sont : désintéressement, intégrité, ouverture, honnêteté, responsabilité (accountability), indépendance, loyauté, impartialité, respect des droits humains ; vigilance à l’égard des abus d’autorité, du harcèlement, des conflits d’intérêt et activités incompatibles avec la fonction exercée ou l’organisme employeur, sûreté et sécurité, recherche de l’excellence, respect (incluant la diversité, la dignité de chacun, respect de la propriété), esprit d’équipe.
On s’accordera à constater que les valeurs d’entreprise ont principalement pour but de : donner du sens à l’action, fournir une référence de communication interne et externe, améliorer la réputation de l’entreprise. Les valeurs ont aussi une fonction de mémoire : comme l’écrit Martin Richer, consultant en RSE[9]: «quand on ne sait plus très bien où l’on va, il faut se rappeler d’où l’on vient.» Surtout lorsque l’entreprise traverses de nombreuses remises en cause et transitions.
On distingue souvent :
- valeurs exogènes, diffusées vers l’extérieur (parties prenantes externes), pour promouvoir l’image de l’entreprise et sa réputation.
- valeurs endogènes, diffusées en interne, ADN de l’entreprise, objectif ou idéal de socle identitaire commun de comportements, modes de pensée etc.
5.2 Lorsqu’on y regarde de plus près, on constate que ces chartes des valeurs, quelle que soit leur motivation profonde, mélangent des notions très différentes sous le terme de «valeur». On peut considérer que le respect de la vérité, de la dignité humaine, ou bien le primat de la sécurité du travail, le respect du travail d’autrui, la volonté de mener des actions solidaires etc. sont des valeurs. L’application de la Règle d’Or sous diverses formes (négative : «ne faisons pas à autrui etc.» et positive (évangélique) : «faisons à autrui etc.») et dans divers contexte, peut relever d’une démarche axiologique. En revanche, on trouve dans ces chartes des valeurs (quelquefois mélangées avec des engagements de Développement Durable ou de RSE) bien d’autres choses :
- des vertus : désintéressement, honnêteté, équité, intégrité, loyauté, réalisme, solidarité etc.
- des bonnes pratiques, comportements recommandés : écoute, transparence, confiance, certains processus de prise de décision, partage de l’information, respect des fournisseurs, respect de l’environnement, etc.
- des principes : responsabilité individuelle, responsabilité sociétale de l’entreprise, non-acception de personnes, management par les faits, satisfaction du client, encouragement de l’innovation, subsidiarité, etc.
On peut noter que dans les Chartes des valeurs ou documents similaires, les valeurs sont rarement hiérarchisées.
5.3 Certains [10] regroupent les valeurs d’entreprise en huit catégories:
• valeurs de compétence (qualité, satisfaction client, savoir-faire, esprit d’équipe, excellence, service, etc.)
• valeurs de conquête (innovation, ambition, succès, performance, etc.)
• valeurs de conduite (responsabilité, implication du personnel, tradition, passion, etc.)
• valeurs sociétales (environnement, responsabilité sociale, durabilité, santé, etc.)
• valeurs relationnelles (respect, confiance, etc.)
• valeurs morales (intégrité, éthique, loyauté, etc.)
• valeurs d’épanouissement (humanisme, développement personnel, etc.)
• valeurs sociales (égalité, équité, amélioration de la qualité de la vie, etc.)
L’approche est intéressante et utile, comme toute classification, mais nous émettons ici la même réserve que précédemment : on trouve dans cette liste toutes sortes de choses, des valeurs certes mais aussi des attitudes, des principes etc.
5.4 De même qu’il existe une école du «management par la valeur économique» (Value Based Management, VBM, cf. 4.4 supra), il existe une école du «management par les valeurs» (Management by Values dans le monde anglo-saxon).
5.5 Il est rare que les chartes des valeurs se réfèrent explicitement à une vision du monde ou à une éthique précise. La vision du monde dominante «par défaut» est l’idéologie onusienne du Développement Durable. Une explication de la rareté des éthiques explicites est bien sûr la laïcité à la française, mais aussi et surtout la diversité des éthiques personnelles des employés et des parties prenantes. La charte des valeurs est une sorte de «plus grand dénominateur commun» entre toutes ces éthiques personnelles, le plancher étant évidemment le respect des lois en vigueur.
Dans le numéro de la revue Futuribles consacré aux «Valeurs des Européens» (n° 395, juillet-août 2013), Pierre Bréchon définit les valeurs comme «l’ensemble des orientations profondes d’un individu, ce qu’il croit, ce qui le motive, ce qui guide ses choix et son agir». C’est donc une notion profondément personnelle. Il est plus difficile de définir les valeurs comme émanant d’une entité collective[11].
5.5 Un auteur anglo-saxon, Richard Dworkin[12], a remarqué que les valeurs « authentiques » sont cohérentes entre elles et se soutiennent mutuellement. Ce pourrait être un critère de qualité d’une charte des valeurs : la cohérence. On remarquera que Dworkin ne fait que transposer aux valeurs ce que les moralistes classiques savent depuis longtemps (Aristote et saint Thomas, au moins) : à savoir que les vertus (théologales, morales) sont très cohérentes, interconnectées et hiérarchisées. De même que les vices.
CONCLUSION GENERALE
Tout au long de ces quatre articles, nous avons «interrogé» le sens du mot «valeur» (au sens philosophique et moral comme au sens économique) en nous appuyant sur des travaux académiques et sur la Doctrine sociale de l’Eglise. Cela nous a permis d’aborder les chartes des valeurs d’entreprise, et plus globalement l’éthique d’entreprise, avec une vision critique (au bon sens du terme) du mot «valeur». Il en ressort que :
- la référence fréquente à la notion de «valeurs » dans l’entreprise reflète le même mouvement dans la société (on pensera par exemple aux «valeurs de la République» et aux difficultés rencontrées par leurs promoteurs pour les définir précisément, autrement que de façon incantatoire, à l’usage des enfants des écoles par exemple) ;
- l’engouement pour les chartes des valeurs et autres codes de déontologie va de pair avec l’engouement pour l’éthique (et le titre du document donnera une idée du type d’éthique implicite sous-jacente : utilitariste, finaliste, déontologiste) ;
- cet engouement va de pair également avec le développement de la démarche RSE (responsabilité sociétale d’entreprise).
Il serait cruel de citer ici Jaurès: «Quand les hommes ne peuvent plus changer les choses, ils changent les mots.»[13] Il semble cependant, comme nous l’avons écrit en début de cette série d’articles, que l’éthique et les valeurs marchent la main dans la main pour remplacer la morale et les vertus ou les devoirs.
L’entreprise est au carrefour des valeurs (elle n’est pas la seule : la personne individuelle ou la famille sont également dans ce cas) :
- valeurs morales, qui devraient gouverner les autres valeurs,
- valeur économique, aussi bien d’usage que d’échange,
- valeur ajoutée notamment par le travail mais aussi par la connaissance et les relations,
- optimisation de la valeur.
La belle définition partagée (au moins) par Georges Bastide[14], Cyril Arnaud[15] et… Karl Marx[16] s’applique bien à elle : «L’échange est le lieu où se révèle la valeur».
Les valeurs d’entreprise ont, au moins implicitement, une valeur économique, car il semble que «le marché» finisse par encourager les entreprises «vertueuses». C’est tout le débat sur «éthique et performance». Malgré une étude publiée en janvier 2016 par France Stratégie[17] (qui montre un biais de 13% dans les performances économiques du panel étudié, en faveur des entreprises qui sont dans une démarche RSE), c’est davantage affaire de convictions que de faits statistiques. Une question de valeurs, en somme.
[1] Earning Before Interests, Taxes, Depreciation and Amortization
[2] Colloque «La valeur de l’entreprise : pour qui ?» Entreprise et Progrès, Bernardins, 21 mars 2013.
[3] L’efficacité consiste à obtenir un résultat, l’efficience consiste à l’obtenir en dépensant le moins de ressources possible.
[4] publiée dans la «Revue de Gestion des Ressources Humaines», Eska, 2002, pp.34-49.
[5] Cahiers du droit de l’entreprise, 5, septembre-octobre 2011.
[6] publié dans la Revue des Sciences de Gestion, 2008/2 n° 230 | pages 25 à 34.
[7] publié dans «L’éthique d'entreprise à la croisée des chemins», Jacques Lauriol & Hervé Mesure, L'Harmattan, pp.21-36, 2003.
[8] Communication à la XVIème conférence internationale de Management Stratégique, pays de Loire, 2005.
[9] http://management-rse.com/2014/09/18/management-par-les-valeurs-4-points-dattention-pour-les-managers/
[10] Par exemple : www.valeurscorporate.fr
[11] Ce passage est emprunté à Martin Richer : http://management-rse.com/2014/09/18/management-par-les-valeurs-4-points-dattention-pour-les-managers/
[12] Richard Dworkin : «Justice pour les hérissons, la vérité des valeurs», Labor & Fides, 2015 (original anglais publié en 2011)
[13] Jean Jaurès, discours au Congrès socialiste international, 23-27/09/1900
[14] Voir le premier article sur la valeur philosophique et morale
[15] idem
[16] Voir le troisième article sur la valeur économique
[17] Stratégie France 01/2016 : http://www.strategie.gouv.fr/publications/responsabilite-sociale-entreprises-competitivite