Blog de l'AEC, Association des Économistes Catholiques
«Le monde moderne est plein d’anciennes vertus chrétiennes devenues folles. Elles sont devenues folles parce qu’isolées les unes des autres et parce qu’elles vagabondent toutes seules.» (G-K Chesterton, Orthodoxie, 1920)
«Recherchez le Royaume de Dieu et sa justice, et tout le reste vous sera donné par surcroît.» (Mat 6,33 et Lc 12,31)
1/ Qu’est-ce que le capitalisme ?
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Commençons par préciser ce que nous entendons par «capitalisme» : exercice périlleux mais nécessaire.
1.1 Dictionnaires
Le dictionnaire Littré ignore le mot «capitalisme» et définit le «capitaliste» comme :
- - celui qui possède un capital et vit (principalement) de son revenu
- - celui qui prête son capital à un entrepreneur d’industrie.
Le Larousse définit le capitalisme comme suit :
- - statut juridique d'une société humaine caractérisée par la propriété privée des moyens de production et leur mise en œuvre par des travailleurs qui n'en sont pas propriétaires ;
- - système de production dont les fondements sont l'entreprise privée et la liberté du marché ;
- - système économique dont les traits essentiels sont l'importance des capitaux techniques et la domination du capital financier.
Il ajoute : «Dans la terminologie marxiste, régime politique, économique et social dont la loi fondamentale est la recherche systématique de la plus-value, grâce à l'exploitation des travailleurs, par les détenteurs des moyens de production, en vue de la transformation d'une fraction importante de cette plus-value en capital additionnel, source de nouvelle plus-value.»
Selon le dictionnaire de l’Académie française : «Le capitalisme est entièrement défini par la propriété privée des moyens de production. Un régime capitaliste existe dès lors que les individus ont le droit de posséder et de disposer librement des biens de production et des fruits de leur utilisation, ce qui implique notamment qu’ils puissent les échanger librement avec d'autres agents, et donc une économie de marché, et qu’ils puissent déterminer librement leurs arbitrages entre les différentes finalités qui leur sont ouvertes dans l’utilisation de ces moyens, dont le souci de servir les consommateurs, la rémunération des collaborateurs, la recherche du profit et l’accumulation du capital. Dans cette conception, le capitalisme est un mode d'organisation de la société qui ne préjuge pas du comportement des acteurs. La recherche du profit monétaire et l'accumulation de capital ne sont que des options offertes au libre choix des propriétaires de capital, et ne constituent pas des caractéristiques du régime capitaliste lui-même.»
1.2 Quelques auteurs
1.2.1 Rodney Stark, dans «The Victory of Reason : How Christianity Led to Freedom, Capitalism and Western Success», Random House, 2006 définit ainsi le capitalisme :
«Système économique dans lequel des entreprises privées, relativement bien organisées et stables, mènent des activités commerciales complexes dans le cadre d’un marché relativement libre (non-régulé), investissant et ré-investissant de l’argent dans une perspective à long terme systématique, directement ou indirectement, dans des activités productives impliquant des salariés et conditionnés par des gains anticipés ou immédiats». «Le capitalisme repose sur trois piliers : la sécurité de la propriété privée, les marchés libres (libre échange ?) et la liberté du travail (liberté de vendre sa force de travail).»
1.2.2 Thierry Maulnier dans «Libérons-nous du capitalisme» (référence exacte inconnue de l’auteur de l’article), dit : «Le capitalisme est le système dans lequel l’argent créée à lui seul une possibilité d’exploitation indéfinie. C’est la mainmise du possesseur de capitaux sur la propriété privée des moyens de production… dans une société normale, le fournisseur de capitaux est maintenu dans son rôle, qui est un rôle de prêteur ; la propriété de la machine productrice et la propriété du produit appartiennent au producteur… »
1.2.3 Jean Baechler, dans son ouvrage bien connu «Le capitalisme (1.Les origines - 2.L’économie capitaliste) », Gallimard, Folio-Histoire,1995 :«Une économie capitaliste présente le caractère distinctif de se soumettre à la rationalité propre de l’économique et de la pousser jusque dans ses conséquences ultimes…Une économie capitaliste est un régime de l’économique caractérisé par le développement unilatéral et sans contrôle de la solution du problème économique, c’est-à-dire un régime où des marchés font se rencontrer des acteurs qui explorent, échangent, partagent de façon quasi-obsessionnelle.»
Baechler offre une variante de la définition précédente : «Une économie capitaliste est un régime de l’économique caractérisé par le développement unilatéral et sans contrôle de la solution du problème économique, c’est-à-dire un régime où des marchés font se rencontrer des acteurs qui partagent, échangent, explorent des facteurs de production, pour les transformer en biens et services pour les proposer à des consommateurs solvables, sur ces mêmes marchés ou sur d’autres.»
Baechler, toujours dans le même ouvrage, propose une définition plus ramassée : « Le capitalisme se présente comme un ensemble de dispositifs et de procédures permettant de pousser toujours plus loin le principe d’économie. » Il définit le principe d’économie comme la recherche permanente de la production de richesse, du profit et de la croissance économique, en «obtenant le plus avec le moins». Sa définition du principe d’économie tend donc davantage vers la chrématistique[1] que vers l’économie en tant que gestion avisée et raisonnable de ressources limitées pour satisfaire des besoins eux-mêmes raisonnables.
1.2.4 Henri Sée («Les origines du capitalisme moderne», Armand Collin (sic), 1926) :«Les caractères essentiels de la société capitaliste… l’expansion du grand commerce international, l’épanouissement de la grande industrie, le triomphe du machinisme, la prépondérance de plus en plus marquée des grandes puissances financières. En un mot, c’est l’union de tous ces phénomènes qui constitue véritablement le capitalisme moderne…Il existe des liens étroits entre les progrès de l’Etat et ceux du capitalisme…La société capitaliste ne pouvait naître que de l’accumulation de capitaux. Le prêt à intérêt [qui a également contribué à l’accumulation de capitaux] peut être considéré comme une des sources du capitalisme.»
1.2.5 Ellen Meiksins Wood («L’origine du capitalisme, une étude approfondie»- 2002, Lux Humanités, 2009) : «Le capitalisme est un système qui produit puis offre des biens et des services, y compris ceux qui sont les plus essentiels à notre subsistance, afin de réaliser des profits. C’est un système où même la force de travail des individus est considérée comme un produit de base, destiné à la vente sur le marché ; enfin, c’est un régime au sein duquel tous les acteurs économiques dépendent du marché.»
1.2.6 G.K Chesterton mérite comme toujours d’être cité, ne serait-ce que du fait de son talent pour aller joyeusement à l’essentiel : «Quand je dis «capitalisme», j’entends communément quelque chose qui peut s’exprimer de la manière suivante : un ensemble de conditions économiques permettant à une classe de capitalistes, facilement reconnaissable et relativement restreinte, entre les mains de laquelle est concentrée une si grande portion de capital, que la grande majorité des citoyens se voit contrainte de servir ces capitalistes en échange d’un salaire…Si le capitalisme signifie la propriété privée, je suis capitaliste. Si le capitaliste signifie le capital, tout le monde est capitaliste. Mais si par capitalisme on entend ce mode si particulier de distribution à la masse exclusivement sous forme de salaire, alors je dresse l’oreille car les choses commencent à prendre un sens, même si c’est le mauvais.
La vérité, c’est que ce que nous appelons ordinairement capitalisme devrait plutôt s’appeler prolétarianisme. Le nœud du problème, tel que je le vois, ne réside pas dans le fait qu’une minorité possède du capital, mais que la majorité, elle, ne reçoive qu’un salaire faute de capital.» («Plaidoyer pour une propriété anti-capitaliste»,1926 , Editions de l’Homme Nouveau, 2009). Le titre original «Out of Sanity» en dit long sur l’opinion qu’avait Chesterton des excès du capitalisme du début du XXème siècle !
1.2.7 Michel Albert, dans «Capitalisme contre Capitalisme», Seuil, L’Histoire immédiate, 1991, où il oppose capitalisme texan et capitalisme rhénan, ou modèle anglo-saxon et modèle germano-nippon), se contente d’une définition très sobre : «Le capitalisme, c’est-à-dire la libre fixation des prix sur le marché et la libre propriété des moyens de production…ce n’est pas une idéologie mais une pratique.» Tout est dans les modalités d’application… Il associe étroitement en Occident : capitalisme, droits de l’homme basés sur la liberté de conscience, et séparation des pouvoirs permettant la démocratie. Albert va jusqu’à attribuer au capitalisme l’émergence des deux autres facteurs.
1.2.8 Max Scheler, dans ses «Trois essais sur l’esprit du capitalisme (Sauvés par le travail ?)»,1914, Editions nouvelles Cécile Defaut,2016 se rallie à la thèse de Werner Sombart (comme plus récemment, on l’a vu, Ellen Meiksins Wood), selon laquelle « le capitalisme n’est pas en premier lieu un système économique de la répartition des possessions mais tout un système de vie et de culture. Ce système a pour origine les buts que s’est fixés et les appréciations de valeurs qu’a effectuées un certain type humain biopsychique, précisément le bourgeois, et il est porté par la tradition culturelle qui en est issue.» Il reprend la thèse de Sombart sur la notion de «bourgeois», mélange d’aventurier et d’homme excessivement prudent (pour faire simple et court), dont l’apparition a été rendue possible non par le capitalisme mais par les conditions sociales.
1.2.9 Max Weber (qui s’oppose en général aux thèses de Sombart), dans son «Histoire économique, esquisse d’une histoire universelle de l’économie et de la société», 1923, Gallimard NRF, Bibliothèque des sciences humaines, 1991, définit ainsi le capitalisme : « Il y a capitalisme là où les besoins d’un groupe humain qui sont couverts économiquement par des activités professionnelles le sont par la voie de l’entreprise, quelle que soit la nature du besoin ; plus spécifiquement, une exploitation capitaliste rationnelle est une exploitation dotée d’un compte de capital, c’est-à-dire une entreprise lucrative qui contrôle sa rentabilité chiffrée au moyen de la comptabilité moderne et de l’établissement d’un bilan. »
Weber fournit une autre définition dans «L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme», 1904-1905, Flammarion, Champs, Classiques, 2008 : «Le capitalisme peut précisément se confondre avec la maîtrise de cette pulsion irrationnelle [la pulsion de profit, l’appât du gain [2]] ou tout au moins avec le projet de la tempérer rationnellement. Mais il est vrai que le capitalisme se confond avec l’aspiration au profit par l’activité capitaliste, continuelle et rationnelle : au profit toujours renouvelé, à la rentabilité…Nous désignerons tout d’abord comme un acte économique « capitaliste » celui qui se fonde sur l’attente d’un gain par l’exploitation d’opportunités d’échange : sur des chances de profit (formellement) pacifique… Lorsque le profit capitaliste est visé d’une manière rationnelle, l’activité correspondante est orientée en fonction d’un calcul du capital…L’Occident connaît aussi, à l’époque moderne, une forme toute différente de capitalisme, qui ne s’était jamais développée auparavant dans le monde : l’organisation capitaliste rationnelle du travail.»
1.2.10 Paul Jorion dans «Se débarrasser du capitalisme est une question de survie», Fayard, 2017, recueil d’articles où il parle en fait du capitalisme ultra-libéral actuel :
«[Le capitalisme est] un système économique qui oppose, dans le ressentiment, la grande masse rémunérée pour le temps qu’elle consacre à un emploi salarié et les bénéficiaires de rentes découlant de la pure convention qu’est la propriété privée des ressources.
Les gains générés par la mécanisation [on pourrait dire par l’innovation technique] sont confisqués par certains aux dépens des autres. Les sommes considérables qui se retrouvent par concentration aux mains des plus riches ne servent, de plus en plus, qu’à la spéculation, sans valeur ajoutée économique.»
1.2.11 Ludwig Von Mises, «Politique économique, réflexions pour aujourd’hui et pour demain», 1979, Institut Economique de Paris, 1986 : «La production de masse, principe fondamental de l’industrie capitaliste.»
1.2.12
Impossible d’ignorer ici les définitions proposées par Marx, aussi bien dans les Grundrisse que dans le Kapital :
- - le capitalisme est un mode de production dont le rapport social fondamental est le salariat.
- - le capitalisme est l’appropriation privée des moyens de production.
- - le capitalisme est l’achat, par un capital monétaire, d’une force de travail libre, à qui il fait produire plus de valeur qu’il ne lui en donne dans le salaire.
- - le capitalisme est un régime politique, économique et social dont la loi fondamentale est la recherche systématique de la plus-value, grâce à l'exploitation des travailleurs, par les détenteurs des moyens de production, en vue de la transformation d'une fraction importante de cette plus-value en capital additionnel, source de nouvelle plus-value.
Quant à Lénine, cité et approuvé sur ce point par Braudel dans « La dynamique du capitalisme » (voir infra) il affirme, dans « L’impérialisme, stade suprême du capitalisme » (1917) :«Le capitalisme, c’est la production marchande à son plus haut degré de développement : des dizaines de milliers de grandes entreprises sont tout, des millions de petites ne sont rien. » Et : «Ce qui caractérisait l’ancien capitalisme, où régnait la libre concurrence, c’était l’exportation des marchandises. Ce qui caractérise le capitalisme actuel, où règnent les monopoles, c’est l’exportation des capitaux."
1.2.11 On voit que pour certains, le capitalisme est un régime économique, un mode économique, parmi d’autres ; pour d’autres, c’est un système social qui dépasse largement la seule sphère économique.
1.3 L’Eglise catholique
Pie XI, Quadragesimo Anno (1931) : «Le capitalisme est le régime dans lequel les hommes contribuent d’ordinaire à l’activité économique, les uns avec des capitaux, les autres par le travail.»
Pie XII (in Marcel Clément, «L’économie sociale selon Pie XII», NEL 1953) : «Dans le régime capitaliste, les propriétaires du capital et les apporteurs de travail sont distincts.»
«Dans le capitalisme libéral, le droit d’association et l’intervention de l’Etat sont rejetés, le mécanisme de la concurrence assurant à lui seul, par la poursuite des intérêts individuels, l’équilibre économique.»
Nous reviendrons plus loin sur la distinction que fait saint Jean-Paul II dans Centesimus Annus §42 (1991) entre deux formes de capitalisme, qu’il définit ainsi dans deux acceptions possibles:
« Si sous le nom de «capitalisme» on désigne un système économique qui reconnaît le rôle fondamental et positif de l'entreprise, du marché, de la propriété privée et de la responsabilité qu'elle implique dans les moyens de production, de la libre créativité humaine dans le secteur économique, […] même s'il serait peut-être plus approprié de parler d'«économie d'entreprise», ou d'«économie de marché», ou simplement d'«économie libre» [ETC.]
Mais si par «capitalisme» on entend un système où la liberté dans le domaine économique n'est pas encadrée par un contexte juridique ferme qui la met au service de la liberté humaine intégrale et la considère comme une dimension particulière de cette dernière, dont l'axe est d'ordre éthique et religieux, [ETC.]
Notons enfin à ce stade que dans la pensée économique catholique, mais aussi parfois au-delà, le socialisme (au sens propre du terme, tel que condamné explicitement par les Papes et pratiqué notamment en URSS) au plan économique n’est pas autre chose qu’un capitalisme d’Etat, l’accaparement des capitaux et de la propriété de l’outil de production étant concentré dans les mains de la Nomenklatura au lieu de l’être dans les mains relativement dispersées et autonomes des capitalistes à cigares. Dans les deux cas, capitalisme excessivement libéral en Occident comme le socialisme à la soviétique ou à la Rousseau, la personne humaine est escamotée au profit d’un individu interchangeable, défini uniquement par ses comportements économiques et sociaux, homo oeconomicus ou homo sovieticus. C’est ce qu’on appelle le totalitarisme.
1.4 Tentative de définition «synthétique»
En résumé de tout ce qui précède, voici une «n+1ème» définition du capitalisme (!) :
« On appelle capitalisme un régime économique stable fondé sur la propriété privée, la liberté d’entreprendre, l’entreprise[3], la liberté de travailler, la production et la consommation de masse, la rémunération du risque d’investissement, la rémunération du capital emprunté par un taux d’intérêt, la rémunération de la productivité du travail, dans lequel ceux qui mettent en œuvre les moyens de production ou de services ne sont en général pas propriétaires de ces moyens. Plus généralement ceux qui assurent le fonctionnement de l’entreprise et sa direction ne sont pas nécessairement actionnaires de l’entreprise. Le capitalisme a besoin des mécanismes d’offre et de demande sur des marchés aussi libres que possible. Les décisions des acteurs sont réputées rationnelles et orientées vers le long terme, en vue de la croissance aussi bien de la production que de la consommation. Les profits obtenus par la vente des produits et services sont normalement ré-investis en partie dans les moyens de production et en partie distribués aux actionnaires.»
1.5 Capitalisme libéral et capitalisme tempéré
1.5.1 Le capitalisme dit libéral repose sur l’idée que le mécanisme de la concurrence assurera à lui seul, par la poursuite des intérêts individuels, l’équilibre économique. En se mouvant librement dans la recherche de son intérêt, l’homme parviendra au meilleur ordonnancement social pour la société et pour le monde. Le tout sans intervention de l’Etat au-delà du respect des lois, chaque acteur étant supposé par principe respecter quelques règles m orales. Hayek (The road to Serfdom, 1943, traduction Puf Quadrige Grands textes, 2007) :«… dans la conduite de nos affaires nous devons faire le plus grand usage possible des forces sociales spontanées, et recourir le moins possible à la coercition.» Un peu plus haut il écrit :«Respecter l’individu en tant que tel, reconnaître que ses opinions et ses goûts n’appartiennent qu’à lui, dans sa sphère, si étroitement qu’elle soit circonscrite, c’est croire qu’il est désirable que les hommes développent leurs dons et leurs tendances individuels.» Hayek toujours, dans ses «Essais de philosophie, de science politique et d’économie» , fixe une composante morale forte et responsable à la libre entreprise : le libéralisme suppose certes qu’un ordre puisse s’engendrer lui-même, mais il présuppose cependant que des règles de conduite individuelles soient respectées. Une société libre ne fonctionnera que là où les comportements individuels sont dictés par des règles morales fortes.
La définition et le jugement de l’Eglise sur le capitalisme libéral sont les suivants :
(Pie XII, in L’économie sociale selon Pie XII, Marcel Clément, NEL 1953) : «Dans le capitalisme libéral, le droit d’association et l’intervention de l’Etat sont rejetés, le mécanisme de la concurrence assurant à lui seul, par la poursuite des intérêts individuels, l’équilibre économique.» Nos amis économistes libéraux ne m’en voudront pas de m’en tenir, à ce stade, à cette définition, moins souple que d’autres… Peut-être vaudrait-il mieux parler de «capitalisme ultra-libéral» ? Pour élargir et nuancer le débat on pourra se reporter au colloque AEC 2016 «Liberté économique et Bien Commun» [4]
1.5.2 Nous appellerons « capitalisme tempéré» le capitalisme libéral tel que défini ci-dessus, limité dans sa recherche frénétique et continue de croissance (que nous avons depuis des années sous les yeux) par des dispositions régulatrices qui pourraient être les suivantes :
ü Certains services ou produits ne sont pas des objets marchands.
ü Le travail est un acte humain et non un facteur de production. Il n’a pas que le salaire pour contrepartie.
ü Les bénéfices sont orientés en priorité vers l’innovation et l’outil de production (au sens large) et non vers la rémunération des actionnaires.
ü L’investissement en actions est préféré au prêt bancaire, car il crée un lien social entre les prêteurs et les emprunteurs.
ü Le prêt à intérêt est drastiquement modéré (par exemple dans les limites de la Doctrine sociale de l’Eglise, qui s’est bien assouplie depuis Vix Pervenit de Benoît XIV, 1745)
ü L’argent doit être traité comme un moyen d’échange et non comme une richesse («L’argent ne fait pas de petits»).
ü La solvabilité et la sécurité financière des consommateurs est prise en compte et limite les échanges.
ü Des freins existent à la recherche illimitée du profit, de l’augmentation de la production et de la stimulation du consommateur en vue de lui vendre des produits qui ne répondent pas nécessairement à des besoins réels.
ü Des freins et des limites doivent être mis à la spéculation (question liée à celle de l’usure).
ü L’entreprise est considérée comme un corps intermédiaire de la société, au service du bien commun.
ü Les flux financiers sont orientés non pas vers les plus-values maximales à court terme (non sans dommages aux entreprises et aux personnes qui les composent) mais vers les besoins d’investissement ou de fonctionnement répondant aux besoins de la vie des personnes. La finance est rémunérée mais est mise au service de la production et non l’inverse.
ü L’Etat vérifie que ces dispositions sont respectées, et s’interdit d’intervenir comme acteur économique sauf dans des domaines régaliens comme l’armement ou les services publics.
1.6 Quelques précisions complémentaires
1.6.1 1.6.1 Fernand Braudel, dans «La dynamique du capitalisme»,1985, Flammarion Champs Histoire,2014 (cycle de trois conférences en 1976 à la John Hopkins University) résumant les thèses de son œuvre monumentale «Civilisation matérielle, économie et capitalisme», prend soin de distinguer très clairement «vie matérielle», «économie de marché» et «capitalisme». Le marché est indispensable au capitalisme. Il date le mot «capitalisme» du livre déjà cité de Werner Sombart «Der moderne Kapitalismus», 1902. Capital et capitaliste sont des mots antérieurs à «capitalisme» ; celui-ci ne peut se définir qu’en fonction des deux précédents. Pour Braudel, le capitalisme «c’est, en gros (mais en gros seulement), la façon dont est conduit, pour des fins peu altruistes d’ordinaire, ce jeu d’insertion [du capital dans l’incessant processus de production à quoi toutes les sociétés sont condamnées.] » … « Le capitalisme est d’essence conjoncturelle.»
Selon Fernand Braudel, le capitalisme présente trois caractéristiques :
- - dimension internationale de l’exploitation des ressources
- - recours systématique (systémique) à des monopoles de droit ou de fait
- - ordre distinct de la vie matérielle (ie. Echanges locaux échappant au marché, autarcie…) et de l’économie de marché, même s’il les influence puissamment.
Le capitalisme est étroitement lié au sommet de la pyramide sociale ; il est réservé aux puissants.
1.6.2
On d 1.6.2 On distingue en général le capitalisme marchand, le capitalisme industriel et le capitalisme financier, le moteur de croissance (indéfinie) étant différent dans les trois cas. Ellen Meiksins Wood mentionne également le capitalisme agraire[5], antérieur au capitalisme industriel. Henri Sée (op.cit) : Les trois formes du capitalisme : commercial, financier, industriel, se trouvent simultanément présentes au début du XXème siècle. On peut y ajouter le capitalisme entrepreneurial ainsi que le capitalisme cognitif (où les biens détenus sont en grande partie des connaissances et des relations).
1.6.3 1.6.3 Bruno Amable dans son ouvrage «Les cinq capitalismes : diversité des systèmes économiques et sociaux dans la mondialisation» (Seuil, 2005) distingue cinq grandes formes de capitalisme contemporain (sans s’interroger sur les raisons d’émergence de ces formes) :
-le capitalisme libéral de marché
-les économies sociales-démocrates
-le capitalisme « asiatique »
-le capitalisme « méditerranéen »
-le capitalisme européen continental.
1.6.4 1.6.4 Pour être complet et un peu prospectif, on mentionnera les notions relativement récentes de «Supercapitalisme» (Robert Reich :«Supercapitalism, the Transformation of Business, Democracy, and Everyday Life», Knopf, 2007) et «d’Hypercapitalisme» (Jeremy Rifkin :«Age of Access: The New Culture of Hypercapitalism, Where All of Life is a Paid-for Experience», Common, 2001) qui sont, somme toute, le capitalisme poussé à son extrême dans ses différentes dimensions, ce qui est dans la nature même du capitalisme. Jean Peyrelevade, pour prendre acte de l’envahissement de toutes les sphères de vie par la logique de production, d’échange marchand et de consommation sur toute la surface du globe, bref de la chrématistique, a quant à lui forgé l’expression « capitalisme total », sans descendance apparemment. On n’est pas loin, à juste titre, d’une forme de totalitarisme. Paul Jorion décrit la dérive contemporaine du capitalisme financier par le terme «capitalisme ultra-libéral». Super, Hyper, Ultra, dans tous les cas on est dans l’excès. Vincent de Gaulejac (auteur également de «La société malade de la gestion», Seuil, 2005).parle du «Capitalisme paradoxant, un système qui rend fou" (Seuil 2015).
1
1.1.1
1.1.1 1.6.5 Pour terminer rappelons qu’Aristote distinguait économie (gestion raisonnée des ressources domestiques, à l’échelle d’une famille ou d’une cité/société) et chrématistique (la vie des affaires, choisie comme genre de vie et but de vie, ou l’enrichissement vécu comme une fin ; l’art de gagner de l’argent.) Le capitalisme dans sa version excessive (recherche sans borne de l’augmentation de la production et de l’enrichissement corrélatif) est une parfaite illustration de la chrématistique.
1.6.5
Envie de lire la suite? c'est très facile: http://www.aecfrance.fr/le-christianisme-est-il-a-l-origine-du-capitalisme-2-les-facteurs-d-em-a131221614
[1] Notion aristotélicienne reprise par les scolastiques et d’autres auteurs plus récents : la vie des affaires, choisie comme genre de vie et but de vie, ou l’enrichissement vécu comme une fin ; l’art de gagner de l’argent.
[2] Qu’en termes thomistes et non pas freudiens on appellerait esprit de lucre ou avarice…
[3] On distingue ici l’entrepreneur, acteur économique, et l’entreprise, organisation animée par l’entrepreneur. «Un entrepreneur est un acteur qui combine des moyens économiques non pour son propre usage mais pour le marché» (Jean Baechler, Le Capitalisme). «L’entreprise a pour fin propre et immédiate la production de richesses. C’est un instrument de production de richesses qui sont lancées sur le marché pour obtenir une différence avantageuse entre prix de vente et coût de revient. La production des richesses est une tâche collective, l’effort de chacun multipliant l’efficacité de l’effort de tous. De tous les éléments qui se combinent dans l’entreprise, le plus important est la raison humaine, dotée de la vertu d’ingéniosité et d’esprit inventif.» (Abbé Julio Meinvielle, Concepts fondamentaux de l’économie, 1953, éditions IRIS 2011). Selon Michel Drancourt (Leçons d’histoire sur l’entreprise de l’Antiquité à nos jours, PUF, collection Major, éd.2002) «L’entreprise est le regroupement durable et la mise en œuvre organisée de moyens en capitaux, en hommes, en techniques, pour produire des biens et des services destinés à un marché solvable… en faisant bien travailler le capital au travers d’entreprises rentables on crée en permanence un surcroît de richesses…L’agent moteur de l’entreprise est d’abord l’entrepreneur… Un des traits essentiels de la véritable entreprise [est] la prise de risque avec l’espoir d’un profit mais en acceptant l’hypothèse d’une faillite.»
[5] Comme Max Weber dans son Histoire économique, op.cit