Blog de l'AEC, Association des Économistes Catholiques
Cet organisme se définit lui-même comme « un réseau associatif d’entreprises consacré à la gestion des ressources humaines et au management des hommes et des organisations ». Il n’hésite pas à remettre en question certains engouements, mythes ou dogmes qui fleurissent à notre époque où la crédulité est grande en dépit de l’importance de nos connaissances. L’article intitulé « Le digital a été instrumentalisé par les entreprises » remet les pendules à l’heure : le numérique n’est pas LA solution, mais une technique qui donne de bons ou de mauvais résultats selon la façon dont on l’utilise.
L’informatique permet d’exploiter les données, mais aussi les hommes
Le chapeau qui présente l’interview pose la question : « Le dogme managérial du digital serait-il une imposture ? ». Sandra Enlart y répond clairement : « Il n’y a pas de transformation réelle des entreprises avec le digital, mais plutôt une instrumentalisation du discours répondant à leurs besoins : renforcer l’engagement des salariés et gagner en productivité ». Autrement dit, l’informatique est utilisée pour faire « suer le burnous », comme on disait vulgairement à l’époque coloniale, sans que le personnel se rende véritablement compte qu’il est exploité, puisque les efforts qui lui sont demandés le sont au nom d’une sorte de divinité à laquelle, selon la mentalité ambiante, on ne saurait rien refuser.
Concrètement, à l’interviewer qui fait référence aux poncifs habituels en la matière, réseaux et travail collaboratif, Sandra Enlart répond : « Le propos reste superficiel. Contrairement à ce que l’on a pu dire, la plupart des entreprises restent organisées en silos, dans une logique taylorienne. Les structures de pouvoir n’ont pas changé, l’importance des process n’a absolument pas reculé avec la digitalisation, au contraire même. Nous allons vers de plus en plus de contrôle et de reporting sophistiqués qui permettent de tracer l’activité des salariés, alors qu’on nous raconte un monde digital dans lequel l’initiative serait récompensée et le nomadisme synonyme de liberté. » Autrement dit, l’informatique est souvent utilisée comme une poudre de perlimpinpin censée guérir des maladies contre lesquelles elle est inefficace. On quitte le domaine du rationnel pour entrer dans un monde réputé féérique, mais en réalité souvent inhumain, oppressif.
Le numérique peut être abrutissant
L’abêtissement provoqué par un certain usage du numérique n’a donc rien à envier à celui qui s’est produit, pour de nombreux emplois, avec le travail à la chaîne il y a un demi-siècle. Sandra Enlart explique que c’est le cas même pour les managers, qui « se transforment souvent en suiveurs de l’information numérique qui s’accélère et n’ont plus le temps de prendre du recul sur leur activité. Ils perdent de leur capacité à hiérarchiser leurs tâches et à réaliser un travail de fond. (…) Leur capacité de discernement est mise à mal. »
L’aspect magique est notamment présent, explique la directrice d’Entreprise et Personnel, dans l’utilisation des algorithmes pour les procédures d’embauche et de gestion du personnel. Les programmes de tri utilisés par les cabinets de recrutement et autres organismes susceptibles d’aider à mettre la bonne personne à la bonne place sont basés sur des données et des critères dont le DRH n’est généralement pas informé. Censés apporter un concours réputé scientifique à la direction du personnel pour recruter ou faire évoluer les salariés dans leur entreprise, les algorithmes et les bases de données utilisés jouent le rôle de divinités mystérieuses en lesquelles on a la foi du charbonnier. Le décideur est sans doute soulagé de se dire que ses choix s’appuient sur des lumières en quelque sorte surnaturelles, mais il ne s’agit que de confort psychologique, pas d’efficacité. Sandra Enlart n’utilise pas l’expression « confiance aveugle », mais elle n’en est pas loin quand elle dit : « Je constate que les DRH ont une croyance très forte dans les algorithmes et n’en contestent pas les résultats. »
Soyons cartésiens vis-à-vis du digital
Croyance est le mot décisif. C’est celui que l’on utilise pour les phénomènes religieux et pour les opinions particulièrement fortes portées par un phénomène d’entraînement collectif. Certes, on peut avoir une croyance et rester rationnel, mais ce n’est pas facile. L’esprit cartésien se caractérise par un souci de vérification ; le doute n’est levé, et encore pas forcément en totalité, que par une investigation méticuleuse.
A ce propos, il est un récit très instructif dans les évangiles, celui du doute des apôtres à propos de la résurrection de Jésus. La version la plus impressionnante se trouve à la fin de l’évangile de Jean, lorsque Thomas, absent lors d’une apparition du Ressuscité, refuse de croire les autres disciples sans avoir la preuve que ce qu’ils disent est vrai : « Si je ne vois à ses mains la marque des clous et si je ne mets la main dans son côté, je ne croirai pas. » Thomas est souvent décrié pour son manque de foi, mais, personnellement, j’ai pour lui une grande sympathie : voilà un homme qui ne se contente pas de hurler avec les loups ou de bêler avec les moutons ; il a son propre jugement, ses propres exigences en quelque sorte cartésiennes, et avant de prendre une décision importante il tient à vérifier l’information qui lui est donnée.
L’informatique est le traitement électronique d’informations codées sous forme numérique. Qu’elle traite des milliards de données n’a aucun intérêt si ces données ne sont pas pertinentes et vérifiées, ou si les algorithmes utilisés ne conviennent pas au problème traité. L’interview de Sandra Enlart introduit le doute cartésien vis-à-vis de cette sorte de croyance magique qui s’est constituée autour des vertus du digital : bravo !