La politique familiale est souvent conçue comme une aide aux familles. Imaginons que l’on conçoive la politique salariale comme une aide aux travailleurs, et nous aurons une idée de l’erreur commise. Les salariés reçoivent de l’argent parce que leurs actions sont utiles à une entreprise, une association ou une administration. En même temps, cette rémunération subvient à leurs besoins, leur permettant d’accomplir leur travail. Il y a échange entre l’organisme employeur et le salarié, chacun rend service à l’autre.
Pour les familles et la nation, il en va de même. Les personnes qui mettent des enfants au monde, les élèvent et les entretiennent rendent service à la nation ; sans procréation et sans éducation, quelques décennies plus tard notre pays se trouverait dépourvu des travailleurs nécessaires pour que son économie fonctionne et que les personnes âgées perçoivent de quoi vivre.
La politique familiale a pour but de répartir entre tous les Français les dépenses d’investissement dans la jeunesse.
Les familles pratiquent un investissement indispensable : l’investissement en capital humain. Ce facteur de production est environ 2 fois plus important que le capital traditionnel, si l’on en croit l’estimation de Stiglitz, Sen et Fitoussi dans leur rapport de 2009. L’investissement dans le capital humain n’est pas le fait des seules familles, la formation initiale (quelque 130 Md€ la financent chaque année) constitue un autre apport majeur, mais les apports des familles et de l’Éducation nationale sont complémentaires.
Considérer les prestations familiales comme étant des aides aux familles est une erreur d’analyse économique : ces prestations permettent en réalité de répartir le poids de l’investissement dans la jeunesse entre les personnes qui ont plus d’enfants que la moyenne, et celles qui en ont moins, ou qui n’en ont pas. Elles devraient faire clairement partie d’une économie d’échange, pas d’une économie de redistribution et d’assistance.
Le quotient familial, dispositif incompris en haut lieu
Une erreur d’analyse est également commise en ce qui concerne le quotient familial. Classiquement et officiellement considéré comme une aide, ce dispositif est normalement destiné à rendre l’impôt sur le revenu cohérent avec un principe de simple justice : à niveau de vie égal, taux d’imposition égal.
Politique familiale et préparation des retraites futures
Une autre erreur, au moins aussi grave pour les familles, se situe au niveau des retraites dites par répartition. Le B, A, BA de l’économie est la relation qui existe entre les investissements d’aujourd’hui et les revenus de demain. Pour disposer de revenus dans l’avenir, il faut investir aujourd’hui. Or, en répartition, les cotisations vieillesse, immédiatement utilisées pour payer les pensions des retraités, ne servent pas le moins du monde à investir, à préparer les pensions futures. Ce qui sert à préparer ces pensions, c’est l’investissement dans le capital humain.
Alfred Sauvy l’a bien expliqué : « nous ne préparons pas nos pensions par nos cotisations vieillesse, mais par nos enfants »1. Le législateur français, comme d’ailleurs ses homologues étrangers, n’a pas compris cela, et les conséquences de cette incompréhension sont très lourdes. Elles peuvent être schématisées par un acronyme utilisé par mon collègue Michel Godet, qui explique que la formule gagnante est DINK, Double Income, No Kid : Ne pas avoir d’enfant, ce qui facilite l’obtention de deux bons revenus professionnels, est dans le système social actuel le meilleur moyen d’avoir une bonne retraite par répartition – à condition d’exploiter au maximum les enfants de ceux qui ont choisi d’en avoir, en prélevant des cotisations vieillesse à des taux pharamineux.
Tout ceci nous montre que la politique familiale ne devrait pas se limiter aux prestations familiales et au quotient familial. Elle est souvent réduite à une politique d’assistance, alors qu’elle est, avec la branche vieillesse et la branche maladie, au cœur de notre organisation des échanges entre générations successives.
Une réforme de fond est nécessaire
Nous avons besoin d’un véritable aggiornamento législatif, qui tienne compte des réalités économiques. La grande réforme en cours, celle des retraites, a été malheureusement entreprise sans la moindre idée du fonctionnement réel des échanges entre générations successives. Nous sommes enfermés dans une législation sociale en trois silos, maladie, retraite et famille, silos entre lesquels les relations n’ont pas été sérieusement étudiées. Il nous faut sortir de cet enfermement, abandonner les conceptions mythiques sur lesquelles est basée une grande partie de notre législation sociale, et rebâtir cette législation dans sa globalité en nous appuyant sur des concepts économiques sérieux.
1 La tragédie du pouvoir, sous-titre : Quel avenir pour la France ? Calmann-Lévy, 1978.