Howard Bowen, Social Responsibilities of the Businessman,1953
New York, Harper, 1953
copyright initial: Federal Council of the Churches of Christ in Americaré-édité par l’Université de l’Iowa, 2013
introduction par Jean-Pascal Gond
Comme Clausewitz ou Confucius ou Marx, Bowen fait partie de ces totems qu’on aperçoit au loin de temps en temps, sans prendre le temps de les approcher ou oser le faire. On peut donc dire de lui aussi: « souvent cité, rarement lu » (les plus méchants ajouteront « encore plus rarement compris »). J-P Gond, spécialiste français de la RSE (Responsabilité sociétale de l’entreprise), préfacier de la ré-édition de 2013 de Social Responsibilities of the Businessman (1953), SRB dans la suite, affirme que « Bowen est l’inconnu le plus célèbre de la RSE ». Pourtant les théoriciens de la RSE ne sont pas légion. Ayant profité de l’été pour le lire, je l’ai trouvé désuet quant au contexte mais parfaitement d’actualité quant aux fondamentaux. Une visite récente au salon Produrable 2020 me l’a confirmé. Si nous ne sommes pas dans l’Amérique des 50ies, beaucoup d’intuitions et de recommandations de Bowen restent pertinentes, eu égard à l’ISO 26000 notamment. Voici le fruit de cette lecture estivale. A vous de juger! Le lecteur curieux quoique pressé trouvera plus bas un lien vers une analyse plus détaillée.
Résumé pour lecteur pressé
Après avoir présenté le contexte très particulier de la parution de Social Responsibilities of the Businessman (1953) et son auteur, je commente brièvement chacun des chapitres. J’apporte ensuite quelques commentaires généraux, puis compare la vision de Bowen avec les pratiques actuelles de la Corporate Social Responsibility (CSR, en français Responsabilité sociétale des entreprises) notamment dans l’acception de l’ISO 26000, aux USA et en France, avant de proposer quelques conclusions. En annexe, je brosse une rapide galerie de portraits de contributeurs français à l’émergence de la notion de RSE, qui montre que « l’école française de la RSE » soutient sans rougir la comparaison avec l’école américaine.
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i. Les points-clés du livre
- Social Responsibilities of the Businessman (SRB) est le fruit d’une réflexion sur le rôle des businessmen dans l’économie et la société capitaliste libérale américaine, amorcée lors de la Grande Dépression de 1930 et poursuivie par l’universitaire qu’était Bowen, jusque dans les années 50. Ce livre est aussi le résultat d’une commande des églises évangélistes américaines (et de la fondation Rockefeller), qui ont toujours été influentes sur l’investissement éthique comme sur les pratiques de management. Comme l’indique le titre, Bowen s’adresse aux personnes et non aux entreprises ; la nuance est de taille. Sa vision est très marquée par la figure du businessman américain d’après-guerre, qui est une véritable institution. Le terme inclut les top managers des grandes firmes, pas seulement les entrepreneurs. Bowen utilise à quelques reprises la notion de « corporate citizenship », qu’on retrouve aujourd’hui avec « l’entreprise citoyenne ». Mais il est clair qu’il s’adresse à des personnes physiques (businessmen) et non morales (firms, corporations). Ce n’est donc pas la CSR (Corporate Social Responsibility) mais ça y ressemble.
- Selon quels critères juger des actions d’un businessman ? Quelles dispositions institutionnelles ou légales favoriseront-elles la prise en charge par les businessmen de leurs responsabilités sociales ? Jusqu’à quel point les intérêts à long terme des entreprises rejoignent-ils ceux de la société dans son ensemble ? Ces questions restent d’actualité. Bowen propose la définition suivante de la SRB (Social Responsibilities of the Businessman) : « Obligation pour les businessmen de mettre en œuvre des politiques et des décisions ou des lignes de conduite qui soient souhaitables en termes d’objectifs et d’utilité (value) pour notre société. »
- Il faut noter l’importance que Bowen attache à la stabilité économique (effet des décisions des businessmen sur l’économie globale, autrement dit relier micro-management et macro-économie), au développement personnel et à la sécurité nationale. Ces notions ne se retrouvent pas dans l’ISO 26000 (par exemple).
- S’il ignore le terme « parties prenantes (stakeholder) » il est clair que Bowen est imprégné de cette notion, car il énumère régulièrement diverses parties prenantes de l’entreprise.
- Il est remarquable qu’HR Bowen dans les années 50 se préoccupe à plusieurs reprises des ressources naturelles et des dégâts sur l’environnement (local, non pas planétaire).
- Bowen présente la vision protestante de la Social Responsibilities of the Businessman (son livre a été commandité par les églises protestantes américaines et financées par la fondation Rockefeller.) Sauf erreur, Bowen ne cite jamais Max Weber et son maître-ouvrage en la matière, « L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme » (1904-1905). Les chrétiens doivent travailler à améliorer l’ordre social, pour appliquer les principes chrétiens à la vie quotidienne et développer l’esprit chrétien. Cependant ce ne sont pas les institutions qui rendront l’homme meilleur. S’agissant de la propriété privée, ses sources y sont apparemment assez indifférentes et la considèrent davantage comme une gestion ou une gérance (rejoignant en cela l’Eglise catholique) : stewardship, trusteeship. On notera ici un passage extrêmement intéressant (p. 34) : « La propriété des terres et des ressources naturelles implique une responsabilité et une modération spéciale des propriétaires, car ce sont des dons de Dieu destinés être utilisés par toute l’humanité y compris les générations futures (unborn generations). On retrouve ici bien sûr la notion catholique de « destination universelle des biens », étendue aux générations futures, mais aussi le Principe responsabilité de Jonas, d’obligation des vivants vis-à-vis des générations futures quant à l’usage des ressources et globalement l’état de la planète : c’est presque en filigrane la définition célèbre du développement durable par Gro Bruntland à l’ONU en 1987.
- Bowen consacre également un passage à la doctrine sociale de l’Eglise catholique, fondée sur deux encycliques : celle de Léon XIII en 1891 sur la condition ouvrière (récusation radicale du socialisme, tolérance au capitalisme, sous conditions) Rerum Novarum ; et celle de Pie XI sur la justice sociale, dans la foulée de la crise de 1929, Quadragesimo Anno.
- Pour ce qui est de la vision qu’ont les businessmen eux-mêmes de leur responsabilités sociales (SRB), il résulte des interviews menées par Bowen que ceux-ci en sont conscients de façon qualitative, mais estiment majoritairement que le public est mal formé et informé sur les questions d’économie et de fonctionnement de l’entreprise. Ailleurs, Bowen relaie l’idée de consacrer davantage de crédits privés et gouvernementaux, aux recherches et études sur la sociologie des entreprises et la RSE/SRB.
- illustration Midi Libre
- L’auteur aborde ensuite diverses objections à la notion de SRB (ou RSE si l’on préfère): un antagonisme supposé entre SRB et compétitivité, une augmentation des coûts du fait des actions RSE, comment motiver les businessmen, les enjeux de pouvoir qui jouent en défaveur des entreprises ou businessmen qui « jouent le jeu » de la SRB, l’argument selon lequel économie et morale sont deux domaines disjoints. On notera qu’il n’aborde pas vraiment la question des corrélations entre démarche RSE et performance de l’entreprise (notamment compétitivité) ; il propose en revanche une approche analytique intéressante des dépenses et de recettes, reliées à leur évaluation RSE. Il traite également de la question délicate de la jurisprudence sur les dépenses relatives à la philanthropie.
- Bowen aborde enfin la question de la mesure et de l’évaluation de la SRB. Il insiste fortement sur la nécessité de standards indépendants [NDLR : qui préfigurent donc les métriques ISO, SA8000, ESG, etc.)
- Dispositions pratiques pour implémenter la SRB : Bowen insiste sur le fait que la SRB est la contrepartie normale de la très grande autonomie et liberté laissée aux businessmen [NDLR : du moins dans les années 50 aux USA]. Il recommande de mettre en place des institutions dans lesquelles la notion de SRB serait davantage effective et encouragée. Bowen préconise la mise en place dans l’entreprise de comités de pilotage (concertés avec des parties prenantes), et aussi au niveau des branches industrielles, des comités d’industries. Bowen est assez fasciné par le « modèle allemand » de co-gestion patronat-syndicats » au niveau des entreprises et des branches. Il pousse au développement de la coopération et le travail en commun entre le gouvernement et les divers groupes d’intérêt pour la formulation et l’administration d’une politique économique publique et privée coordonnées. Enfin il appelle de ses vœux un climat social dans lequel les comportements orientés « sociétal » deviendraient indispensables et automatiques pour les businessmen et d’autres dans la poursuite de leurs intérêts. On voit que plusieurs de ces pistes ont trouvé des applications concrètes, y compris en France très récemment.
- Pour conclure, et c’est là-dessus que s’achève le livre de Bowen, un dernier chapitre est consacré aux enjeux éthiques auxquels est confronté le businessman. On notera l’attention qu’il apporte à la question de la répartition des bénéfices entre actionnaires, investissements, salaires, primes, fournisseurs etc. Question sur laquelle il ne conclut d’ailleurs pas.
J’ai rédigé à l’attention de mes confrères et consoeurs spécialistes de RSE et autre Développement Durable, une recension beaucoup plus détaillée du livre de Bowen et de l’école française de la RSE (en contrepoint à l’école américaine qui nous domine). Le lecteur pressé et corporate que ce résumé n’a pas découragé, y trouvera dans la partie 2/, les éléments détaillés justifiant le résumé ci-dessus.
ii. Principaux commentaires
Le tout récent salon Produrable 2020 (7 et 8 septembre au Palais des Congrès), avait pour devise : « People, Planet, Purpose (et non « Profit »), Sobriété, Solidarité, Prospérité, Pour un New Deal européen » : Bowen, moyennant la suppression du dernier mot, ne l’eût sans doute pas désavouée.
On voit donc que le New Deal contemporain de Bowen trouve des échos en 2020. De plus, ayant participé à ce salon, je peux attester que tous les sujets du moment ont, d’une manière ou d’une autre, été adressés, certes dans un contexte différent et de façon peut-être plus embryonnaire, par Bowen dans son ouvrage de 1953. A quelques exceptions près, Social Responsibilities of the Businessman fournit toutes les pierres d’attente de ce qui deviendra la Corporate Social Responsibility ou RSE (Responsabilité sociétale de l’entreprise). Le paragraphe 3.1 le montre, en comparant de façon détaillée SRB et ISO 26000 (actuellement référentiel dominant de la RSE). Les quelques exceptions, non des moindres, concernent : la notion formelle de « partie prenante » (stakeholder) et sa mise en œuvre systématique notamment par la matérialité (notion également postérieure à Bowen) ; la parité ou plus généralement la non-discrimination ; la notion de chaîne d’approvisionnement ; celle de mondialisation de la production et des échanges, et pour cause.
Il faut cependant reconnaître que SRB se préoccupe surtout de concilier justice sociale, conditions de travail, éthique du management et prospérité/croissance économique, et aborde seulement marginalement et épisodiquement la question de la protection de l’environnement.
Il faut noter aussi que ces notions centrales, même à l’époque de Bowen, sont absentes dans son livre :
- la notion de Bien commun, ou même celle d’intérêt général. Des formules ou des passages y font parfois penser (notamment quand il s’agit de « welfare » ou de « public interest ») mais sans plus. Cela étant elle est totalement absente de l’ISO 26000 aussi…
- la businesswoman est absente du paysage ! Elle ne devait exister que très exceptionnellement à l’époque ;
- comme le souligne JP Gond, l’influence majeure de la mondialisation de la production et des échanges, ne pouvait être prise en considération dans les années 40-50 qui ont vu la gestion de SRB ;
- la start-up existe depuis toujours à l’état sauvage et natif aux USA, mais la start-up accompagnée par l’Etat et les investisseurs spécialisés, et sa contribution au mouvement de CSR, ne pouvaient être prise en considération par Bowen.
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iii. Conclusion
Relire Bowen et comprendre la genèse de ses idées et de ses constats, ce n’est pas perdre son temps, loin de là. Assurément le contexte des années 50 aux Etats-Unis d’Amérique n’est pas vraiment transposable à celui de la France 2020 (ni même à celui des USA 2020) mais les fondamentaux n’ont pas changé, et les crises économiques, financières et sanitaires à répétition montrent que les mêmes causes produisent les mêmes effets.
En résumé les propositions de Bowen se ramènent à:
1. Renforcer le sens de la responsabilité sociale chez les businessmen ;
2. Mettre en place des institutions dans lesquelles la notion de SRB serait davantage effective et encouragée ;
3. Encourager la formulation de standards RSE et de guides ;
4. Promouvoir la discussion, l’écoute et la compréhension mutuelle, ainsi que la coopération entre les différents groupes d’acteurs interagissant avec le businessman et l’entreprise [NLDR= parties prenantes]
5. Développement la coopération et le travail en commun entre le gouvernement et les divers groupes d’intérêt pour la formulation et l’administration d’une politique économique publique et privée coordonnées ;
6. Créer un climat social dans lequel les comportements orientés «sociétal » deviendraient indispensables et automatiques pour les businessmen et d’autres dans la poursuite de leurs intérêts.
CSR Make It Better Magazine
L’école américaine de la Corporate Social Responsibility a construit son édifice assez fidèlement sur les bases posées par Bowen. L’annexe finale de mon article détaillé montre que la pensée « socialement responsable » a suivi d’autres voies en France, mais n’a pas à rougir de la comparaison avec la pensée anglo-saxonne dominante.