Blog de l'AEC, Association des Économistes Catholiques
On chercherait en vain une entrée « Distributisme » dans les manuels officiels d’économie générale ou d’économie politique. Il y a une raison à cela : le distributisme trouve sa source directement dans l’encyclique Rerum Novarum de Léon XIII, sur la condition ouvrière (1891). Il en développe les idées et les principes (à savoir la doctrine sociale de l’Eglise concernant l’économie, qui n’a pas pris une ride depuis), et constitue de ce fait une troisième voie distincte du capitalisme (toléré sous conditions par Rerum Novarum) et le socialisme (clairement récusé par Rerum Novarum). Il est en fait une version du capitalisme où la propriété des moyens de production et des terres n’est pas concentrée entre les mains d’une minorité, les « capitalistes » mais répartie (distribuée au sens mathématique du terme) entre les mains d’une majorité en même temps que le pouvoir de gérer l’économie, sauf moyens et fonctions confiées par les communautés locales à des niveaux supérieurs de la société. D’où son nom de distributisme.
© Nikolas Ojala pour Wikipedia
Les abus du laissez-faire galvanisé par les révolutions industrielles et techniques, ont conduit aux réactions de Rerum Novarum d’une part, du socialisme marxiste de l’autre. Rerum Novarum se limite (volontairement, car Léon XIII a voulu s’affranchir des écoles de catholicisme social qui fleurissaient en Europe à cette époque) à fournir des principes et des orientations. Le distributisme, qui se propose de les mettre en pratique, peut donc s’appliquer à différentes époques et situations. Notamment la nôtre, qui connaît avec les crises financières, économiques ou naturelles, des coups de semonce à répétition.
Parmi les principaux auteurs distributistes on peut mentionner :
- * Hilaire Belloc (1870-1953), bilingue et binational anglo-français, homme politique britannique : le « penseur » du distributisme ; auteur notamment de « The Servile State » (1912) et de « An essay on the Restoration of Private Property » (1936) ;
- * Gilbert K. Chesterton (1874-1936) : il apporta toute sa verve, son intelligence fulgurante et sa foi catholique à expliquer le distributisme, notamment dans « Outline of Sanity » (1926), titre traduit par « Plaidoyer pour une propriété privée anti-capitaliste » ; il est possible que Cecil Chesterton, son frère, ait contribué à ses réflexions sur le distributisme;
- * David Cooney : « Distributism Basics, An Explanation », 2013 ;
- * Richard Aleman, instigateur notamment d’un ouvrage collectif : « The Hound of Distributism , A Solution for Our Social and Economic Crisis », 2015.
On pourra consulter, pour davantage de détails sur l’histoire et les acteurs majeurs du distributisme :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Distributionnisme
https://distributistreview.com/
© Gilbert Keith Chesterton (1874-1936)- Britannica
Il existe par ailleurs un « socialisme distributif » ou « économie distributive anti-capitaliste», que nous n’étudierons pas ici,bien qu'il propose des idées très intéressantes comme une monnaie rendant impossible la spéculation (mais pas les emprunts). Il fait les mêmes constats que le distributisme que nous allons développer, mais propose d’autres solutions basées sur d’autres principes. Il se rapproche du collectivisme « pragmatique » décrit par Belloc (voir 3.1).
Dans cet article on étudie uniquement le distributisme issu de Rerum Novarum, ou « distributisme à l’anglaise ». Il ne semble pas que cette forme de distributisme ait trouvé des échos en France jusqu’à ce jour, on y reviendra dans les conclusions.
(les extraits ne sont pas dans l’ordre chronologique, ils ont été regroupés ou ré-arrangés).
Rerum novarum semel excitata cupidine, quae diu quidem commovet civitates, illud erat consecuturum ut commutationum studia a rationibus politicis in oeconomicarum cognatum genus aliquando defluerent. Revera 1) nova industriae incrementa novisque euntes itineribus artes etc. Traduction (site du Vatican): « La soif d'innovations qui depuis longtemps s'est emparée des sociétés et les tient dans une agitation fiévreuse devait, tôt ou tard, passer des régions de la politique dans la sphère voisine de l'économie sociale. En effet, 1) l'industrie s'est développée et ses méthodes se sont complètement renouvelées etc. » [NDLR : voilà qui pourrait avoir été écrit en 2020 !]
A qui veut régénérer une société quelconque en décadence, on prescrit avec raison de la ramener à ses origines. La perfection de toute société consiste, en effet, à poursuivre et à atteindre la fin en vue de laquelle elle a été fondée, en sorte que tous les mouvements et tous les actes de la vie sociale naissent du même principe d'où est née la société.
« La richesse a afflué entre les mains d'un petit nombre et la multitude a été laissée dans l'indigence.
Le dernier siècle a détruit, sans rien leur substituer, les corporations anciennes qui étaient pour eux une protection.
… la cupidité d'une concurrence effrénée…
… la concentration entre les mains de quelques-uns de l'industrie et du commerce devenus le partage d'un petit nombre d'hommes opulents et de ploutocrates…
… la propriété privée et personnelle est pour l'homme de droit naturel.
Et qu'on n'en appelle pas à la providence de l'Etat, car l'Etat est postérieur à l'homme. Avant qu'il pût se former, l'homme déjà avait reçu de la nature le droit de vivre et de protéger son existence.
Disons d'abord que, par Etat, Nous entendons ici, non point tel gouvernement établi chez tel peuple en particulier, mais tout gouvernement qui répond aux préceptes de la raison naturelle et des enseignements divins, enseignements que Nous avons exposés Nous-même, spécialement dans Notre lettre encyclique sur la constitution chrétienne des sociétés
C'est pourquoi, parmi les graves et nombreux devoirs des gouvernants qui veulent pourvoir comme il convient au bien public, celui qui domine tous les autres consiste à avoir soin également de toutes les classes de citoyens, en observant rigoureusement les lois de la justice dite distributive.
Voilà donc constituée la famille, c'est-à-dire la société domestique, société très petite sans doute, mais réelle et antérieure à toute société civile à laquelle, dès lors, il faudra de toute nécessité attribuer certains droits et certains devoirs absolument indépendants de l'Etat.
Il est dans l'ordre, avons-Nous dit, que ni l'individu, ni la famille ne soient absorbés par l'Etat.
… la première place appartient aux corporations ouvrières qui, en soi, embrassent à peu près toutes les œuvres ... Il n'est donc pas douteux qu'il faille adapter les corporations à ces conditions nouvelles.
Le droit à l'existence leur a été octroyé par la nature elle-même, et la société civile a été instituée pour protéger le droit naturel, non pour l'anéantir. C'est pourquoi une société civile qui interdirait les sociétés privées s'attaquerait elle-même, puisque toutes les sociétés, publiques et privées, firent leur origine d'un même principe: la naturelle sociabilité de l'homme.
.../...
A ces corporations, il faut évidemment, pour qu'il y ait unité d'action et accord des volontés, une organisation et une discipline sage et prudente. Si donc, comme il est certain, les citoyens sont libres de s'associer, ils doivent l'être également de se donner les statuts et règlements qui leur paraissent les plus appropriés au but qu'ils poursuivent. Nous ne croyons pas qu'on puisse donner de règles certaines et précises pour déterminer le détail de ces statuts et règlements. Tout dépend du génie de chaque nation, des essais tentés et de l'expérience acquise, du genre de travail, de l'extension du commerce, et d'autres circonstances de choses et de temps qu'il faut peser avec maturité.
Que l'Etat protège ces sociétés fondées selon le droit ; que toutefois il ne s'immisce point dans leur gouvernement intérieur et ne touche point aux ressorts intimes qui leur donnent la vie; car le mouvement vital procède essentiellement d'un principe intérieur et s'éteint très facilement sous l'action d'une cause externe.
Cette encyclique sur la condition ouvrière emploie de préférence le mot « opifex » pour désigner l’ouvrier du XIXIème siècle, par opposition à « artifex », l’artisan (ou l’artiste). On retrouve ici la différence entre « faire » et « agir ».
On trouvera à la fin de l’article (paragraphe 5) les recensions des principaux ouvrages dont ces idées-clés ont été extraites.
On ne peut bien sûr s’empêcher de faire un rapprochement entre le livre fondateur du distributisme, « The Servile State » d’Hilaire Belloc (1912) et l’ouvrage ultérieur de Friedrich A. Hayek « The Road to Serfdom » (1944). Mais chez Hayek il s’agit, dans un tout autre contexte, d’un cri d’alarme contre le socialisme (au bout de la route qui aurait pu être prise après WWII) alors que chez Belloc, trente années plus tôt, c’est le capitalisme qui mène à la servitude. L’on ne se dirige pas du tout vers une propriété collective des moyens de production mais au contraire vers un travail obligatoire pour une majorité de non-propriétaires captifs (sauf une fausse liberté politique, mais en aucun cas économique) au bénéfice d’une minorité de propriétaires (les capitalistes) qui elle conserve liberté politique et liberté économique. Echo direct à Rerum Novarum.
On trouve chez Marx les traces des mêmes constats, concernant les abus du capitalisme industriel (pas encore financier !) ; cependant le prisme de lecture est radicalement différent de celui de Léon XIII, puisque Marx est matérialiste et nourrit une vision dialectique de l’Histoire.
Pour Belloc, le capitalisme réservé à (ou confisqué par) une minorité conduit droit à l’Etat servile. Partout où le capitalisme est tout-puissant, partout le rétablissement de l’asservissement [économique] apparaît comme la conséquence inéluctable de ce capitalisme. Par servilité économique, Belloc désigne la position de celui qui n’a d’autre choix que le travail proposé par le propriétaire des moyens de production, et la misère ; et pour qui toute négociation du contrat est impossible. Il y a un déséquilibre dans la séparation des capitaux et du travail, en faveur du capital. Ce déséquilibre est de plus garanti par des lois.
Le capitalisme « de quelques-uns seulement » est imprégné de volonté d’accaparement et d’accumulation sans cesse accrue. D’où la course à la productivité.
Belloc joue constamment sur les mots « état/Etat », entre l’état servile de l’individu et la nature de l’organisation sociale dans l’Etat servile. Par « Etat servile » Belloc entend : « Un arrangement de la société dans lequel un nombre considérable de familles et d’individus sont obligés par la loi positive de travailler pour l’avantage d’autres familles ou individus. »
Joseph Hilaire Pierre René Belloc (1870 - 1953)
Elle a lentement extrait l’homme de l’Etat servile où le tenait le paganisme ; il fallu mille ans pour cela. Cependant au XVIème siècle (coïncidence tout sauf fortuite avec l’essor du protestantisme) des réformes violentes comme la confiscation des biens de l’Eglise et des communs en Angleterre (les « enclosures ») au profit non pas du pouvoir royal mais d’une oligarchie ploutocratique, ont fait basculer l’économie sociale distributiste de la Chrétienté dans le capitalisme dévoyé que récusent Belloc et les distributistes (le capitalisme « de quelques-uns seulement »).
Pour Belloc, ce n’est pas la révolution industrielle qui a fait le capitalisme, c’est le capitalisme à l’anglaise qui a permis la révolution industrielle.
Le capitalisme est par nature instable (il n’est que de considérer la litanie des crises économiques et financières pour s’en convaincre, ainsi que leur accélération dans le cours de ces dernières décennies. C’est à l’honneur de Belloc (a feather to his hat) de s’en être aperçu dès 1912). Son instabilité est due principalement :
- > aux divergences croissantes entre la réalité et l’ordre moral sous-jacent à la société et au gouvernement ; [NDLR : même si cet ordre moral est de plus en plus minimaliste voire cynique]
- > à l’insécurité à laquelle ce régime condamne ceux qui ne sont pas capitalistes c’est-à-dire qui sont hors du cercle des propriétaires des capitaux et des moyens de production massifs.
Il peut déboucher sur trois états stables :
- * le collectivisme (au sens socialiste soviétique du terme) ;
- * l’Etat servile, version paroxystique et achevée du capitalisme « de quelques-uns seulement » ;
- * le distributisme.
Sa ligne de plus grande pente et de moindre action le conduit naturellement vers l’Etat servile. Pour bifurquer vers le collectivisme ou revenir au distributisme, qui est un capitalisme réparti, il faut des actions violentes. On notera que le collectivisme (ou socialisme), qui transfère la gestion des moyens de production, des terres et du travail à l’Etat, n’est en pratique qu’une forme particulière de capitalisme « de quelques-uns seulement » : l’hypocrisie en plus.
L’autre livre majeur de Belloc (auteur prolifique, comme Chesterton) sur le distributisme est: An Essay on the Restoration of Private Property (1936). Sur l’économie : « Economics for Helen » (1924).
Chesterton commente avec plus de verve et moins de précision (peut-être même moins de clarté ?) les idées de Belloc exposées ci-dessus.
Définition du capitalisme par Chesterton : «Ensemble de conditions économiques permettant à une classe de capitalistes, facilement reconnaissable et relativement restreinte, entre les mains de laquelle est concentrée une si grande proportion du capital que la grande majorité des citoyens se voit contrainte de servir ces capitalistes en échange de salaires…. Ce mode particulier de distribution du capital exclusivement sous forme de salaire…» C’est cohérent avec Belloc.
« Ce que je reproche au capitalisme, ce n’est pas qu’il y ait trop de capitalistes, c’est qu’il n’y en a pas assez. » Le distributisme propose précisément la plus large répartition possible de propriété privée.
« Unir par des liens indissolubles la propriété privée et la destination universelle des biens ». Les monopoles détruisent la propriété privée. Le capitalisme prive les salariés de capital, en le leur distribuant sous forme de salaires. C’est une forme de servage. Pour Chesterton « Capitalisme= concentration des capitaux et des pouvoirs entre les mains d’une minorité. »
Socialisme et capitalisme s’attaquent à la liberté de deux façons différentes mais redoutables.
A la base du distributisme : « Un système de petites guildes locales fonctionnant sur le principe du partage ou plus exactement de la division des profits [et des pertes ?] qu’il convient de ne pas confondre avec le patronage capitaliste. »
Rembrandt : le Syndic de la Guilde des drapiers_ 1662_ Amsterdam Rijskmuseum
Le livre de Chesterton « What’s Wrong with the World » (1910) (Le monde comme il ne va pas) apporte peu d’éclairages supplémentaires sur le distributisme.
Cooney (Américain) reprend les fondamentaux du distributisme tels qu’exprimés par Belloc puis Chesterton (et quelques autres) et les mettant au goût du jour.
Le distributisme base la société sur la subsidiarité, y compris dans le domaine économique.
Le distributisme n’est pas réconciliable avec le « socialisme chrétien » (démocratie chrétienne) : Tawney, George, Polanyi. Pas de nationalisations dans le distributisme ; pas de co-propriété entre l’Etat et les salariés de l’entreprise. Refus de l’usure (du prêt à intérêt, selon le sens classique dans l’Eglise catholique) par le distributisme.
Selon Richard Aleman, le distributisme diverge du capitalisme sur les points suivants (!!) : anthropologie (nature de l’homme), objet et finalité de l’activité économique, usure (intérêt), maximisation des richesses (token wealth), rôle et légitimité de l’Etat, signification de la subsidiarité, subordination de l’économie à des sciences plus élevées [telle l’éthique], rôle de la monnaie, nature de la richesse, économie de marché, régulation, libre-échange, morale de l’économie (naturelle et religieuse), notion même de liberté. C’est-à-dire sur tout.
Le distributisme reproche aux économistes de ne pas tenir compte des différentes dimensions de la personne humaine ni même de la nature humaine ; de ne regarder les humains que comme des quantités économiques. Les économistes pensent que leur science est spéculative (théorique ?) alors qu’elle est pratique (appliquée ?) L’économie n’est pas la science de la monnaie ou du calcul des profits mais la science des comportements dans les transactions nécessaires à la satisfaction des besoins des familles ou des personnes.
La pyramide de la subsidiarité : famille- église/association locale/guilde – ville – comté/département – région- état/nation- empire. Chaque niveau tient son autorité de sa nature et de son existence, il ne la tient pas des niveaux inférieurs (exemple des parents et des enfants). Le niveau supérieur administre le bien commun des niveaux inférieurs.
Les membres des corporations de métiers étaient des « free-lance » communautaristes, propriétaires de leurs outils de travail, mais régulant d’un commun accord la concurrence sans la supprimer pour autant et évitant les concentrations excessives par absorptions. Le commerce n’était donc pas une compétition entre capitalistes (détenteurs de capitaux et manieurs d’argent) mais entre acteurs économiques propriétaires et producteurs, prenant en compte toutes les dimensions de la vie humaine.
Le capitalisme « de quelques-uns seulement » conduit aux monopoles et donc aux abus de position dominante.
Le programme distributiste (1934, par la Distributist League) :
- * Restreindre les distorsions de concurrence
- * Favoriser la redistribution de la propriété
- * Créer les conditions favorisant la petite propriété
- * Partager la propriété des industries nécessitant des effets d’échelle [masse critique]
- * Protéger la petite propriété notamment en taxant fortement les gros acheteurs de petites propriétés
- * Supprimer la primogéniture, en s’inspirant du code Napoléon
- * Favoriser les expérimentations de petite propriété et petite production [on dirait start-up écologiques de nos jours ?] avec des tarifications spéciales protectrices
- * Encourager le retour à la terre
- * Diffuser et promouvoir les principes distributistes.
En pratique, la Grande-Bretagne fit exactement le contraire et la grande distribution absorba ou détruisit la petite.
L’autorité d’un niveau de la société subsidiaire est déterminée par le rôle que ce niveau doit jouer, et non par le consentement des niveaux inférieurs [1]. La subsidiarité implique la solidarité.
Les similitudes ou proximités sont nombreuses entre le distributisme et l’ESS (économie sociale et solidaire), le besoin de restaurer des filières de métiers, l’économie circulaire, les coopératives du type Mondragon, les économies locales, le retour à la terre, la décroissance, la frugalité heureuse, etc. On y retrouve les mêmes « ingrédients » : corps intermédiaires, relations locales, subsidiarité, rôle fondamentale de la propriété privée répartie des terres et des moyens de production etc. Il y a donc une actualité du distributisme, qui propose un soubassement conceptuel à des pratiques souvent juxtaposées. Cependant les modèles socio-économiques sous-jacents sont en général très différents et les fondements catholiques (notamment dans Rerum Novarum et ses échos successifs, Quadragesimo Anno etc. jusque d’une certaine façon dans les écrits du pape François) ne sont pas recevables tels quels par ceux qui professent ou pratiquent les pratiques mentionnées il y a un instant.
Le distributisme est bien une troisième voie entre le capitalisme dévoyé actuel et le collectivisme ; ces deux voies ayant démontré au-delà du nécessaire leur absurdité.
© Nikolas Ojala pour Wikipedia
Le distributisme vise à corriger l’inversion perverse « finance > entreprise > besoins de consommations artificiels » (l’ordre naturel et sain étant que les entreprises produisent pour répondre à des besoins raisonnables de biens et de services, et que la finance soutienne l’entreprise au lieu de l’orienter et de la mettre sous pression croissante ; actuellement le « système » tourne à l’envers). Ce que ne font pas le capitalisme libéral ni le socialisme (dans ce second cas, le Parti et le Plan jouent le rôle de la Finance et du consumérisme).
Le capitalisme est basé sur l’idée fausse que l’individu est l’entité élémentaire de la société. Le distributisme rectifie énergiquement en redonnant à la famille et plus généralement aux corps intermédiaires (notamment les corporations de métiers ou guildes) la place indispensable qui leur revient dans une économie saine. Ce que ne font pas, en général ni explicitement, les autres courants alternatifs à l’économie libérale, que nous avons mentionnés au début du paragraphe.
Enfin, le distributisme que nous venons d’étudier ou de nous remémorer, est beaucoup plus fidèle à la DSE (doctrine sociale de l’Eglise catholique) que les autres voies économiques (on peut se reporter à ce sujet à mon article précédent http://www.aecfrance.fr/dse-et-liberalisme-economique-un-ralliement-de-trop-1ere-partie-a187977828 chapitre 3 (Eglise et capitalisme libéral) notamment 3.1 « Les réfutations explicites ».
Le distributisme, comme toutes les autres tentatives économiques de bonne volonté, se heurte à une réalité : le prince de ce monde ne veut pas du bien à l’humanité, et cela se reflète à la surface de la planète, y compris dans le domaine économique. Il faut donc que les structures politiques, économiques, sociales… corrigent nos tendances malsaines au lieu de les encourager. Ce n’est pas le cas depuis un moment, et ça ne s’arrange pas. Le distributisme se heurte donc à la ploutocratie oligarchique, et à l’asservissement du politique à la finance, qu’on constate quotidiennement (ce qui n’exonère en rien le citoyen, notamment celui qui écrit ces lignes, de balayer devant sa porte). Enfin, le retour au distributisme (le capitalisme actuel est une dégénérescence du distributisme de la Chrétienté, comme l’explique Belloc) non pas à l’identique du XIIIème siècle (le siècle d’or de la Chrétienté) mais adapté à la réalité notamment technique du XXIème siècle, suppose une expropriation et redistribution des empires industriels et financiers accumulés (notamment par élimination des plus petits) au fil des décennies. Pour cela, il faut une révolution (pas forcément aussi sanglante que la Révolution de 1789, celle de 1848 ou celle de 1870). On constate aussi que les systèmes de coopératives (type Mondragon) ou mutualistes, qui vont dans le sens du distributisme des moyens de production et des pouvoirs, n’ont connu qu’un développement limité.
La révolution en question consiste par définition à remettre en haut ce qui se trouve en bas (le Bien commun et l’épanouissement psychique et spirituel des personnes) et à mettre en bas ce qui aurait toujours dû y rester (les intérêts particuliers et les biens matériels superflus).
Au-delà de ce constat de bon sens, on peut s’étonner de deux choses :
- 1) le faible écho que le distributisme a trouvé dans le monde anglo-saxon jusqu’à présent ;
- 2) sous réserve d’inventaire, l’absence d’école distributiste (catholique) en France, où pourtant Rerum Novarum et ses échos successifs (Quadragesimo Anno, Centesimus Annus…) ont semble-t-il connu une réception ni plus ni moins enthousiaste qu’en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis (voir « La réception de Rerum Novarum dans la Collection de l’Ecole française de Rome, n°232). On connaît l’implication (entre autres) de Léon Harmel dans la préparation de Rerum Novarum. Le terrain semblait favorable.
S’agissant du second constat on notera, cum grano salis, le soutien inattendu suivant :
Pour ce qui est du premier constat, peut-être l’histoire sociale, politique et économique de l’Angleterre favorisait-elle une prise de conscience qui n’a pas eu lieu en France, pour cause de Révolution française ? L’étude de la réception de Rerum Novarum dans différents pays à l’époque de sa parution (1891) n’apporte pas d’éléments de jugement très clairs :voir notamment les actes du colloque de 1991 sur Rerum Novarum de l’Ecole française de Rome, n° 232 : Ecriture, contenu et réception de l’encyclique, que nous commentons un peu en 5.5 infra.
Sans minimiser le talent remarquable de Belloc, Chesterton et de leurs continuateurs, il manque au distributisme un économiste de métier, qui lui donnerait une respectabilité académique dans les sphères où les économistes n’ont pas encore été discrédités par leur incapacité en général à prévoir les crises ou mêmes les phénomènes économiques courants (sauf de rares exceptions comme Maurice Allais, par exemple). Il lui manque un Ricardo, un Walras, un Keynes (même si ceux-ci, notamment le dernier, se sont abondamment trompés également). Peut-être l’équivalent de ce que fut un Raoul Audoin pour le libéralisme économique chrétien ? Il faudrait que la question soit traitée aussi bien au plan macro-économique, qu’au plan économétrique. A la fois pour fournir un cadre conceptuel global, et des simulations validant la faisabilité du distributisme.
Un autre défaut, pour un mouvement qui se réclame directement d'une encyclique, et de la DSE (doctrine sociale de l'Eglise catholique), est qu'il semble avoir été développé par des laïcs sans supervision spirituelle et philosophique par des clercs. Pourquoi? Méfiance desdits clercs à l'égard de ce mouvement et de cette théorie, consignes hiérarchiques, manque de docilité des penseurs laïcs (peu propbable dans le cas d'un Chesterton ou d'un Belloc), etc. Il ne manque pourtant pas de théologiens et de moralistes catholiques, voire de clercs économistes, pour traiter du sujet. C'est en tout cas un point dirimant.
Par ailleurs, les textes sur le distributisme que j’ai pu lire n’explique pas comment et par qui, est gérée l’innovation dans le paysage fait de circuits plutôt locaux et auto-suffisants sur lequel débouche le distributisme. Plus largement, on voit mal comment sont assurées les fonctions dites "régaliennes": sécurité nationale, instruction publique, investissements nationaux etc. bref tout ce que la subsidiarité renvoie vers le haut.
Le distributisme, même mis au goût du jour, n’explique pas comment l’on passe de la mondialisation financiarisée actuelle à des réseaux économiques beaucoup plus localisés, plus petits qu’une nation. Cela dit, le mantra des « relocalisations » déclenché par la crise sanitaire/confinement montre tout l’intérêt d’y venir.
Enfin, les distributistes évoquent régulièrement « un nombre significatif » ou « un nombre déterminant » de propriétaires terriens ou de moyens de production » : on ne sait jamais si ce « volume critique » représente 1/3, 1/2, 2/3 … de la société.
Ces notes de lecture ont fourni la matière des synthèses qui précèdent.
L’autre livre majeur de Belloc (auteur prolifique, comme Chesterton) sur le distributisme est « An essay on the Restoration of Private Property » (1936) et sur l’économie : « Economics for Helen » (1924)
En lisant Belloc 1912, on comprend mieux certaines choses que dira plus tard Chesterton en termes plus fleuris.
Belloc joue constamment sur les mots « état/Etat » et servile. Par « Etat servile » Belloc entend : « Un arrangement de la société dans lequel un nombre considérable de familles et d’individus sont obligés par la loi positive de travailler pour l’avantage d’autres familles ou individus. »
On ne peut bien sûr s’empêcher de faire un rapprochement avec l’ouvrage de F.Hayek « The Road to Serfdom » (1944) mais chez Hayek il s’agit d’un cri d’alarme contre le socialisme (au bout de la route qui aurait pu être prise après WWII) alors que chez Belloc, trente années plus tôt, c’est le capitalisme qui mène à la servitude. L’on ne se dirige pas du tout vers une propriété collective des moyens de production mais au contraire vers un travail obligatoire pour une majorité de non-propriétaires captifs (sauf une fausse liberté politique, mais en aucun cas économique) au bénéfice d’une minorité de propriétaires (les capitalistes) qui elle conserve liberté politique et liberté économique.
Partout où le capitalisme est tout-puissant, partout le rétablissement de l’esclavage [économique] apparaît comme la conséquence inéluctable de ce capitalisme.
Par « travail servile », Belloc entend un travail réalisé non pas dans le cadre d’un contrat librement consenti mais dans le cadre d’une obligation légale positive que le travailleur ne peut refuser, tandis que le pourvoyeur de travail reste libre de le proposer ou pas. L’homme libre peut négocier ses conditions de travail, l’esclave ne peut pas.
L’Etat servile païen a lentement cédé la place au Distributisme sous l’influence de l’Eglise, dans la Chrétienté. Il réapparaît automatiquement là où le catholicisme recule.
La structure de l’ouvrage est la suivante :
- > Notre civilisation était à l’origine (paganisme pré-chrétien) de nature esclavagiste ;
- > L’institution servile fut destituée temporairement par l’économie distributiste (répartition de la propriété privée la plus large possible, et non entre les mains de quelques-uns ; gestion locale de l’économie) ;
- > Mécanismes de corruption et défaillance du Distributisme (XVIème siècle notamment en Angleterre avec la création des Enclosures par confiscation de Common Fields ; détournement par une oligarchie au détriment du pouvoir royal ;
- > Le capitalisme est par nature instable ;
- > Les sorties possibles de cette instabilité ;
- > Le socialisme semble être la solution à l’instabilité du capitalisme ;
- > Comment l’Etat servile découle de l’instabilité du capitalisme ;
- > Comment nous sommes déjà (1912) dans l’Etat servile.
La société capitaliste actuelle [NDLR : encore vrai en 2020] est instable et tend vers un équilibre stable qui est le travail obligatoire pour ceux qui ne détiennent pas les moyens de production, au bénéfice de la minorité qui les détient, en échange d’une sécurité matérielle minimale. C’est la pente naturelle, celle du « moindre effort », qui peut conduire au collectivisme (ou à la confiscation totale des moyens de production par la minorité financière) ou dont on peut se dégager moyennant un effort beaucoup plus vigoureux, par le distributisme (répartition de la propriété des moyens de production parmi une majorité des membres de la société, comme cela s’est produit dans la Chrétienté grâce aux corporations/guildes).
L’idée de base, qu’on retrouve chez Chesterton et dans tous les auteurs distributistes, est que les capitaux et la propriété des moyens de production sont concentrés dans les mains d’une minorité, la propriété privée étant un mythe pour la majorité des membres de la société.
Les trois facteurs de base de la production : la terre, le travail, le capital (argent accumulé pour être disponible pour financer les moyens de production).
Dans l’Etat capitaliste, tout le monde est politiquement libre mais il y a deux catégories de citoyens : ceux qui possèdent les moyens de production (une minorité) et les autres (une majorité).
Que ce soit en Méditerranée, dans le monde celtique, en Germanie etc. toutes les civilisations païennes étaient fondées sur l’esclavage, dans le monde occidental. C’est sans doute faux en Asie (Chine, Japon, Corée…) Non seulement les Grecs, les Latins, les Germains etc. réduisaient en esclavage les captifs et les vaincus, mais avaient des esclaves grecs, latins, germains etc. C’était une modalité de la société et non une question d’infériorité ou supériorité de race ou de classe. C’est la pauvreté qui faisait l’esclave, ou les infortunes de la guerre ; ou encore les infortunes de la naissance (dans l’état servile).
On vit également apparaître dans les dernières époques de l’Antiquité, dans les villes, des hommes libres mais obligés de vendre leur force de travail : des prolétaires. Il en était de même dans les campagnes, avec les grands domaines (les latifundia). L’esclavage était une alternative à la pauvreté. Inversement, les esclaves pouvaient constituer petit à petit une propriété privée. Ils pouvaient alors racheter leur liberté. A noter qu’il n’y a jamais eu de martyrs de la cause de l’esclavage dans l’Antiquité, pas même Spartacus qui poursuivait d’autres objectifs.
C’est le christianisme et la civilisation qu’il a induite, la Chrétienté, qui a lentement éradiqué l’esclavage. Il lui fallut mille ans pour cela. Cependant, malgré les écrits de saint Paul ou l’absence de distinction que fait le Christ entre hommes libres et esclaves (l’esclavage existait bien sûr chez les Juifs), l’Eglise catholique, que ce soit pendant les trois siècles de persécutions ou après, n’a jamais établi de dogme condamnant l’esclavage. Elle a agi contre. Evolution de l’esclavage dans les villae (domaines) vers le servage par des terres exploitées par les esclaves en-dehors des villae, ce qui leur permit de s’émanciper (VIII, IX et Xème siècles). Le serf médiéval (XIième et XIIème siècles) est déjà presque un paysan. Voir Fustel de Coulanges sur l’origine du régime féodal, à partir du droit gallo-romain. Les Guildes, organisations coopératives autonomes, régulaient la concurrence entre libres petits propriétaires. C’est ainsi que naquit le distributisme, où une quantité significative de familles détenaient des propriétés privées. Elles évitaient également l’absorption systématique des petites exploitations par les grandes [qui est un des fléaux du capitalisme moderne]. L’homme libre citadin, c’est le bourgeois, l’homme libre rural, attaché à un domaine, c’est le vilain (de villanus). Les corporations ou guildes étaient antérieures à la « révolution » communale. Il faut distinguer corporation de métier et confrérie, cette dernière ajoutant une dimension religieuse à la corporation. Les corporations assuraient systématiquement un service des pauvres. On se reportera à notre article AEC sur les Corporations (http://www.aecfrance.fr/le-christianisme-est-il-a-l-origine-du-capitalisme-6-la-question-des-c-a132633966) pour plus de détails, y compris sur les dérives et les excès de celles-ci. La Révolution anéantit au lieu de guérir le malade de ses excès, le tua (décrets d’Allarde et Le Chapelier, jamais rétablis puisque la loi Waldeck-Rousseau sur les syndicats (1884) est une loi encourageant la lutte des classes et la haine sociale, et en rien un rétablissement des bienfaits des corporations de métiers. On pourra également se reporter utilement aux ouvrages suivants : Gautier, « Histoire des corporations ouvrières », Paris,1877 et Fagniez, « Etudes de l’industrie et de la classe industrielle à Paris », Paris 1877 également.
Chartres_ vitraux offerts par des corporations (comme à Bourges)
La liste des saints patrons des différents métiers était déjà presque complète à la fin du Xème siècle, ce qui atteste de la maturité du régime corporatiste à cette époque. Cependant la corporation atteint sa pleine maturité au Siècle d’or de la Chrétienté, le XIIIème siècle. Elle constitue une personne morale, organisée, homologuée par l’autorité publique, exerçant une sorte de juridiction et habilitée à lever des ressources financières. C’est une petite cité dans la cité, pour paraphraser Albert Lecoy de Lamarche dans « La société au XIIIème siècle » (1880). Elle est bien intégrée aux municipalités. Bref c’est un corps intermédiaire de la société. C’est la raison de la haine libérale ou collectiviste contre elle : tout intermédiaire entre l’Etat (ou le Capital) et l’individu doit être supprimé. De plus, tout signe de hiérarchie de la société, d’ordre, doit être également banni.
L’ouvrier dans sa corporation avait la possibilité de devenir patron… Cela se passe de commentaire. L’autolimitation ou régulation du volume de production du secteur de métier, dans une région, faisait que l’investissement initial pour se « lancer » était raisonnablement à la portée d’un homme avisé et économe. Les corporations prohibent en général les coalitions entre patrons comme entre ouvriers, pour éviter les abus de position dominante et le lucre. Des magistrats internes, choisis parmi les plus recommandables, veillent au respect des règlements et ont les moyens d’infliger des amendes, voire davantage. Poinçons et marques sont spécialement surveillés. La spécialisation apparaît rapidement : dans le domaine de la tonnellerie par exemple : vrilliers, souffletiers, viroliers, plieurs de cerceaux, brunisseurs… (cf. Lecoy de Lamarche). Le manque de puissance mécanique et le manque de débouchés régulait la production, de même que le transport.
Ce régime distributiste évolua malheureusement vers le capitalisme actuel, concentration des moyens de production entre les mains de quelques-uns, non pas à cause de la révolution industrielle mais à cause de l’accaparement de ces moyens par une minorité qui les détourna du bien commun.
L’amorce de cette décadence date du XVIème siècle, et le XVIIIème siècle a vu sa pleine réalisation. La proportion entre la valeur des sols et la valeur des moyens de production changea aussi, en faveur des seconds. Les petits propriétaires paysans « grignotaient » progressivement les domaines des « landlords ». La confiscation des biens des grands monastères par Henry VIII au XVIème siècle bénéficia non pas à la Couronne comme prévu mais à une ploutocratie, une oligarchie très puissante qui accéda à la gouvernance du Royaume-Uni dans le siècle qui suivit, au détriment du pouvoir royal. En 1700 l’Angleterre était capitaliste, non du fait d’une révolution industrielle mais du fait d’une révolution économique et sociale, c’est la révolution des « enclosures » et la fin des communaux dont beaucoup de petits propriétaires dépendaient.
La mauvaise distribution de la propriété à l’issue de cette phase empêcha les guildes et communautés de financer elles-mêmes les évolutions techniques apportées par la révolution industrielle. La capitalisation de ces activités a été apportée par l’oligarchie. L’entrepreneuriat collectif avait cédé la place à l’entrepreneuriat solitaire. Un autre effet de cette concentration des richesses fut l’accroissement de la masse du prolétariat; il n’y avait plus de gouvernement fort pour défendre les communautés contre les ploutocrates.
Selon Belloc, le capitalisme est une transition entre deux états stables de la société. [La fréquence croissante des crises économiques et financières lui donne raison.]
5.1.4.1 Il comporte obligatoirement une exploitation des non-propriétaires par l’oligarchie des capitalistes, donc d’une majorité par une minorité. Un tel régime ne peut être stable ni durable. Pour deux raisons :
1 1) Les divergences croissantes entre la réalité et l’ordre moral sous-jacent à la société et au gouvernement ; [NDLR : même si cet ordre moral est de plus en plus minimaliste voire cynique]
2. 2) L’insécurité à laquelle ce régime condamne ceux qui ne sont pas capitalistes c’est-à-dire qui sont hors du cercle des propriétaires de capitaux et des moyens de production massifs.
Concernant la première raison (l’immoralité), l’impunité croissante des fraudes et de la corruption, la réduction croissante des pseudo-libertés politiques, le manque de transparence de beaucoup d’activités économiques, et enfin l’asymétrie dans le contrat de travail, entre des hommes libres politiquement et économiquement d’une part, et un homme qui a seulement le choix entre chômage et ce qu’on lui propose sans négociation possible. On peut également avancer que la loi positive cautionne certaines formes de fraudes qui sont récusées par la loi naturelle, dans le domaine du vol en particulier (voir les débats médiévaux concernant l’usure, le juste prix, le juste salaire, la justice commutative etc.) L’appareil légal et réglementaire et devenu une machine de protection des « droits » des possédants par rapport aux non-possédants. Ce qui se passe en France en 2020 ne vient pas démentir ces constats faits en 1912, et vient même les alourdir. La « mondialisation » est passée par là, de même qu’un débridement croissant du libéralisme.
S’agissant de la seconde raison (l’insécurité), elle découle du caractère accumulatif du capitalisme, qui ne se contente pas de satisfaire aux besoins des possédants mais est constamment à la recherche de plus de richesses, plus de profit, plus de production… ce qui n’était pas le cas du régime distributiste régulé localement, tel qu’évoqué au 2. La concentration permanente des pouvoirs économiques dans les grands groupes et autres conglomérats est une autre cause d’insécurité pour le reste de l’économie, de plus en plus asservie.
5.1.4.2 Il y a trois sorties possibles et stables à cette instabilité transitoire :
- - l'esclavage ou Etat servile, décrit en 1.
- - le socialisme (collectivisme)
- - la distribution large de la propriété privée.
Tout tourne autour du problème du contrôle des moyens de production. L’objectif d’un Etat servile, basé sur l’esclavage (une partie importante de la population n’a pas de troisième voie que l’asservissement ou la misère), n’est pas acceptable publiquement [NDLR : il l’est de façon masquée, et les réactions populaires le montrent bien.]
Le socialisme ne fait que déplacer le problème, car en supprimant toute forme de propriété privée il concentre celle-ci et donc le contrôle total (et la planification) des moyens de production (terre et outils) entre les mains d’une Nomenklatura, ce qui revient au capitalisme de quelques-uns, comme on l’a vu avec les diverses « expériences » communistes ou socialistes, et comme on le voit actuellement en Chine (communiste). Socialisme et capitalisme de quelques-uns conduisent tout droit l’un comme l’autre, et pour les mêmes raisons, à l’Etat servile. La pente naturelle, la ligne de moindre résistance, conduit le capitalisme de quelques-uns à l’Etat servile, sous la forme collectiviste qui en réalité n’est pas une appropriation collective équitable des moyens de production et des terres, mais une confiscation par la nomenklatura donc une forme différente du capitalisme de quelques-uns. On tombe donc dans les deux cas (capitalisme de quelques-uns et tentative de collectivisme) sur l’Etat servile. L’autre problème que pose le collectivisme (socialisme) est la confiscation des propriétés des plus gros possédants : le rachat (buy-out) n’est pas possible en pratique sauf changement révolutionnaire (Angleterre au XVIème siècle, confiscation des biens de l’Eglise en France au XVIIIème et au XIXème/XXème siècle etc.) Belloc distingue deux principaux types de socialistes : l’idéaliste (doctrinaire) pour qui le socialisme est une fin en soi, et le pragmatique qui pense que la collectivisation des moyens de production est le seul moyen de sortir des abus du capitalisme.
La troisième voie, le Distributisme, soulève la question de la récupération des biens détournés par une minorité, de la même façon que le collectivisme même si le point d’arrivée n’est pas du tout le même.
Belloc ne conclut pas vraiment, ne donne pas de pronostic précis. 100 ont passé depuis la publication de son livre. Les faits confirment que la tendance naturelle, la ligne de plus grande pente, du capitalisme « de quelques-uns » pousse bien vers l’Etat servile. Les révolutions industrielles et techniques qui se sont succédé à cadence accélérée depuis 1912, ainsi que la mondialisation des échanges et de la production, ont renforcé cette tendance. La société numérique, que Belloc ne pouvait pas prévoir, fournit les cadres optimaux pour une avancée supplémentaire vers l’Etat servile, l’état de servitude de la majorité des individus. D’autant que l’isolement systématique des individus (sans doute inimaginable du temps de Belloc et de Chesterton) rend encore plus facile cet aboutissement.
Le titre anglais est difficilement traduisible. Dans la traduction française « Plaidoyer pour une propriété privée anti-capitaliste » Editions de l’Homme Nouveau, 2016, présentée par Philippe Maxence comme un des principaux ouvrages de réflexion politique de Chesterton, l’auteur cherche à unir le plus possible deux principes fondamentaux de la doctrine sociale de l’Eglise, à savoir la propriété privée et la destination universelle des biens. La vision sociale et économique qu’il propose comme alternative au capitalisme (sous toutes ses formes) et au socialisme porte le nom de «distributisme», mais il ne la détaille pas beaucoup dans ses dispositions pratiques, au-delà de quelques exemples un peu anecdotiques sur les petits ateliers privés alimentés en électricité par un même gros barrage hydraulique ; ou encore «de petites guildes locales fonctionnant sur le principe du partage ou plus exactement de la division du profit.» Le distributisme de Chesterton ou d’Hilaire Belloc, ou encore d’Arthur J. Penty ou de l’abbé José-Maria Arizmendiarreta avec les coopératives Mondragon sont toutes des tentatives de mettre en pratique les enseignements de Rerum Novarum (1891) puis des développements sur la notion de justice sociale de Quadragesimo Anno de Pie XI. Sa description du «grand commerce» n’est autre qu’une anticipation de la grande distribution mondialisée.
«… l’individualisme un peu louche qui se gargarise de cette notion d’entreprise privée.»
Définition du capitalisme par Chesterton : « Ensemble de conditions économiques permettant à une classe de capitalistes, facilement reconnaissable et relativement restreinte, entre les mains de laquelle est concentrée une si grande proportion du capital que la grande majorité des citoyens se voit contrainte de servir ces capitalistes en échange de salaires…. Ce mode particulier de distribution du capital exclusivement sous forme de salaire… »
Unir par des liens indissolubles la propriété privée et la destination universelle des biens. Les monopoles détruisent la propriété privée. Le capitalisme prive les salariés de capital, en le leur distribuant sous forme de salaires. C’est une forme de servage. Pour Chesterton « Capitalisme= concentration des capitaux et des pouvoirs entre les mains d’une minorité. »
La célèbre formule: « Le problème du capitalisme, ce n’est pas qu’il y ait trop de capitalistes, c’est qu’il n’y en a pas assez. » Le distributisme propose précisément la plus large répartition possible de propriété privée. Malheureusement on se contente habituellement de la boutade, sans voir que ce n'en est pas une.
Socialisme et capitalisme s’attaquent à la liberté de deux façons différentes mais redoutables.
Il propose également une définition [un peu restrictive] du socialisme : «Système politique qui rend les gouvernements responsables de tous les processus économiques inhérents à une société.»
«Je pense que le grand magasin est un mauvais magasin. Je le trouve mauvais non seulement au sens moral mais même au sens mercantile du terme et je pense qu’y faire ses emplettes est non seulement une mauvaise action mais une mauvaise affaire. J’estime que le grand magasin n’est pas seulement vulgaire et insolent mais incompétent et inconfortable ; je nie même l’efficacité de sa vaste organisation.»
- une taxation des contrats visant à décourager la vente de la petite propriété à la grande propriété et inversement à encourager le morcellement de la grande propriété
- la suppression de la primogéniture et la révision des lois de successions inspirées du code napoléonien
- l’instauration d’une justice gratuite pour les pauvres afin de protéger la petite propriété contre la grande
- la protection de certaines expériences de petite propriété à l’aide de tarifs préférentiels voire de barrières douanières
- le versement de subsides destinés à favoriser l’essor de telles expériences
- la création d’une ligue de volontaires destinée à mettre en œuvre et surveiller de telles expériences etc.
Chesterton résume la situation de son époque [a fortiori de la nôtre !] par un état de fait qui amène l’employé à vivre d’une allocation de l’Etat et l’employeur d’un découvert bancaire.
« Un système de petites guildes locales fonctionnant sur le principe du partage ou plus exactement de la division des profits [et des pertes ?] qu’il convient de ne pas confondre avec le patronage capitaliste. »
Un long chapitre est consacré à la formule « la propriété est un dépôt », qui est beaucoup plus ambiguë en anglais qu’en français : «Property is a trust.» Dans l’esprit des bien-pensants, cela signifie une responsabilité vis-à-vis de ce dépôt confié, qui est évidemment absente de celui des dirigeants des grands trusts, dont selon Chesterton le credo se résume à : impersonnalité, irresponsabilité, irréligiosité. Remplacer ce filet à triple maille par un filet de « pêcheur d’hommes » : tel est, ni plus ni moins, le programme de Chesterton.
Chesterton recommande toute action locale, à portée de chacun, visant à freiner l’expansion du grand capitalisme et à favoriser les réseaux locaux. La modification de plusieurs lois permettrait également cette entrave.
«Je voudrais voir le paysan consommer ce qu’il produit plutôt que se contenter de le vendre.»
«La société a grand besoin d’hommes qui subviennent à leurs propres besoins. Je le dis essentiellement parce que sans eux la civilisation moderne a perdu son unité.»
«Nous ne sommes pas tenus d’être plus riches, plus affairés, plus efficaces, plus productifs ou plus progessifs, si tous nos efforts ne tendent pas à nous rendre plus heureux.»
Le livre de Chesterton « What’s Wrong with the World » (1910) apporte peu d’éclairages supplémentaires sur le distributisme).
Le distributisme est une 3ème voie de nature différente du capitalisme et du socialisme. Capitalisme et socialisme sont d’un côté, distributisme de l’autre. Les abus du laissez faire ont conduit à Rerum Novarum d’une part, au socialisme marxiste de l’autre.
Keynes a cherché à corriger le capitalisme (par la taxation des plus riches et la redistribution par transfert) mais il a laissé en place les éléments fondamentalement injustes de ce système.
Pour le socialisme c’est la propriété privée qui est à l’origine des classes, et qu’il faut donc supprimer. La monnaie n’étant qu’un moyen de transfert de propriété privée, il faut aussi la supprimer.
Le distributisme base la société sur la subsidiarité, y compris dans le domaine économique.
La pyramide de la subsidiarité : famille- église/association locale/guilde – ville – comté/département – région- état/nation- empire. Chaque niveau tient son autorité de sa nature et de son existence, il ne la tient pas des niveaux inférieurs (exemple des parents et des enfants). Le niveau supérieur administre le bien commun des niveaux inférieurs.
Le distributisme n’est pas réconciliable non plus avec le « socialisme chrétien » (démocratie chrétienne) : Tawney, George, Polanyi. Pas de nationalisations dans le distributisme ; pas de co-propriété entre l’Etat et les salariés de l’entreprise. Refus de l’usure par le distributisme.
Selon l’article de Richard Aleman, le distributisme diverge du capitalisme sur les points suivants (!!) : anthropologie (nature de l’homme), objet et finalité de l’activité économique, usure (intérêt), maximisation des richesses (token wealth), rôle et légitimité de l’Etat, signification de la subsidiarité, subordination de l’économie à des sciences plus élevées [telle l’éthique], rôle de la monnaie, nature de la richesse, économie de marché, régulation, libre-échange, morale de l’économie (naturelle et religieuse), notion même de liberté.
Il y a un déséquilibre dans la séparation des capitaux et du travail, en faveur du capital. Ce déséquilibre est garanti par des lois.
Un problème du capitalisme est qu’il s’appuie sur une morale utilitariste.
La société est distributiste quand le travail associé au capital est réalisé par un nombre significatif (determining amount) de propriétaires de ce capital.
Le capitalisme encourage la convoitise (greed) [ce qui conduit à produire et consommer sans cesse davantage], le distributisme la considère comme mauvaise et la rejette. Voir aussi Stiglitz « The Triumph of Greed », 2010.
Le distributisme reproche aux économistes de ne pas tenir compte des différentes dimensions de la personne humaine ni même de la nature humaine ; de ne regarder les humains que comme des quantités économiques. Les économistes pensent que leur science est spéculative (théorique ?) alors qu’elle est pratique (appliquée ?) L’économie n’est pas la science de la monnaie ou du calcul des profits mais la science des comportements dans les transactions nécessaires à la satisfaction des besoins des familles ou des personnes.
La liberté s’obtient en protégeant les devoirs des uns et des autres.
Le but du distributisme est d’étendre la distribution du pouvoir économique et du pouvoir politique, selon le principe de subsidiarité conjugué à la propriété privée la plus répandue possible. Corriger la double inversion : finance > industrie > besoin des personnes et Etat > administrations > familles, qui fait tourner les deux systèmes (un seul en fait) à l’envers. Les niveaux supérieurs sont là pour servir les niveaux inférieurs. Les pouvoirs politiques locaux doivent contrôler l’économie locale.
Viser un état de la société où les familles, en nombre suffisant pour être déterminant, sont propriétaires de la terre, des moyens de production et sont en même temps agents de production.
Les distributistes sont contre les grosses structures qui brident ou annihilent la liberté et la créativité des petites structures. La prolifération des « brasseries artisanales » depuis 20 ans semble illustrer positivement l’intérêt et la faisabilité du distributisme.
Les grandes structures ont de grands effets (négatifs souvent) sur l’environnement. Les petits ont de petits effets (en général). Big business, big problems, little business, little problems.
La fiscalité excessive (et a fortiori confiscatoire) est destructrice de la petite propriété et favorise la grande.
Selon un article de Chesterton, le « capitalisme » devrait être appelé « prolétarianisme » pour correspondre à la réalité. Mais c’est ambigu également ! A cause de la dictature du prolétariat. Le capitalisme réel n’est ni une féodalité, ni un esclavage, ni un socialisme, ni un distributisme.
Importance de la notion de régulation, via les Corporations de métiers (que Chesterton et Belloc appellent Guildes.)
Le programme distributiste (1934, par la Distributist League) :
- Restreindre les distorsions de concurrence
- Favoriser la redistribution de la propriété
- Créer les conditions favorisant la petite propriété
- Partager la propriété des industries nécessitant des effets d’échelle [masse critique]
- Protéger la petite propriété notamment en taxant fortement les gros acheteurs de petites propriétés
- Supprimer la primogéniture, en s’inspirant du code Napoléon
- Favoriser les expérimentations de petite propriété et petite production [on dirait start-up écologiques de nos jours ?] avec des tarifications spéciales protectrices
- Encourager le retour à la terre
- Diffuser et promouvoir les principes distributistes.
En pratique, la Grande-Bretagne fit exactement le contraire et la grande distribution absorba ou détruisit la petite.
Les distributistes furent évidemment influencés par la Grande Dépression de 1929-1930. Chesterton mourut en 1936…
Le capitalisme est basé sur l’idée fausse que l’individu est l’entité élémentaire de la société. Non, c’est la famille.
L’autorité d’un niveau de la société subsidiaire est déterminée par le rôle que ce niveau doit jouer, et non par le consentement des niveaux inférieurs. La subsidiarité implique la solidarité.
Les membres des corporations de métiers étaient des « free lance » communautaristes, propriétaires de leurs outils de travail, mais régulant d’un commun accord la concurrence sans la supprimer pour autant et évitant les concentrations excessives par absorptions. Le commerce n’était donc pas une compétition entre capitalistes (détenteurs de capitaux et manieurs d’argent) mais entre acteurs économiques propriétaires et producteurs, prenant en compte toutes les dimensions de la vie humaine.
Le fait que la mise en pratique de Rerum Novarum par des laïcs ait trouvé dans le monde anglo-saxon (Grande-Bretagne, Irlande, Etats-Unis) un terrain plus favorable qu’en France, comme on vient de le voir, ne laisse pas d’intriguer. En effet, le catholicisme social y a été un courant très puissant au XIXème siècle, avec des figures de proue du calibre des La Tour du Pin, Albert de Mun, Léon Harmel, Philibert Vrau, Louis Veuillot etc. Comme en Allemagne, avec un Mgr Ketteler, apôtre de la subsidiarité, relayé ensuite par le Père Lehmkuhl sj.
Pour cela il est utile de se référer actes du colloque de 1991 sur Rerum Novarum de l’Ecole française de Rome, n° 232 : écriture, contenu et réception de l’encyclique, dans différents pays et par différentes catégories d’acteurs. On y lit notamment que Léon XIII fit tout pour ne pas être l’instrument de telle ou telle école de catholicisme social (Fribourg, Allemagne, France, Italie, etc.) mais fut attentif aux observations d’un cardinal Manning ou d’un cardinal Gibbons.
Même si la France avait un problème spécifique que n’avait pas à régler le monde transatlantique, à savoir la relation du catholicisme avec la République (cf. le Ralliement du même Léon XIII avec « Au milieu des sollicitudes », 1892) on comprend mal qu’une école de distributisme dérivé de Rerum Novarum n’ait pas éclos. L’œuvre des cercles catholiques d’ouvriers connaissait en 1890 une crise grave, certes. Marc Sangnier fondera en 1894 Le Sillon, avec la dérive moderniste qui lui valut la lettre pontificale Notre charge apostolique du futur saint Pie X (1910). L’esprit du Sillon ne disparaîtra pas, et retrouvera toute sa vigueur quelques décennies plus tard. La réception de l’encyclique par les évêques français, au-delà de la déférence due aux enseignements pontificaux, est très variable (op. cit. pp 291 à 318, par Jean-Dominique Durand). Certains déclinent ou font décliner de façon détaillée Rerum Novarum pour favoriser son application à la lettre, d’autres préfèrent en retenir la notion de justice sociale, d’autres celles de charité. Le rôle de l’Etat est une ligne de division dans la réception, dans un contexte où le socialisme commence à peser de tout son poids. Toujours est-il que les tentatives de « mise en musique » de l’encyclique (Manuel social chrétien du Père Dehon, Catéchisme social de Mgr Lecot etc.) ne sont pas accompagnés par des intellectuels de la même façon qu’en Angleterre (Belloc, Chesterton…) Peut-être à cause du clivage « catholicisme social » vs « démocratie chrétienne ». On pourra se reporter, sur la sociologie de ce clivage, aux ouvrages académiques ou plus succinctement dans mon précédent article http://www.aecfrance.fr/dse-et-liberalisme-economique-un-ralliement-de-trop-1ere-partie-a187977828, au paragraphe 3.1.2 « Quelques catholiques hostiles au libéralisme économique voire au capitalisme tout court ».
Toujours dans le même ouvrage, les pages 385 à 388 (rédigées par Pierre Savard) nous apprennent que Rerum Novarum fut reçue facilement par les catholiques anglo-saxons « minoritaires vivant dans des pays de séparation de l’Eglise et de l’Etat (ex.Etats-Unis) et dans des pays où « la plupart des catholiques pratiquants sont des prolétaires », alors que « l’encyclique embarrasse bien des catholiques dans des pays de vieille catholicité de l’Europe occidentale »… « Combien de catholiques qui jusque-là s’étaient cru « sociaux » se sont brusquement rendus compte que le Saint-Siège rendait désuètes leurs positions, étant donné qu’elles se trouvaient plus proches de la charité traditionnelle que de la justice ! » Par ailleurs le moment était sans doute peu favorable à un accueil triomphal, dans des pays comme le Portugal, l’Autriche ou le Canada francophone.
Bernard Aspinwall, auteur de la contribution « Rerum Novarum in the Transatlantic World » (op.cit. pp. 465– 495) ne consacre que quelques lignes, parmi les réactions à l’encyclique, au mouvement de « retour à la terre » (Catholic Back To The Land Movement), et cite indirectement Belloc. Le distributisme n’est pas mentionné. Ce n’est donc pas là que nous trouverons réponse à la différence de succès (relatif) de ce mouvement de pensée et d’action, en France et au Royaume-Uni.
Il est probable que le catholicisme français et le catholicisme anglais, placés dans des environnements très différents politiquement et socialement, ont pris deux routes différentes : celle de la mise en conformité du catholicisme avec la démocratie républicaine, en France, et celle du pragmatisme socio-économique, notamment avec le distributisme, en Angleterre.
C’est une économie de répartition plus que de distribution au sens du distributisme de Belloc-Chesterton. Le fondateur de l’économie distributive est Jacques Duboin (1878-1976) auteur notamment de « La Grande Relève des hommes par la machine » (1932), « Économie distributive de l’abondance » (1945). On trouvera au paragraphe 4 un court développement du distributisme de Duboin.
Jacques Duboin (1878-1976)
Sa vision de l’économie distributive se propose de gérer l’abondance et non la rareté, et repose sur cinq grands principes :
ü une monnaie distributive, une monnaie de consommation, correspondant à l'activité économique et ne permettant aucune spéculation ;
ü un revenu de base universel ;
ü un partage du travail lié à la signature d'un « contrat social » ;
ü une démocratie locale et participative ;
ü la propriété d'usage.
Pour en savoir davantage sur l’économie distributive de Duboin et ses disciples :
https://www.economiedistributive.fr/Principes
On pourra lire aussi l’ouvrage de Jean-Paul Lambert, « Le distributisme éthique et politique, la grande relève de la machine par les hommes », L’Harmattan 1998 https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=7&razSqlClone=1
Il ne semble pas qu’ aient existé des échanges entre Duboin et l’école anglaise du distributisme, qui nous occupe. Sans avoir étudié Duboin et sa doctrine, il semble qu’il existe des divergences fondamentales entre la vision collectiviste de Duboin et la vision catholique de Belloc et Chesterton et leurs émules. Un panorama général du distributisme (ou distributivisme, ou distributionnisme…) figure dans ce site : https://www.revenudebase.info/actualites/bref-historique-du-distributisme/ On notera que beaucoup d’initiatives pratiques ou intellectuelles dans le domaine de l’économie sociale tangentent ou se réclament du distributisme, éventuellement un peu accommodé.
[1] En revanche ce sont bien les niveaux inférieurs qui à un moment donné décident de confier à un niveau supérieur le soin et les moyens de régler des problèmes communs (sens de circulation sur les routes, d’un pays à l’autre, par exemple). La subsidiarité se construit « bottom-up » mais une fois construite elle s’exerce « top -down », comme le dit Aleman et comme le faisaient les Romains (ex alto...)