• Jacques Bichot : « Le bureaucrate se prend pour “le phénix des hôtes de ces bois” »

    Interview de Jacques Bichot publiée par Le Point le 22 avril 2020. Télécharger la version pdf.

    1. La bureaucratie est-elle vraiment une exception française ?

    Certes non ! C’est une manière de régenter la vie des gens qui se pratiquait bien avant notre ère, par exemple en Égypte, et que l’on retrouve aujourd’hui sous des formes diverses dans le monde entier.

    Sans les scribes les pharaons n’auraient pas pu mobiliser une grande partie de la force de travail pour construire temples et pyramides. Les camps de concentration nazis fonctionnaient grâce à une bureaucratie inhumaine mais efficace. Les seigneureries médiévales tiraient leurs ressources d’une définition précise, écrite, des redevances dues par les paysans. La bureaucratie est un mode d’organisation du pouvoir et de la vie en société largement répandu, et ce depuis des millénaires. Elle a de bons et de mauvais usages.

    2. Depuis Courteline, les Français ne cessent de fustiger la paperasserie émanant des « ronds de cuir ». Pourquoi ne sont-ils toujours pas venus à bout du « microbe de la bureaucratie » ?

    Parce que la vie de sociétés complexes regroupant beaucoup de personnes requiert une organisation, des règles, des formes de commandement, précises, dépourvues d’ambiguïté, et stables. L’écriture (sur papier ou électronique) ne fige pas les règles mais elle les précise et, si les chefs sont raisonnables, leur donne une certaine pérennité.

    L’expression « microbe de la bureaucratie » est judicieuse si elle suggère que la bureaucratie n’est pas mauvaise en soi, mais lorsqu’elle a été infectée par un microbe qui la rend excessive et la met au service d’ambitions égoïstes. Il existe une « bonne » bureaucratie, au service du bien commun, et une « mauvaise » bureaucratie, qui fait obstacle à l’esprit d’initiative, à la créativité, à l’efficacité.

    La paperasserie, forme très répandue de la bureaucratie, se développe particulièrement lorsque les hommes politiques, incapables d’agir sur la réalité, compensent en redoublant d’action sur les textes, plus malléables que les hommes. L’addiction à la production et à la modification des textes officiels a des points communs avec l’addiction à l’alcool. Souvent un homme boit pour oublier ses échecs, la médiocrité de sa situation ; les hommes politiques et les hauts fonctionnaires, eux, pondent des textes inutiles. Et, de même que l’alcoolique rend malheureux sa famille, ses compagnons de travail, de même les bureaucrates (à commencer par les ministres et présidents bureaucrates) rendent-ils malheureux leurs « administrés » en leur compliquant inutilement la vie.

    3. Le bureaucrate a l’art de compliquer, expliquez-vous dans votre livre Le labyrinthe. Et il utilise, selon vous, cette complication comme méthode de gouvernement, comme instrument de pouvoir sur les hommes. Expliquez-nous.

    Un bureaucrate s’occupe souvent d’un domaine assez limité, dans un système cloisonné. Prenons-en un, par exemple, affecté à la signalisation routière. Comme chacun de nous, il se prend pour « le phénix des hôtes de ces bois », à l’instar du corbeau de La Fontaine. Et il a envie de faire entendre son ramage : de donner moult consignes, de rédiger moult textes, de faire implanter ou modifier moult panneaux routiers, etc. : son « moi » l’exige, sa fonction doit avoir une importance aussi voisine que possible de celle de son ministre.

    Dans une forte proportion des cas, le ministre des transports est content de voir son subordonné lui donner l’occasion d’expliquer à ses concitoyens combien il est actif dans ses fonctions et à leur service. Et comme il n’y a pas, ni à l’Élysée ni à Matignon, que des Pompidou, des hommes d’État capables de dire à leurs ministres « arrêtez d’emmerder les Français », les bureaucrates sont peu freinés quand ils commettent des abus de pouvoir ou de réglementation. Que leur importe quelques manifs de gilets jaunes ?

    4. L’État a-t-il vraiment le monopole de la complication ? Les entreprises ne sont pas en reste, non ?

    L’État n’a pas le monopole de la complication. L’Union européenne, les collectivités territoriales et aussi les entreprises en produisent. Certaines en tirent profit : ainsi des modifications techniques inutiles servent-elles à faire remplacer un matériel ou des logiciels qui donnaient complète satisfaction, provoquant ipso facto un gaspillage. Les grands de l’informatique disposent d’un pouvoir qui ressemble à celui des administrations : il faut passer sous leurs fourches caudines. L’induction d’une dépendance au fournisseur est hélas une stratégie fréquente.

    Et, comme dans toute organisation, les jeux de pouvoir internes à l’entreprise débouchent parfois sur la mise en place de solutions compliquées, résultat sous-optimal d’une négociation interne entre baronnies qui sont rivales alors même que le succès de l’entreprise dépend largement de la qualité de leur coopération. La multiplication des rapports, notes de service et réunions fait partie de la bureaucratie.

    5. Tous les gouvernements promettent pourtant de simplifier les règles et les normes. Cette volonté simplificatrice ne produit-elle pas des résultats ?

    Les rapports publics annuels du Conseil d’État alertent depuis plusieurs décennies sur l’inflation et l’instabilité des règles et des normes. Les lois sont de plus en plus nombreuses et longues ; elles requièrent toujours plus de décrets d’application.

    Ainsi le projet de loi retraite, resté inachevé après son passage à l’Assemblée en raison de l’épidémie de Covid-19, est-il un monument de 129 pages. Ce projet de loi vise à simplifier radicalement notre système constitué d’une quarantaine de régimes différents ; les difficultés qu’il a rencontrées montrent combien simplifier une accumulation de dispositions hétéroclites est compliqué !

    Qu’obtient-on au terme des chantiers de simplification ? Souvent, un surplus de complication, car les négociations fournissent une occasion rêvée à tous les porteurs de revendications. Le « savoir-faire-simple » est une qualité qui a déserté les palais nationaux.

    6. Depuis le début de la crise du COVID-19, le pouvoir politique vante la solidité de notre État et la compétence de nos hauts-fonctionnaires. À raison ?

    Notre État est solide à certains égards, et fragile à d’autres. Les Français comptent sur lui, ont le sentiment d’être citoyens d’un pays qui a vécu bien des épreuves, qui a souvent été mal dirigé, mais qui finit toujours par s’en tirer. La confiance dans le Président, le Gouvernement, le Parlement, l’Union européenne, est modeste, mais peu de Français imaginent leur pays menacé de disparition.

    Le Français est râleur, mais l’incendie de Notre-Dame le touche profondément, il tient à sa patrie et n’imagine pas qu’elle puisse ne pas se relever des épreuves. Le sondage effectué après l’allocution du chef de l’État annonçant le maintien du confinement jusqu’au 11 mai montre une opinion raisonnablement confiante.

    Mais cela ne veut pas dire que le Français moyen considère l’État comme étant bien dirigé, et administré par des « grands commis » compétents. Il voit que nous allons avoir du mal à nous sortir du pétrin où nous ont fourrés, non seulement les virus, mais aussi les faiblesses du gouvernement « à la française ». Et il manifeste ce scepticisme, y compris en manifestant. Hommes politiques et hauts-fonctionnaires seraient bien avisés de se remettre en cause, car il existe dans la population un sentiment de mal-gouvernance qu’accentuent les déclarations publiques d’autosatisfaction. Le bulletin scolaire de nos éminences porte le tampon « peut mieux faire » !

    7. Quelles failles de notre appareil étatique cette crise sanitaire met-elle en lumière, selon vous ?

    Prenons deux exemples. Depuis plus de dix ans, les Agences régionales de santé ont poussé à la réduction du nombre de lits dans les hôpitaux. La sortie quelques heures après l’opération devait réduire fortement les dépenses hospitalières en même temps que le nombre de lits. En réalité, un lit inoccupé ne coûte pas grand-chose et un lit occupé par une personne récemment opérée coûte moins que l’intervention à domicile d’un infirmier libéral. Le service rendu est plus coûteux, alors que l’Administration a choisi cette formule pour faire des économies.

    Second exemple, l’usine de fabrication de masques de Plaintel, en Bretagne, qui pouvait en produire de grandes quantités. Les autorités dites compétentes ont autorisé son rachat en 2018 par une entreprise de santé américaine, qui a fermé le site, démantelé l’usine et transféré la production dans un pays à main-d’œuvre bon marché. Bravo pour la compétence, pour le sens des intérêts stratégiques de la France !

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