• Jean-Yves Naudet : La société civile selon Benoît XVI

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     ACTUALITÉ DE LA DOCTRINE SOCIALE DE L’EGLISE

    Quatrième colloque organisé par l’Association des Économistes Catholiques et l’Association pour la Fondation de Service Politique

    Jean-Yves Naudet : La société civile selon Benoît XVI

    CARITAS IN VERITATE : UN APPEL A LIBÉRER LA SOCIÉTÉ CIVILE

    LA SOCIÉTÉ CIVILE SELON BENOÎT XVI

    par

    Jean-Yves NAUDET

    Professeur à l’Université Paul Cézanne (Aix-Marseille III) Président de l’Association des Économistes Catholiques 

    Jean-Yves Naudet : La société civile selon Benoît XVI 

     

    Benoît XVI n’est pas le premier pape à utiliser le terme de société civile, mais les mots sont ici souvent trompeurs, ou évolutifs. C’est ainsi que Léon XIII, dans Rerum novarum, en 1891, le texte fondateur de la Doctrine sociale de l’Eglise, parle de la société civile dans un sens radicalement différent. Pour lui, société civile s’oppose à société ecclésiale, à l’Eglise, et donc société civile inclut tout ce qui n’est pas religieux, aussi bien les corps intermédiaires, que l’Etat et la société politique. Le Pape précise (Rerum novarum § 38) « la société civile a été instituée pour protéger le droit naturel, non pour l’anéantir, c’est pourquoi une société civile qui interdirait les sociétés privées, s’attaquerait elle-même, puisque toutes les sociétés, publiques et privées, tirent leur origine d’un même principe, la naturelle sociabilité de l’homme ».

    Ce n’est évidemment pas en ce sens que Benoît XVI utilise, dans une proportion jusque là inégalée dans une encyclique sociale, ce terme de « société civile ». On est plus proche – mais il faudra tout à l’heure nuancer – des fameux corps intermédiaires, supprimés largement à la Révolution, notamment avec la disparition des corporations, et réclamés par le catholicisme social tout au long du 19e siècle. Pie XI faisait allusion à ces corps intermédiaires dans Quadragesimo anno, en 1931, de manière significative à propos de la subsidiarité (§ 86-88). Jean XXIII les évoque dans Pacem in terris (§ 53). Le Concile Vatican II y revient dans Gaudium et spes (§ 75-2), parlant des familles, des groupes, des associations familiales, sociales et culturelles, et, explicitement, des « corps et institutions intermédiaires ». Paul VI souligne, dans Populorum progressio, le rôle de « l’action des individus et des corps intermédiaires » pour assurer le succès du développement. Ceux-ci permettent d’éviter « le péril d’une collectivisation intégrale », « négatrice de liberté » (§ 33). Jean-Paul II en parle dans Laborem exercens (§ 14-7) en demandant de « donner vie à une série de corps intermédiaires, à finalité économique, sociale et culturelle, ces corps jouissant d’une autonomie effective vis-à-vis des pouvoirs publics ».

    Même si le terme de société civile jusque-là est peu ou pas utilisé, ce qui est visé par les corps intermédiaires, c’est la société civile au sens de la science politique, au sens en particulier de Tocqueville, c’est-à-dire tout ce qui existe entre l’individu et l’Etat, et que la Révolution a largement cherché à faire disparaître. Les corps intermédiaires, ou société civile, ainsi définis, comprennent donc aussi bien les associations que les institutions religieuses ou les institutions économiques, à commencer par l’entreprise. De manière très significative, le terme de corps intermédiaires, dans l’ouvrage du CERAS, sur le discours social de l’Eglise catholique, qui regroupe toutes les encycliques sociales, renvoie d’ailleurs au terme de subsidiarité.

    Le vocabulaire change dans Centesimus annus de Jean-Paul II, où il rappelle (§ 7) que « s’associer est un droit naturel de l’être humain et, par conséquent, un droit antérieur à sa reconnaissance par la société politique. En effet, il n’est pas au pouvoir de l’Etat d’interdire leur existence ». Et Jean-Paul II d’insister (§ 11) « sur les nécessaires limites de l’intervention de l’Etat et sur sa nature de simple instrument, puisque l’individu, la famille, la société, lui sont antérieurs et que l’Etat existe pour protéger leurs droits respectifs, sans jamais les opprimer ». Mais le mot société civile n’est pas prononcé, sauf une seule fois, par Jean-Paul II.

    Il va même jusqu’à créer une expression nouvelle qui est celle de « personnalité de la société » (ce qui correspond exactement à la société civile). Il affirme que « selon Rerum novarum et toute la Doctrine sociale de l’Eglise, le caractère social de l’homme ne s’épuise pas dans l’Etat, mais il se réalise dans divers groupes intermédiaires, de la famille, aux groupes économiques, sociaux, politiques et culturels, qui, découlant de la même nature humaine, ont – toujours à l’intérieur du bien commun – leur autonomie propre. C’est ce que j’ai appelé la personnalité de la société, qui, avec la personnalité de l’individu, a été éliminée par le socialisme réel » (§ 13).

    Je laisse donc de côté les définitions de la société civile qui viennent de la philosophie, ou de la science politique, dont on parlera dans la conférence suivante, pour me concentrer sur les encycliques sociales et, plus précisément désormais, sur Benoît XVI. En effet, dans la conception habituelle, à la Tocqueville, la société civile, c’est tout ce qui serait volontaire, et non coercitif, et donc elle inclut la société marchande, comme la société non-marchande. Bien sûr, elle n’est pas sans lien avec la société politique, puisqu’elle est, pour Tocqueville, le lieu d’apprentissage de la démocratie et elle doit exercer un contrôle sur l’administration politique. Elle est aussi la sphère où les individus apprennent à coopérer en petits groupes et donc, d’une certaine façon elle joue un rôle politique et, en même temps, elle produit des services communautaires. Elle est aussi source d’éthique. Tout cela est vrai.

    Et Benoît XVI ? Il est sans doute le premier Pape à utiliser à nouveau le terme de société civile, d’une manière systématique et nombreuse, pour évoquer les corps intermédiaires, ou la personnalité de la société, mais il le fait dans un sens un peu différent, et en donnant une autre définition de la société civile, c'est-à-dire en distinguant la société marchande et la société civile, les deux étant distincts de la société politique. Il n’y a donc plus la société civile et l’Etat, mais une pièce à trois acteurs : le marchand, le politique, la société civile. Le terme de société civile, jusque-là presque quasiment absent des encycliques sociales, en tout cas au sens moderne de l’expression société civile, est au contraire présent dix fois dans Caritas in veritate (§ 24, § 38-2 fois, § 39, § 41, § 47, § 58, § 60, § 64, ainsi que dans le titre du chapitre 3). C’est dire l’importance que Benoît XVI y attache. Le Compendium, sur la Doctrine sociale de l’Eglise, qui a été écrit évidemment avant Caritas in veritate, mais qui est assez récent (il date de 2005), l’utilise pour sa part 12 fois. Donc, c’est une évolution dans le vocabulaire de la Doctrine sociale de l’Eglise, évolution que Benoît XVI accentue.

    Il y a un contraste sensible vis-à-vis de son prédécesseur immédiat, puisque cette expression de société civile est absente de Laborem exercens ou de Solicitudo rei socialis, et n’est présente qu’une fois dans Centesimus annus, dans le fameux paragraphe 42, consacré au capitalisme et à la distinction entre le bon et le mauvais capitalisme. Et si le terme se trouve incidemment, une fois ou l’autre, chez Paul VI, ou Jean XXIII, Benoît XVI est indiscutablement le premier à l’employer dans le sens spécifique que j’ai indiqué.

    Benoît XVI avait d’ailleurs déjà cité une fois cette expression dans l’une de ses encycliques antérieures, Deus Caritas est (§ 30), en affirmant : « ainsi, la solidarité exprimée par la société civile dépasse de manière significative celle des individus », mais il ne s’agissait pas au sens strict d’une encyclique sociale. La première nouveauté, c’est donc cette insistance sur la société civile, y compris même dans le titre de l’un des chapitres, le chapitre 3, de Caritas in veritate. La question qui se pose est donc de savoir en quel sens il emploie ce terme. Evidemment pas au sens de Léon XIII et du 19e siècle, mais pas non plus totalement au sens de Tocqueville, puisque Benoît XVI distingue trois domaines, trois sujets, dit-il. Il faut donc dans un premier temps définir précisément cette société civile dans Caritas in veritate et, dans un second temps, comprendre que l’idée essentielle de Benoît XVI sur ce point est le fait que l’éthique de la société civile doit irriguer la logique marchande et la logique politique.

    I – La définition de la société civile dans Caritas in Veritate

    Il faut partir de l’anthropologie naturelle et chrétienne qui sous-tend Caritas in Veritate, avec la dimension à la fois personnelle et communautaire de l’homme. Bien entendu, et c’est le thème central de l’encyclique, « l’amour dans la vérité, dont Jésus s’est fait le témoin dans sa vie terrestre et surtout par sa mort et sa résurrection, est la force dynamique essentielle du vrai développement de chaque personne et de l’humanité tout entière » (§ 1). Or, comme l’a rappelé Jésus, seule « la vérité vous rendra libre » (Jean 8,32). Rechercher la vérité, c’est rechercher la vraie liberté. Par ailleurs, l’amour, la charité, impliquent par nature, une relation à l’autre et donc une dimension communautaire. Dire que l’homme est un animal social, un animal politique, comme le faisait Aristote, n’est pas propre au christianisme, mais le christianisme va plus loin en envisageant cette dimension sociale et communautaire sous l’angle de la charité et de l’amour, « la charité est la voie maitresse de la Doctrine sociale de l’Eglise » (§ 2).

    Il n’y a donc pas de vie économique sans dimension communautaire, sans être tourné vers l’autre. Il n’y a évidemment pas de vie politique sans être au service des autres, et il n’y a pas de vie familiale, ou associative, notamment, sans cette dimension communautaire. Cela rejoint ce que Jean-Paul II appelait la personnalité de la société. Mais, ajoute Benoît XVI, « dépourvu de vérité, l’amour bascule dans le sentimentalisme » (§ 3) et il précise « dans le contexte socioculturel actuel, où la tendance à relativiser le vrai est courante, vivre la charité dans la vérité conduit à comprendre que l’adhésion aux valeurs du christianisme est un élément non seulement utile, mais indispensable pour l’édification d’une société bonne et d’un véritable développement humain intégral. Un christianisme de charité sans vérité peut facilement être confondu avec un réservoir de bons sentiments » (§ 4).

    Donc (§5), « la Doctrine sociale de l’Eglise répond à cette dynamique de charité reçue et donnée, elle est caritas in veritate in re sociali ». Elle est, en même temps, et c’est un point essentiel pour dialoguer sur ces questions avec les hommes de bonne volonté, auxquels cette encyclique est explicitement destinée « une vérité de la foi et de la raison » (§ 5). Elle est donc accessible par la philosophie et la loi naturelle inscrite dans le cœur de chaque homme, et donc à partir d’une anthropologie naturelle qui rejoint l’anthropologie chrétienne.

    Dans cette société « il faut prendre en grande considération le bien commun « (§ 7). « A côté du bien individuel, il y a un bien lié à la vie en société, le bien commun, c’est le bien du « nous-tous » constitué d’individus, de familles, et de groupes intermédiaires, qui forment une communauté sociale » (§ 4). « Œuvrer en vue du bien commun signifie, d’une part, prendre soin, et, d’autre part, se servir de l’ensemble des institutions qui structurent juridiquement, civilement, et culturellement, la vie sociale, qui prend ainsi la forme de la polis, de la cité » (§ 7). Voilà la société politique aux côtés et au service de la société civile, chaque groupe intermédiaire cherchant le bien commun, comme la société politique doit le faire au niveau de la nation tout entière.

    Benoît XVI distingue donc trois domaines, et il développe son argumentation dans le chapitre 3, qui est intitulé « Fraternité, développement économique, et société civile ». L’économie, la politique, la société civile, ont chacune besoin l’une de l’autre, distinguer les domaines ne signifie donc pas l’absence de liens. Ainsi (§ 37), « la vie économique a sans doute besoin du contrat pour réglementer les relations d’échange entre valeurs équivalentes, mais elle a tout autant besoin de lois justes et de formes de redistribution, guidées par la politique, ainsi que d’œuvres qui soient marquées par l’esprit du don ». C’est avec ce troisième élément, le don, qu’apparaît la société civile. C’est ainsi que « l’économie mondialisée semble privilégier la première logique, celle de l’échange contractuel, mais, directement ou indirectement, elle montre qu’elle a aussi besoin des deux autres, de la logique politique et de la logique du don sans contrepartie » (§ 37).

    En fait, dit Benoît XVI (§ 38) « Jean-Paul II avait signalé cette problématique dans Centesimus annus. Il avait relevé la nécessité d’un système économique impliquant trois sujets : le marché, l’Etat et la société civile ». Benoît XVI s’appuie ainsi sur des réflexions de Jean-Paul II pour distinguer le marché de la société civile, contrairement à l’interprétation plus large du terme de société civile. Il distingue ainsi l’ordre marchand de l’ordre communautaire, eux-mêmes distincts de l’ordre politique. C’est cet ordre communautaire que Benoît XVI nomme la société civile.

    Négativement, c’est donc ce qui n’est ni marchand, ni politique, positivement, ce sont les familles, les associations de toutes natures, les groupements religieux, les ONG, ou les associations caritatives. Notons d’ailleurs, en passant, que Benoît XVI ne manque pas de rappeler qu’il faut distinguer (§ 64) les fonctions du syndicat et celles de la politique et que les organisations syndicales se situent aussi dans la société civile.

    Ainsi, chaque domaine a sa logique centrale, le contrat pour le marché, les lois justes pour la politique, le don et la gratuité pour la société civile. C’est là qu’il faut éviter les confusions : distinguer, n’est pas opposer, chaque domaine a besoin des autres et influence les autres. En toute hypothèse, chaque homme se situe à la fois dans le domaine marchand, comme consommateur, ou producteur, ou épargnant, dans le domaine politique, notamment comme citoyen participant directement ou indirectement au pouvoir, et, dans le domaine de la vie civile, nous appartenons à des familles, beaucoup à des associations, à une religion, une paroisse, etc.

    Ce qui peut poser un problème, c’est lorsqu’un domaine écrase les autres - ce dont nous parlerons lors de la table-ronde de la fin de matinée – par exemple, quand le domaine politique envahit tout, non seulement dans le totalitarisme, mais aussi lorsqu’il enlève aux familles leur fonction en matière d’éducation ou de protection sociale, ou lorsqu’il paralyse toute vie économique par un interventionnisme abusif. L’ordre économique, à son tour, peut aussi envahir la politique ou la société civile, lorsque la vie se réduit à la consommation et à la production et que l’économie dicte tous ses rythmes à la vie sociale, ou encore lorsque tout s’achète et tout se vend, même ce qui ne peut pas, moralement, s’acheter ou se vendre. Il est plus rare que ce soit la société civile qui envahisse les autres domaines, mais cela peut arriver lorsqu’une religion veut s’imposer pour prendre toute la place du politique dans une théocratie, comme on peut le voir en Iran, ou avec les Talibans.

    Mais, en règle générale, et c’est bien l’objet de ce colloque, c’est la société civile, qui, réduite à la portion congrue, est écrasée par les autres logiques. C’est ce que souligne Benoît XVI qui va très loin dans sa formulation, puisqu’il parle même de monopole : « quand la logique du marché, et celle de l’Etat, s’accordent entre elles pour perpétuer le monopole de leurs domaines respectifs d’influence, la solidarité dans les relations entre citoyens s’amoindrit à la longue, de même que la participation et l’adhésion, l’agir gratuit, qui sont d’une nature différente du “donner pour avoir”, spécifique à la logique de l’échange, et du “donner par devoir”, qui est propre à l’action publique, réglée par les lois de l’Etat » (§ 39).

    Le terme très fort de monopole signifie que la société civile et son rôle sont souvent réduits à la portion congrue, et nous verrons cet après-midi, à propos de la famille, de l’éducation, de la culture, de la solidarité, comment rendre toute sa place et son rôle à la société civile. Ainsi, Benoît XVI précise explicitement, par exemple, que (§ 38) « la solidarité signifie avant tout se sentir tous responsables de tous, elle ne peut donc être déléguée seulement à l’Etat ». Après tout, pour la solidarité, comme pour les autres domaines, rendre sa place à la société civile, c’est une simple application du principe de subsidiarité et celui-ci, selon les termes mêmes de Benoît XVI (§ 57), « est une expression de l’inaliénable liberté humaine ».

    Ce principe de subsidiarité est « une manifestation particulière de la charité et un guide éclairant pour la collaboration fraternelle entre croyants et noncroyants. La subsidiarité est avant tout une aide à la personne à travers l’autonomie des corps intermédiaires ». Et encore « la subsidiarité est l’antidote le plus efficace contre toute forme d’assistance paternaliste ». Bien sûr, pour garder l’exemple de la solidairté (§ 58) « le principe de subsidiarité doit être étroitement relié au principe de solidarité et vice-versa, car si la subsidiarité sans la solidarité tombe dans le paternalisme, il est également vrai que la solidarité sans la subsidiarité tombe dans l’assistanat qui humilie celui qui est dans le besoin ».

    Libérer la société civile, ce n’est pas seulement lui laisser toute sa place, c’est aussi lui permettre d’irriguer, d’influencer, d’inspirer, la logique du marché et celle de la politique.

    II – L’éthique de la société civile doit irriguer la logique marchande et la logique politique.

    Nous avons vu que le marché repose d’abord sur le contrat, la politique sur les lois justes, la société civile sur le don et la gratuité. Mais Benoît XVI rappelle que si Jean-Paul II « avait identifié la société civile comme le cadre le plus approprié pour une économie de la gratuité et de la fraternité » « il ne voulait pas l’exclure des deux autres domaines ». La notion de gratuité nait tout naturellement au sein de la société civile, et notamment dans la famille qui éduque chacun au sens du lien gratuit, de la générosité, de l’amour, mais aussi bien sûr dans l’Eglise, dans les paroisses, dans les mouvements religieux, dans les mouvements caritatifs, et, plus généralement, dans tout le tissu associatif quand il repose sur une vraie liberté de choix.

    Cette notion de don et de gratuité, qui a pris naissance en chacun de nous, et qui a grandi peu à peu grâce à la société civile, doit aussi irriguer le marché comme la politique. Pour ce qui est de l’économie, Benoît XVI explique (§ 38) que « la vie économique doit être comprise comme une réalité à plusieurs dimensions : en chacune d’elles, à divers degrés, et selon des modalités spécifiques, l’aspect de la réciprocité fraternelle doit être présent. A l’époque de la mondialisation, l’activité économique ne peut faire abstraction de la gratuité qui répand et alimente la solidarité et la responsabilité pour la justice et pour le bien commun auprès de ses différents sujets et auteurs ».

    D’où cette application pratique : « il faut, par conséquent, un marché sur lequel des entreprises qui poursuivent des buts institutionnels différents puissent agir librement dans des conditions équitables. A côté de l’entreprise privée, tournée vers le profit, et des divers types d’entreprises publiques, il est opportun que les organisations productives, qui poursuivent des buts mutualistes et sociaux, puissent s’implanter et se développer. C’est de leur confrontation réciproque sur le marché que l’on peut espérer une sorte d’hybridation des comportements d’entreprise et donc une attention vigilante à la civilisation de l’économie ».

    Le mot hybridation est essentiel. L’aptitude au don et à la gratuité, s’éduque dans la société civile. Cette gratuité inspire certaines formes d’entreprises spécifiques intégrant ce don, mais, à son tour, le secteur économique traditionnel, tourné vers le profit, sera touché par hybridation, par une sorte de contamination positive, mais dont l’origine profonde vient du changement du cœur de l’homme, opéré dans, et grâce, à la société civile. D’ailleurs, Benoît XVI ajoute (§ 39) « le marché de la gratuité n’existe pas et on ne peut imposer par la loi des comportements gratuits ».

    Il va de soi que ce don ne doit pas être seulement entendu au sens monétaire, ou financier, ou matériel, mais aussi, et peut-être surtout, au sens du don de soimême, de sa personne, de son temps, de ses talents, au service des autres. C’est bien ce que doit nous apprendre la société civile, où prend racine ce don de soi.

    Inutile de préciser que ce qui est dit de l’économie vaut aussi pour la politique, qui doit également être inspirée par les valeurs issues de la société civile, à commencer par ces éléments fondamentaux de don et de gratuité. C’est l’occasion pour la société civile de rappeler à la société politique qu’elle n’est pas d’abord un lieu de pouvoir, mais de service, et que l’homme politique est là pour servir les personnes, et la société civile en général, à commencer par les familles, et non pas pour les détruire par des lois contraires à la nature humaine. Ce service politique devrait consister à s’oublier soi-même pour se consacrer uniquement au bien commun, ce qui devrait aussi ici aller jusqu’au don de soi.

    Mais si don et gratuité doivent venir du cœur de la société civile pour irriguer toute la société, la société civile a un rôle central aussi à jouer à propos de l’éthique, qui doit également partir de la société civile pour inspirer l’action humaine en politique et en économie. Benoît XVI le rappelle, notamment dans un passage consacré à l’éthique des affaires, mais qui vaut aussi pour l’éthique politique. Il explique, en effet, (§ 45) « pour fonctionner correctement, l’économie a besoin de l’éthique, non pas d’une éthique quelconque, mais d’une éthique amie de la personne ». Or, aujourd’hui, en économie, et cela vaut en politique, on parle beaucoup d’éthique, et, en soi, cela peut donner des processus « appréciables et (qui) méritent un large soutien », mais on note aussi « un certain abus de l’adjectif éthique, qui, employé de manière générique, se prête à désigner des contenus très divers, au point de faire passer sous son couvert des décisions et des choix contraires à la justice et au véritable bien de l’homme ».

    Mais qu’est-ce que l’éthique ? En effet, affirme Benoît XVI (§ 45) « cela dépend en grande partie du système moral auquel on se réfère », qui, lui-même, repose sur une anthropologie. Il ajoute « sur ce thème, la doctrine sociale de l’Eglise a une contribution spécifique à apporter qui se fonde sur la création de l’homme à l’image de Dieu, principe d’où découle la dignité inviolable de la personne humaine, de même que la valeur transcendante des normes morales naturelles ». Voilà donc toute la difficulté du problème. Il n’y a pas de vie économique sans éthique, mais le marché lui-même ne suffit pas à créer les règles éthiques dont il a besoin pour fonctionner. De même, il ne devrait pas y avoir de vie politique sans éthique et force est bien de constater que le jeu politique en lui-même ne suffit pas à susciter cette éthique. Ce qui nous donne des démocraties qui ne reposent pas sur des valeurs, ni sur les droits fondamentaux, et même les remettent largement en cause, comme on le voit à propos du respect de la vie, par exemple.

    Economie et politique doivent donc être en permanence inspirées par l’éthique et, spécifiquement, par une éthique reposant sur « la dignité inviolable de la personne humaine » et sur « la valeur transcendentale des normes morales naturelles ». Cette éthique, c’est celle de la doctrine sociale, qui nous est donc donnée par l’Eglise, et qui devrait être transmise par les mouvements d’Eglise, par l’enseignement catholique, par les paroisses et relayé par les familles, les mouvements familiaux et toutes les associations d’hommes de bonne volonté qui se reconnaissent dans la morale naturelle.

    Toutes ces institutions, qui devraient transmettre cette éthique, qui va irriguer l’économie et la politique, sont le cœur de la société civile, et donc quand l’Etat réduit la société civile à la portion congrue en attaquant le fondement même des familles, en leur enlevant leur liberté en matière d’éducation ou de protection sociale, ou encore quand une conception étroite de la laïcité veut repousser l’Eglise dans les sacristies en limitant son expression civile, on affaiblit en réalité le fondement de l’éthique. L’Etat affaiblit aussi la société civile quand la classe politique veut réduire au silence ceux qui ne tiennent pas un langage politiquement correct, notamment en matière de mœurs. Or, en affaiblissant la société civile, la sphère politique de nos démocraties modernes s’affaiblit elle-même en se privant de la source de l’éthique qui donne à la politique sa dignité. D’ailleurs, déjà le Compendium de la Doctrine sociale (§ 420) citait « la société civile comme un lieu où la recomposition d’une éthique publique, centrée sur la solidarité, sur la collaboration concrète et sur le dialogue fraternel, est toujours possible ».

    Il en va évidemment de même lorsque l’économie prétend régenter toute la vie humaine et les rythmes de vie, réduisant l’homme à n’être qu’un producteur et un consommateur. Or, ici aussi, lorsque l’économie a la tentation d’affaiblir les communautés, les corps intermédiaires qui constituent la société civile au sens de Benoît XVI, elle finit par s’affaiblir elle-même. La crise économique que nous avons connue n’est-elle pas d’abord une crise morale et l’affaiblissement de la morale économique vient de l’affaiblissement de la société civile qui devrait en être l’inspiratrice. Bien entendu, de son côté, la société civile elle-même, et, pour tout dire, chacun de nous, doit accorder plus de participation et d’attention à la « res publica » comme le suggère Benoît XVI. Nous devons, nous qui sommes la société civile, nous exprimer, nous faire entendre, prendre nos responsabilités. 11 Conclusion En conclusion, il faut donc souligner les deux éléments qui caractérisent la société civile chez Benoît XVI. Le premier, c’est l’importance que doit prendre cette société civile, au sens où il l’a défini, aux côtés des logiques marchandes et politiques. Voilà pourquoi, il faut libérer la société civile. Le second, c’est que ni le marché, ni la politique, ne peuvent se suffire à euxmêmes et ne peuvent vivre sans la société civile qui leur donne le sens du don et de la gratuité, et, plus généralement, le fondement éthique sans lequel économie et politique perdent leur véritable sens, leur dignité et leur dimension humaine. Seule une société civile libérée, irriguée par l’amour dans la vérité, « Caritas in veritate », permettra de construire « la civilisation de l’amour » dont parlait déjà Paul VI. Benoît XVI nous montre le chemin vers cette civilisation de l’amour, et comment la société civile joue un rôle central pour nous éclairer sur ce chemin, sur lequel le Christ – qui est lui-même l’amour dans la vérité – nous accompagne et nous guide.

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