• Migrations: une analyse économique

     

     

    Je me baserai ici sur une analyse remarquable de Paul Collier, universitaire britannique[1]. Retenons quelques-unes des principales leçons. D’abord, ce fait simple que le mouvement en cours d’arrivée massive de populations dans des zones civilisées et déjà peuplées est totalement sans précédent dans l’histoire. Même les Grandes invasions jouaient sur des populations beaucoup plus faibles. Contrairement à ce que certains prétendent en effet, la stabilité des populations européennes depuis des siècles est considérable. En outre, le mouvement des personnes est tout autre chose que le mouvement des marchandises ou du capital et répond à des logiques différentes. Les mettre ensemble sous le nom de mondialisation est de la paresse intellectuelle. Comment analyser ce phénomène ?

     

    L’enjeu central du fonctionnement collectif

     

    Comme le note Collier, la prospérité des pays occidentaux est un fait rare voire unique dans l’histoire, qui suppose un fonctionnement collectif relativement efficace, au moins économiquement. Les migrants eux proviennent par nature de système économiquement dysfonctionnels – sinon ils ne migreraient pas. En changeant leur cadre culturel, leur productivité fait un grand bond vers le haut. Prôner le respect de leur culture est donc une idée incohérente puisque ces cultures sont par définition imparfaites au moins sous cet angle.

     

     

     

    Plus précisément, pour fonctionner harmonieusement la vie en société suppose un degré élevé de confiance mutuelle et de coopération. Or cela ne va pas de soi et c’est une des raisons de base du succès des sociétés avancées, contrairement aux autres où la transmission de la méfiance réciproque entre ethnies ou groupes peut se faire sur des siècles. Or les migrants apportent avec eux leurs codes moraux d’origine. Si donc ils ne s’adaptent pas au mode de vie commune du pays d’accueil, un problème émerge. Bien sûr, une migration modérée et limitée est porteuse d’avantages du fait que par-là la population se diversifie et incorpore des talents, si c’est sans altérer son fonctionnement collectif. Mais les rendements sont rapidement décroissants : une personne de plus ajoute peu. En revanche l’hétérogénéité croissante de la population, juxtaposant des ‘communautés’ avec des règles de vie différentes et où les personnes s’identifient d’abord à ces ‘communautés’ diminue la confiance mutuelle et accroît l’intérêt pour chacun de jouer son propre jeu ou celui de sa ‘communauté’. S’il y a trop de gens non-coopératifs, l’incitation pour les autres à rester coopératif diminue – même dans la population d’origine. Et chaque ‘communauté’ finit par voir la punition de tels comportements chez ses ressortissants comme une discrimination. Et donc plus il y a de migrants, moins il y a de confiance collective. Non seulement entre groupes, mais même à l’intérieur de ces groupes. Une migration forte et rapide a alors vite un coût élevé. De ce point de vue les migrations à destination de l’Europe, arabes, turques et africaines posent des problèmes radicalement différents des migrations nord-américaines, qui e sont surtout latino-américaines. En fait le problème des migrants au niveau mondial est pour l’essentiel un problème européen.

     

     

     

    D’où le paradoxe des sociétés qui se veulent multiculturelles : on y encourage de fait les migrants à rester entre eux[2], ce qui est le contraire de ce qu’il faut faire. Il faut donc dit Collier favoriser l’assimilation pleine sur la base de la culture du pays.

     

    Des effets économiques moins sensibles sur les pays d’accueil

     

    En comparaison, les effets économiques des migrations sont plus diffus. L’effet global dans le pays d’accueil est en fait dit-il limité. Les salaires les plus bas baissent, les plus hauts montent. L’effet est plus important sur le logement car la concurrence pour le logement social s’intensifie. Mais l’effet négatif pour les milieux populaires autochtones est accru s’ils désespèrent. Ainsi en Grande-Bretagne la classe ouvrière a traditionnellement de faibles aspirations sociales, contrairement aux migrants. Et donc les enfants de ces derniers l’emportent sur ceux des premiers. On peut avoir ce même problème dans les couches supérieures, comme en témoigne le succès des Asiatiques en Amérique du Nord ou en Australie, avec leur souci de l’éducation : ils dominent les meilleures écoles. Au Canada ils sont la moitié des étudiants en droit.

     

     

     

    Par ailleurs, l’idée que l’immigration de jeunes facilitera le paiement des retraites dans le pays d’accueil est fausse : c’est une aide très provisoire, ou alors il faudrait un flux continu, puisque le vieillissement lui est continu. En outre les migrants ont plus d’enfants, ce qui accroît le nombre des personnes à charge, ce à quoi il faut ajouter le reste des familles (du fait que le rassemblement familial est la principale source d’immigration).

     

     

     

    En résumé, une faible immigration a peu d’effet économique ; mais si elle est forte et continue, elle fait baisser les salaires, sauf les plus hauts, et fait pression sur l’accès au capital public. En sens contraire le Japon a montré qu’il y avait peu de coût à rester un pays fermé. En fait la dimension économique est bien moins importante que les coûts sociaux évoqués ci-dessus (que négligente en général les économistes). Les gains économiques ne sont qu’à court terme ; et les problèmes sociaux à moyen terme. Or toutes les analyses sur le bonheur ressenti montrent que la qualité des relations sociales importe beaucoup plus que les revenus. Le bilan global d’une immigration forte est donc dit-il nettement négatif.

     

    Les gagnants et les perdants, la dynamique de la migration

     

    Les migrants sont en revanche les grands gagnants économiques de la migration. Le différentiel de salaire entre leur pays d’origine et le pays d’accueil, qui motive la migration, est dû pour l’essentiel non aux intéressés mais à l’environnement économique. En migrant, ils voient donc leur productivité (mesurée par le revenu) faire un bond massif. C’est donc beaucoup plus attractif pour eux que d’essayer de faire bouger leur pays d’origine, ou d’attendre son décollage. Migrer est alors une forme d’investissement, souvent familial. De ce fait les migrants ne sont pas les plus pauvres du pays d’origine, car le coût de la migration est élevé. Les migrants ont en outre intérêt à choisir le pays où ils vont, notamment selon le système social et fiscal : les moins qualifiés (et les moins actifs) iront dès lors dans les pays les plus égalitaires (Europe) ; on le voit lorsqu’on compare l’Europe et l’Amérique du Nord.

     

     

     

    L’existence ou non d’une diaspora, c’est-à-dire d’une communauté installée de personnes immigrées originaires d’un pays donné est un facteur majeur dans la dynamique de l’immigration. Plus la diaspora est importante, plus grand est l’appel d’air, car les migrants trouvent en elle un milieu d’accueil et un soutien. Et moindre est alors l’assimilation, puisqu’il y a moins de contact avec les autochtones (et moins besoin). D’où un phénomène cumulatif, qui peut s’emballer au-delà de tout point d’équilibre. Et par un paradoxe apparent, plus la distance culturelle est grande entre pays de départ et d’arrivée, plus le taux de migration sera élevé, du fait que les diasporas s’assimileront moins vite, resteront relativement plus grosses, attirant plus de nouveaux arrivants.

     

     

     

    Dans ce mouvement l’élément familial de la diaspora est le plus puissant. Lorsqu’il existe, le droit au rassemblement familial (ou le critère de l’existence d’une relation avec un migrant installé) devient le facteur dominant dans les migrations : certes l’intérêt des migrants installés serait de fermer la porte derrière eux, mais l’effet solidarité et diaspora l’emporte collectivement. Tout ceci opère une mauvaise sélection des immigrants et n’aurait donc de sens que si ce droit était peu utilisé. Il faut donc logiquement le contrôler et le limiter (contrairement à ce qui est fait).

     

     

     

    Il résulte en tout cas de tout ceci que l’émigration désirée serait bien plus élevée sans les barrières mises par les pays d’accueil, comme les sondages le confirment. Si la migration était libre, ce serait une avalanche.

     

    Conséquences pour les pays de départ

     

    L’effet politique sur le pays d’origine est réel mais limité. Il y a par exemple probablement une certaine absorption de valeurs démocratiques, mais leur ampleur est discutable : on peut donner des exemples opposés. Par ailleurs, la possibilité de migrer encourage sans doute l’effort en faveur de l’éducation car celle-ci facilite la migration. Mais son effet direct est de réduire le nombre des éduqués ; ceux qui restent sont moins bons et il y a une perte de rôles-modèles. La formation à l’étranger n’a d’intérêt que si les migrants retournent, comme en Chine.

     

     

     

    Quant aux transferts d’argent, ils sont très variables en proportion du salaire. En moyenne cela fait environ 6 % des revenus du pays d’origine. Il faut en outre la comparer avec la perte de production. L’effet global n’est dès lors pas à priori significatif.

     

     

     

    Au total l’effet semble plutôt positif pour le pays d’origine, mais uniquement dans la mesure où la migration reste modérée. Si la migration est trop forte, il y a hémorragie de talents ; en outre, même les transferts peuvent se réduire : quand la famille est transférée, ils ne sont plus augmentés mais diminués. Et le pays perd ses forces vives. L’impact est alors sans doute nettement plus négatif sur les pays plus petits.

     

    Politique à suivre

     

    Au total conclut Collier la question n’est sans doute pas de savoir si la migration est bonne ou mauvaise abstraitement, mais de mesurer le phénomène et de réagir en fonction. Il rappelle en outre que l’argument de la compassion a ses limites : ce ne sont pas les plus pauvres qui partent. Et que la migration est mauvaise pour les pays de départ s’ils sont petits et plus pauvres. En définitive, l’effet de l’immigration est faible si elle reste contenue et qu’il y a assimilation. Le premier principe est donc de bloquer l’effet d’accélération, qui est inévitable si on laisse l’immigration se faire toute seule. Il est important en outre de ne pas dévaloriser les autochtones ni laisser aux seules migrants le monopole de l’expression nationale, et bien au contraire de maintenir et d’encourager la culture du pays d’accueil. On ne peut donc pas laisser la migration et l’assimilation à la décision des seuls migrants. Il faut des plafonds, des contrôles et une politique active d’assimilation. Sinon le risque d’accélération est réel, et en conséquence des effets collectifs de plus en plus négatifs. Un effort important de reprise en main du processus s’impose donc.

     

     

     

      

    [1] Paul Collier Exodus (How Migration Is Changing Our World) Oxford University Press 2013-2015.

    [2] Mais on interdit cela à la population autochtone car on qualifie ce comportement de discrimination.

     

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