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Blog de l'AEC, Association des Économistes Catholiques

L’argent et sa fascination

Il y a un mystère de l’argent. Voilà quelque chose qui n’a pas de valeur en soi, qui est même une pure convention sociale, et qui non seulement domine nos sociétés, mais fascine beaucoup d’entre nous. En même temps, on ne peut pas s’en passer. Comment alors le remettre à sa juste place ? 

Les Évangiles parlent beaucoup de l’argent. Et pas seulement en mal. Dans la parabole des talents (Mt 25, 14-30), le maître s’en prend vertement au serviteur qui n’a pas su faire fructifier l’argent qui lui avait été confié. L’argent ne doit pas dormir ! Jésus va encore plus loin dans la parabole de l’intendant malhonnête (Lc 16, 1-8) :  pour s’assurer une vie après son renvoi, ce dernier vole encore plus son maître, et pourtant celui-ci fait l’éloge de ses ruses : pas de sa malhonnêteté, mais de son intelligence dans ces affaires d’argent.

Et pourtant c’est le même texte qui met face à face Dieu et l’Argent : « nul ne peut servir deux maîtres, Dieu et l’Argent, car il aimera l’un et pas l’autre, il méprisera l’un et pas l’autre » (Mt 6, 24). Plus largement, en face de l’argent périssable et de toute la réalité matérielle qu’il résume, Jésus en appelle à l’infini de la vie éternelle, qui est impérissable. C’est en vue de cette richesse-là que tous nos efforts doivent se déployer, sans se laisser fasciner par celle de ce monde : « malheur à vous les riches car vous avez votre consolation » (Lc 6, 24). En définitive, il faut utiliser l’argent, mais à bon escient. C’est le conseil final de la parabole de l’intendant malhonnête : « faites-vous des amis avec le malhonnête argent, afin qu’au jour où il viendra à manquer, ceux-ci vous accueillent dans les tentes éternelles » (Lc 16, 9). L’argent n’est qu’un moyen. Notamment pour la vie éternelle, qui commence avec la charité. Mais si on se laisse prendre par lui, si on se laisse fasciner, on peut perdre l’essentiel. 

Qu’est-ce qui donne un tel pouvoir à l’argent ? L’argent est l’instrument commun de mesure des échanges. Il a été conçu pour être la représentation universelle, neutre, de toute valeur économique. Mais rien ne le fonde, surtout depuis qu’il n’a plus de lien avec les métaux précieux ; il n’a aucune valeur intrinsèque. C’est une pure convention sociale, qui pourrait se réduire à rien en un instant. Mais comment une pure convention peut-elle avoir un tel rôle dans la société ? Comment quelque chose qui est supposé tirer sa valeur de sa neutralité peut-il être aussi désiré, aussi fascinant ? Parce qu’il paraît donner accès à tout ? Par ailleurs, surtout à notre époque, il permet à certains de se sentir libres parce que dégagés du poids des relations humaines : je paye, donc je suis quitte. Mais pour d’autres, au contraire, c’est un facteur majeur de déshumanisation, réduisant tout à sa valeur économique. Comment le même instrument peut-il ainsi produire des effets perçus de façon si opposée ?

La réponse est dans ce choix radical : Dieu ou Mammon. En position centrale, apte à évaluer tout ce qui existe et à y donner accès, l’argent peut se dresser face à Dieu. Mais alors que Dieu est plénitude d’Être et d’Amour, c’est par son indétermination, donc son néant, que l’argent occupe une place centrale. Il peut susciter le mirage d’une liberté totale, en figure inverse de l’humilité de l’homme devant son Créateur. Nous avons donc là d’une certaine façon un choix essentiel entre Être et néant.  Le mystère de l’argent, c’est au fond le paradoxe de voir cet instrument sans valeur intrinsèque exercer sur les hommes un pouvoir de fascination qui le met en vis-à-vis de Dieu. D’où l’avertissement évangélique : ne le choisissez pas comme votre maître, mais utilisez-le pour préparer la vie en Dieu, la vie éternelle. Prendre conscience de ce rôle subordonné et éphémère de l’argent, c’est préparer notre libération. 

La question est particulièrement aiguë aujourd’hui. Dans nos sociétés relativistes, sans valeur commune, sans absolu, c’est l’argent qui permet souvent seul d’arbitrer entre les désirs des uns et des autres. D’où son rôle désormais central. Car si dans une société on pense que le seul absolu est la relativité des choses, le débat public ne porte plus sur la valeur réelle des êtres, mais on a quand même besoin d’un instrument commun d’évaluation. C’est l’argent qui le fournit. Pas besoin d’aller au fond des choses, pas besoin de relation humaine, souvent même pas de se parler : un chiffre suffit, le prix. A sa façon, il se substitue au lien social. Grâce à lui, on peut dans les faits procéder au dépassement des valeurs sociales et morales, au profit de la prétendue liberté individuelle devenue un absolu. Mais si comme dit le message évangélique le lien entre les hommes est un reflet de l’Amour divin, choisir l’argent ainsi compris, c’est détruire ce lien, et par là l’image de Dieu, et la personne elle-même. C’est opter pour le néant.

En même temps, selon la leçon évangélique, l’argent n’est pas condamnable en soi, mais il faut le mettre à sa place. Ce qui suppose d’abord de se libérer de cette fascination et de restaurer nos justes liens avec ce qui nous entoure. Cet argent, il faut donc l’utiliser, le mobiliser car il est inutile sinon ; il est fait pour circuler. En un sens encore, il n’existe qu’en s’effaçant aussitôt, parce qu’on le fait servir. Notamment en donnant. 

Toutes ces questions, et d’autres, sont évoquées dans mon dernier livre : L’Argent, maître ou serviteur ? Chez Mame.

 

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