Blog de l'AEC, Association des Économistes Catholiques
EN MAI DERNIER, à la publication de l’encyclique Laudato si’, le journal Libération affiche en une un dessin représentant le pape François portant une calotte verte, accompagnée de ce gros titre : « Le Pape vert ». Concert d’applaudissements pour le Vatican, plutôt inattendu dans cet organe de l’avant-garde éclairée du progrès sociétal.
À l’opposé, les catholiques américains conservateurs tancent ce pape qui outrepasse si largement son domaine de compétence, lequel se restreint visiblement pour eux au dogme et à la morale sexuelle. Chez les catholiques français, la réception est mitigée : après la mobilisation massive au sein de La Manif pour tous, qui les a sortis d’une léthargie devenue intenable, faut-il encore se mobiliser sur une thématique viciée par l’esprit de Mai 68 contre lequel on s’était justement élevé en 2013 ? L’enthousiasme des uns, le désarroi des autres, tout cela invite à un discernement. Et le premier discernement à opérer consiste à écarter résolument toute lecture politicienne de l’encyclique.
Pour autant, le charisme prophétique de l’Église consiste peut-être aujourd’hui à promouvoir publiquement une véritable écologie. Il y a quelque paradoxe à ce que l’Église, qui possède dans l’Écriture Sainte et dans la Tradition un trésor dans lequel puiser de véritables avancées révolutionnaires, s’est trouvée historiquement à la remorque de mouvements qu’elle aurait pu et dû initier : l’abolition de l’esclavage, la revalorisation de la condition féminine, la marginalisation de la peine de mort, autant de conquêtes pour la civilisation qui découlent très naturellement de la tradition chrétienne et qui, pourtant, ont été l’œuvre de groupes extérieurs voire hostiles à l’Église, ce qui n’a pas été sans dégâts collatéraux, en particulier dans la conception dévoyée de la libération de la femme. Il ne serait peut-être pas idiot d’imaginer que pour ce qui est de la conversion écologique, l’Église soit moteur d’un mouvement qui ne peut se développer adéquatement que s’il est accompagné d’une juste anthropologie et théologie de la Création. Cette conversion écologique, c’est donc aux chrétiens d’en être les prophètes.
Faut-il se "convertir à l’écologie" ? D’emblée on peut affirmer que oui, car l’Église par la voix du pape François, nous y exhorte [1]. Mais cela suppose une réflexion sur la nature et les fondements d’une telle conversion. Cet article vise à donner quelques clés de lecture de l’encyclique, pour permettre à chacun de nourrir son assentiment au magistère d’une véritable compréhension en profondeur, seule digne d’une obéissance d’enfants de Dieu libres sous la grâce.
Avant que d’aborder l’encyclique Laudato si’ dans son contenu doctrinal et pastoral, il convient de noter quelques remarques au sujet du texte dans sa matérialité, son style, ses références et son mode de rédaction. Ce bref examen permet de tirer déjà quelques enseignements :
1/ L’encyclique est un texte long (192 pages), plus qu’aucun des textes de ses prédécesseurs immédiats. Les ventes en librairie ont explosé, mais il y a fort à parier que peu de lecteurs sont venus à bout de ce texte, de surcroît dense et souvent technique. La fantaisie de certains comptes-rendus médiatiques de l’encyclique plaide d’ailleurs en faveur de cette hypothèse.
2/ La longueur du texte s’explique par l’insertion d’un important exposé technique des dégradations environnementales qui touchent la planète aujourd’hui (chapitre 1 de l’encyclique). Cette partie, assez longue, et qui vise à étayer le propos du Pontife par des données scientifiques sélectionnées de manière à ne pas prêter le flanc aux sceptiques, a probablement été nourrie par les contributions d’un aréopage d’experts auxquelles le Pape a mis la dernière main.
3/ Outre cet exposé technique, il y a quelques passages qui ressemblent davantage, dans le style comme dans le fond, à la plume de Benoît XVI ou de ses proches collaborateurs. La récurrence des citations de Romano Guardini, qui fût le maître du pape émérite, pourrait accréditer cette idée, même si l’on sait par ailleurs que François est nourri également de cette œuvre. Un tel nombre de citations d’un auteur récent est au demeurant inédit. Quoiqu’il en soit de ce point précis, une bonne part de l’introduction de l’encyclique est consacrée à inscrire le texte dans la continuité du magistère récent, principalement Paul VI, Jean-Paul II et Benoît XVI. Saint Jean-Paul II arrive assez largement en tête des citations, eu égard à la durée exceptionnelle de son pontificat.
4/ La longue citation d’un discours du patriarche orthodoxe Bartholomée qui introduit véritablement le propos de François donne à son texte une dimension œcuménique évidente. Le Pape salue la qualité du travail doctrinal du patriarcat orthodoxe, ainsi que son caractère novateur en même tant que traditionnel, et l’intègre à ce titre au magistère catholique. L’avenir dira si cette solution ingénieuse est plus féconde que les rencontres de discussion doctrinale avec les différentes confessions chrétiennes, parfois décevantes.
5/ Les innombrables citations de déclarations de différences conférence épiscopales à travers le monde (Amérique du Sud, Asie et Afrique principalement), inédites ou presque dans un document magistériel de ce niveau, donnent une indication éclairante sur la manière dont François entend promouvoir le renforcement de la collégialité épiscopale qu’il évoquait dans l’exhortation post-synodale Evangelii gaudium : le magistère pontifical se réserve d’intégrer la réflexion du collège des évêques à sa propre production.
6/ L’encyclique revêt un caractère de subjectivité indéniable, avec de nombreux passages où le Pape s’exprime à la première personne, en donnant une opinion visiblement assumée comme personnelle, ainsi qu’un choix de références nettement orienté par ses origines sud-américaines [2]. Pour ce qui est son premier grand texte véritablement personnel, le Pape s’engage, dans un style résolument pastoral en dépit de développements doctrinaux importants. Sa plume est reconnaissable dans quelques formules incisives, imagées et ramassées dont il a fait la marque de fabrique de sa prédication.
Certains médias ont salué Laudato si’ comme une rupture majeure dans le magistère de l’Église, voire une véritable révolution écologique. Pourtant, l’encyclique Laudato si’ est située d’emblée par François dans le sillage de l’enseignement de ses prédécesseurs. En effet, le souci écologique en tant que tel a été formulé seulement récemment par le magistère pontifical — à partir de Paul VI —, et n’avait jamais fait l’objet d’un texte entièrement dédié possédant ce degré d’autorité jusque là, mais le thème irrigue la pensée chrétienne depuis les origines. Depuis toujours, « les chrétiens notamment, savent que leurs devoirs à l’intérieur de la création et leurs devoirs à l’égard de la nature et du Créateur font partie intégrante de leur foi [3] ».
Qu’il suffise ici d’évoquer la figure de saint François d’Assise, qui aimait tant les animaux et trouvait dans la contemplation de la nature une voie excellente vers Dieu. Le pape François, qui a placé son pontificat entier sous le patronage de ce saint, persiste en mettant de nouveau le Poverello en exergue dans l’encyclique Laudato si’, qui apparaît de ce fait comme un texte éminemment personnel. La haute figure de François d’Assise illumine de sa douceur tout le texte, dont la coloration franciscaine est renforcée par de fréquentes mentions de saint Bonaventure, cité à la fois comme théologien et comme biographe du saint d’Assise.
Mais le Pape sait que d’aucuns préfèrent s’adresser directement à Dieu qu’à ses saints… C’est donc l’Écriture Sainte qui est convoquée pour fonder théologiquement le souci chrétien de l’écologie. Il est ainsi rappelé que même Dieu, dans la Genèse, après avoir créé toutes ces merveilles, s’est reposé un instant pour admirer la beauté de son œuvre. La voie de la contemplation de Dieu par la Création est référée à plusieurs passages de l’Écriture : « La grandeur et la beauté des créatures font contempler, par analogie, leur Auteur » (Sg 13, 5), ou encore : « Ce que Dieu a d’invisible depuis la création du monde, se laisse voir à l’intelligence à travers ses œuvres, son éternelle puissance et sa divinité » (Rm 1, 20). Autrement dit, dans le livre de la nature, quelque chose de Dieu se révèle. Tous les attributs divins — la simplicité, la beauté, la puissance, etc. —sont reflétés dans la nature, et notre contemplation peut s’élever des réalités créées à Dieu précisément en admirant la puissance d’une montagne, la beauté d’un paysage ou la simplicité d’une source. Il est donc important de la préserver.
François fait remarquer également que Jésus lui-même ne cesse d’évoquer les choses divines en parlant en paraboles tirées de la nature environnante : la vigne, les oiseaux des champs, le grain de blé, tant d’images qui nous sont familières. La dégradation de l’environnement et l’industrialisation massive ont cet effet collatéral noté par le Pape que ces paraboles du Christ nous deviennent abstraites, étrangères, alors qu’elles étaient pleine de saveur existentielle pour ses premiers auditeurs et jusqu’à nos proches aïeux. Plus généralement, il est intéressant de faire le lien entre les difficultés éprouvées par beaucoup de chrétiens à trouver une véritable vie intérieure en vue de la prière d’une part, et le fait d’autre part que désormais un homme peut vivre toute une vie sans jamais voire autre chose que les œuvres techniques qu’il a lui-même produites : pas de quoi contempler ! Le regard de l’homme perd de son acuité spirituelle en ne se portant que sur les fruits de sa propre industrie.
Au fond de toute réflexion chrétienne sur l’environnement, il y a le récit de la Genèse par lequel chaque chrétien sait qu’il reçoit le monde créé comme un don de Dieu : « La terre nous précède, nous a été donnée » (LS, 67). François précise ici qu’il faut éviter le contresens répandu au sujet de la Genèse, interprétation défectueuse selon laquelle la domination de l’homme sur la nature équivaut à licence de l’exploiter sans limites : la Bible précise que l’homme a reçu mission non seulement de « dominer » et « soumettre » la terre, mais de la « garder », c’est-à-dire la protéger, la préserver, favoriser son développement. L’homme se trouve face à la Création dans le même rapport que l’intendant fidèle de l’Évangile (Lc, 12) face aux biens de son maître : il n’en est pas le propriétaire, et son rôle consiste à garder et faire fructifier ces biens. Le récit de la Genèse enseigne, plus profondément encore, le sens des limites. Les ressources de l’homme, comme celles de la terre, sont limitées : il faut en user avec discernement, en vue de la plus grande gloire de Dieu. Le maître-mot est ici celui de sobriété.
La Création dont le chrétien a souci n’est pas un tout abstrait et homogène : c’est dans la richesse de sa diversité végétale, animale ou encore minérale que la tradition la considère et se donne le devoir de la protéger. François s’alarme : « À cause de nous des milliers d’espèces ne rendront plus gloire à Dieu par leur existence et ne pourront plus nous communiquer leur propre message » (LS, 33), s’appuyant sur la doctrine thomiste selon laquelle la diversité du vivant et du créé en général permet de mieux refléter la bonté de Dieu que chacune des créatures séparément [4].
En définitive, la tradition chrétienne est unanime pour établir que « le monde est plus qu’un problème à résoudre, il est un mystère joyeux que nous contemplons dans la joie et dans la louange » (LS, 12) Mais pour que ce mystère demeure objet de contemplation, il s’agit de le préserver. Autrement, les dégradations environnementales de notre planète auront raison de toute vie spirituelle et manifesteront la faillite de l’homme dans sa responsabilité de gardien de la maison commune.
Le Pape écrit : « La terre, notre maison commune, semble se transformer toujours davantage en un immense dépotoir » (LS, 21). Les mots sont durs, mais les faits sont là, et comme disait Lénine, les faits sont têtus. Les dégradations infligées à l’environnement sont nombreuses, massives, au point qu’on peut sérieusement douter de la viabilité du mode de production et de consommation des Occidentaux s’il devait être étendu au monde entier. Il ne s’agit pas ici d’entrer dans le débat sur la responsabilité propre de l’homme dans telle ou telle dégradation précise — on sait que sur le réchauffement climatique, le débat est loin d’être résolu et le Pape reste d’ailleurs prudent sur cette question —, mais il semble évident aujourd’hui que la responsabilité de l’homme dans les désastres environnementaux est très grande.
L’encyclique livre un vaste panorama des dégradations les plus lourdes de l’environnement, citant à de très nombreuses reprises des textes des conférences épiscopales d’Amérique du Sud, d’Afrique, d’Asie qui donnent à ce tableau un caractère très concret. Si l’Europe peut s’estimer plus vertueuse au plan écologique et donc moins concernée par les admonestations du Pape, il n’en demeure pas moins que le continent européen est parfois plus ou moins directement responsable des situations dénoncées par les évêques des autres continents. François évoque ici une « dette écologique » du Nord à l’égard du Sud (LS, 51).
Certains détracteurs de l’encyclique ont accusé le caractère catastrophiste du tableau dressé par le Pape, ainsi qu’une dénonciation trop unilatérale et manichéenne : les gros industriels du Nord alliés à la finance internationale détruisant l’environnement des pauvres innocents du Sud. Mais François pointe également du doigt la complicité des victimes dans le mal qui les touche. De plus, il invite à un discernement prudentiel loin de tout manichéisme, en particulier sur les OGM dont il ne nie pas que certaines variétés aient pu faire progresser l’humanité dans des domaines aussi cruciaux que ceux de la santé et de l’alimentation (LS, 133). De même, sa promotion du principe de précaution (LS, 182-186), qui a provoqué un tollé dans certains milieux industriels et scientifiques, est en fait une simple réhabilitation de l’antique vertu de prudence, laquelle n’est certainement pas synonyme de pusillanimité ou de frein à l’action, mais l’application systématique d’un discernement des meilleurs moyens en vue de la fin visée dans des circonstances données. En l’espèce, le Pape préconise la systématisation des études d’impact environnemental avant chaque décision économique ou industrielle d’importance. Bien compris, le principe de précaution, comme la vertu de prudence dont il est une traduction contemporaine, est un principe d’action, et non de réaction. La position nuancée du Pape sur les OGM comme sur la responsabilité humaine dans le réchauffement climatique ou le principe de précaution montre qu’il n’est certainement pas un idéologue de l’écologie telle qu’elle est incarnée par certains mouvements politiques, dont il n’épouse pas sans réserve les causes les plus emblématiques.
En revanche, François n’hésite pas à prendre vigoureusement position sur un point précis : le lien intrinsèque entre crise écologique et crise sociale. « Une vraie approche écologique se transforme toujours en une approche sociale, qui doit intégrer la justice dans les discussions sur l’environnement pour écouter, tant la clameur de la terre que la clameur des pauvres. » (LS, 49) Le Pape écrit cela en vertu de la loi observable selon laquelle le prix des dégradations de l’environnement finit toujours par être payé par les plus pauvres. Ou pour employer une expression récurrente sous sa plume : « Tout est lié. » La mondialisation des échanges et la prise de conscience de l’interdépendance des écosystèmes permettent d’affirmer que les décisions et les modes de production et de consommation d’un groupe donné affectent l’ensemble de l’humanité, mais plus particulièrement les pauvres, et cela dans un état d’inconscience dont François appelle à sortir : « Nous avons besoin de renforcer la conscience que nous sommes une seule famille humaine. Il n’y a pas de frontières ni de barrières politiques ou sociales qui nous permettent de nous isoler, et pour cela même il n’y a pas de place non plus pour la globalisation de l’indifférence » (LS, 42). Cela est d’autant plus vrai que les modèles économiques de nombreuses régions et secteurs de la population, en général les plus pauvres sont étroitement dépendants de l’accès à l’eau, à la terre, à l’air, via l’agriculture, la pêche et autres activités de ce type. Ce volet de l’exposé des dégradations environnementales permet d’envisager ce qu’il faut appeler une écologie « intégrale », synthétisant la doctrine sociale de l’Église.
Pour que le combat écologique soit véritablement chrétien, et donc vraiment juste, il faut viser une écologie intégrale. Cela suppose d’abord d’éviter les contrefaçons de l’écologie. Parmi les contrefaçons de l’écologie que le Pape nous invite à écarter, on peut citer :
1/ Toute écologie qui prétendrait diviniser la nature. Les tendances new-age et le néo-paganisme de l’écologie sont réelles, où la terre, les éléments, sont autant de divinités qu’il faut adorer. Comme l’écrivait Chesterton au début du XXe siècle : « Les athées, qui ne croient plus en Dieu, ne croient pas en rien ; ils croient en n’importe quoi. » Une telle affirmation semble prophétique à l’aune des folies dans lesquelles se perdent la quête spirituelle de nos contemporains. Contre cela, la théologie chrétienne permet de voir dans le monde créé l’emprunte de Dieu sans tomber dans le culte régressif des forces telluriques ou la pratique des danses druidiques, à exécuter de préférence nu autour des arbres un soir de pleine lune.
2/ Toute écologie qui voudrait abaisser ou supprimer l’homme pour préserver la nature. Ainsi certains écologistes souhaitent des campagnes de stérilisation ou d’avortement massif afin de préserver la nature. Sans aller jusqu’à ces extrémités, un fort courant écologique malthusianiste existe. Or, « accuser l’augmentation de la population et non le consumérisme extrême et sélectif de certains est une façon de ne pas affronter les problèmes » écrit le Pape (LS, 50), qui cible aussi le mouvement de la deep ecology et sa lutte contre le spécisme, c’est-à-dire le préjugé de la supériorité de l’homme sur le reste du créé. François dénonce au contraire une écologie qui limite la protection de l’environnement à la protection du monde animal, végétal et minéral sans s’étendre à la personne humaine, soulevant par exemple le paradoxe des mouvements d’écologie politique qui luttent pour la protection des espèces menacées au nom de la diversité du vivant mais n’ont aucun scrupule à réclamer l’avortement systématique des fœtus humains handicapés, l’euthanasie des personnes âgées, etc. La théologie chrétienne permet de situer le débat, notamment par cette affirmation forte : « Il n’y a pas d’écologie sans anthropologie adéquate » (LS, 118).
3/ Toute écologie qui serait négation du progrès et souhait d’un retour à une nature primitive et vierge idéalisée, le cas échéant via une écologie punitive. À la suite de Benoît XVI, François invite à ne pas faire de contresens : la nature travaillée par l’homme correspond au projet de Dieu, c’est ce qu’ont fait les moines bénédictins en défrichant les forêts, en asséchant les marais, en cultivant la terre. Tout l’enjeu est que le travail de l’homme sur la nature soit un accompagnement de cette nature, une perfection plus grande pour elle dans sa propre ligne. Bien des réalisations contemporaines intègrent tout à fait cette harmonieuse relation de l’homme avec la Création, mais les exemples abondent d’un rapport de violence de l’homme à l’encontre de la nature, y compris la sienne propre (François fait mention ici entre autres des méfaits de l’idéologie du genre, LS, 155). La théologie chrétienne, ainsi que sa préparation par la philosophie aristotélicienne en ce domaine, permettent une juste conception de la nature, qui ne saurait se réduire à un donné biologique primitif mais doit en tenir compte pour atteindre sa perfection, dans le dessein divin et avec le secours de l’homme.
Face aux contrefaçons de l’écologie, l’encyclique dessine la perspective d’une écologie « intégrale », s’insérant dans la dynamique plus large de la doctrine sociale de l’Église. Cette nouvelle conception de l’écologie promue par le Pape est cohérente avec l’étymologie du terme : oiko-logos, c’est-à-dire un discours raisonné sur l’organisation de la maison. Notre maison commune, c’est la terre. Dès lors la conversion écologique à laquelle appelle le Pape embrasse tous les domaines de la vie, puisqu’il s’agit ultimement du rapport entre l’homme et le monde créé, entre l’homme et cet environnement dont Dieu a voulu que sa diversité et sa beauté soient une manifestation de sa gloire. Cette extension large du concept d’écologie, François en donne les contours : « Tout est lié. Il faut une préoccupation pour l’environnement unie à un amour sincère envers les êtres humains, et à un engagement constant pour les problèmes de la société » (LS, 91). Et le fondement d’une telle extension est dans l’unité anthropologique foncière de l’homme : « Le cœur est unique, et la même misère qui nous pousse à maltraiter un animal ne tarde pas à se manifester dans nos relations avec les autres personnes » (LS, 92).
Cette « écologie intégrale » s’intègre harmonieusement à l’enseignement de l’Église, et ce sur au moins trois plans : la théologie morale, la théologie dogmatique, et la doctrine sociale de l’Église. On peut en dessiner la perspective ainsi :
1/ En matière de théologie morale, le Pape François reprend la proposition audacieuse du patriarche Bartholomée selon qui il faut désormais parler de péchés et de vertus écologiques. Cela est parfaitement cohérent tant notre dégradation de l’environnement aboutit à priver nos frères des biens les plus précieux, de la santé et de la nourriture jusqu’à la vie elle-même.
La dégradation écologique est un péché en tant qu’elle abîme l’ordre de la relation. En sens inverse, la préservation de l’environnement et son amélioration relèvent de la vertu en tant qu’elles restaurent la qualité d’une relation. Pour synthétiser dans les mots de Bartholomée : « Un crime contre la nature est un crime contre nous-mêmes et un péché contre Dieu [5]. » Il faudrait élaborer une théologie plus fine de ce type de péchés et de vertus, notamment pour une appréciation adéquate de l’engagement de la volonté et une évaluation du rôle de l’ignorance et de la distance entre l’acte et ses conséquences, mais la perspective dessinée par le Pape est intéressante.
2/ Puisque décidément tout est lié, la question des péchés écologiques permet de mettre davantage en relief une donnée doctrinale touchant à la fois à la théologie morale et à la théologie dogmatique : la communion des saints. S’il était parfois malaisé jusque-là de comprendre comment les péchés des uns avaient une répercussion sur les âmes dans tout le corps mystique du Christ, bien au-delà des seules personnes directement concernées par l’acte posé, la notion de péché écologique permet de mieux appréhender comment l’influence d’un acte excède très largement sa portée visible : tel qui gaspille à un endroit précis de la planète est de facto responsable de la privation très concrète de tel autre à des milliers de kilomètres de là. La distance demeure, le propos est peut-être tout aussi peu délibéré dans la plupart des cas, mais le lien de causalité entre les deux est plus tangible que pour d’autres catégories de péché.
3/ L’écologie s’intègre à la doctrine sociale de l’Église (DSE), entre autres en raison du lien intrinsèque entre crise sociale et crise écologique. Mais l’encyclique, souvent de manière implicite, relie surtout les fondements de l’écologie intégrale aux grands principes de la DSE : la destination universelle des biens et l’ordination au bien commun d’abord.
S’il est vrai que les biens de ce monde ont été voulus par Dieu pour servir au bien commun de toute l’humanité, alors il est injuste que le mode de vie, de production et de consommation d’une partie de l’humanité prive une autre partie des biens les plus élémentaires. La dimension temporelle est aussi à prendre en compte : il est injuste qu’une génération irresponsable jouisse d’une consommation illimitée sans se soucier de transmettre aux générations futures l’héritage reçu. Le bien commun est un bien intergénérationnel, et cela de plus en plus.
À la notion de bien commun et de destination universelle des biens, il faut encore adjoindre l’option préférentielle pour les pauvres. On l’a évoqué déjà, le pape François, sans doute du fait de ses origines sud-américaines, insiste beaucoup sur le fait que les dégradations de l’environnement sont presque toujours payées par les plus pauvres. La consommation excessive des uns se paye de la privation dramatique des autres. La qualité de vie devient de plus en plus un luxe, jusque dans les biens les plus nécessaires, comme l’eau, ou l’air. Le combat écologique est d’abord un combat pour la dignité des pauvres.
Lorsque le Saint-Père invite les chrétiens à une « conversion écologique », le terme de « conversion » est à prendre au sérieux. Notons d’emblée que l’expression est reprise par François à Jean-Paul II [6]. Par conversion, on entend à la fois une note théologale et une certaine radicalité. La conversion écologique est un mouvement théologal en tant qu’elle trouve son origine en Dieu, ses moyens grâce à Dieu, et vise Dieu. Elle doit être radicale car « Dieu vomit les tièdes » (Ap 3, 15), et en tant qu’elle peut bouleverser profondément les habitudes et façonner un style de vie nouveau. François écrit ainsi : « La spiritualité chrétienne propose une autre manière de comprendre la qualité de vie, et encourage un style de vie prophétique et contemplatif » (LS, 222). Plus qu’une simple proposition et un encouragement, l’appel du Pape à une conversion écologique est une exhortation impérative : « Vivre la vocation de protecteurs de l’œuvre de Dieu est une part essentielle d’une existence vertueuse ; cela n’est pas quelque chose d’optionnel ni un aspect secondaire dans l’expérience chrétienne » (LS, 217).
Pourtant, face aux désastres environnementaux listés par l’encyclique, les milieux catholiques ne sont pas les derniers à nier le problème, à refuser l’urgence, ou à faire une confiance aveugle au progrès technique pour solutionner la crise écologique. Derrière ce déni, il y a la vieille habitude de l’homme pécheur qui refuse de voir le mal, le cache, en sous-estime l’importance, et trouve des alibis pour vivre confortablement dans le mal plutôt que courageusement dans le bien. Le pape François déplore que chez les catholiques comme ailleurs, « une écologie superficielle ou apparente se développe, qui consolide un certain assoupissement et une joyeuse irresponsabilité » (LS, 59). Les mots sont durs : « Certains chrétiens, engagés et qui prient, ont l’habitude de se moquer des préoccupations pour l’environnement, avec l’excuse du réalisme et du pragmatisme. D’autres sont passifs, ils ne se décident pas à changer leurs habitudes et ils deviennent incohérents » (LS, 217). Il y a d’ailleurs un paradoxe à ce que les Européens aient une conscience de plus en plus vive des enjeux écologiques, tout en étant les plus réticents à faire des concessions sur leur mode de vie. « Je fais le mal que je ne veux pas, je ne fais pas le bien que je veux », les mots de saint Paul sont plus que jamais actuels.
Il ne faut pas être naïf : beaucoup de décisions cruciales pour l’avenir de l’environnement sont entre les mains des gouvernements, de la communauté internationale, et des grands groupes financiers. À cette échelle, il faut espérer une véritable prise de conscience, mais notre rôle de chrétiens demeure limité à l’exhortation. L’Église peut seulement être la voix qui crie dans le désert, la voix de la conscience. C’est peu et c’est beaucoup.
Mais les chrétiens sont appelés surtout à une éthique écologique du quotidien. Il peut paraître gentillet d’insister sur les nécessités de gestes comme le tri sélectif, le recyclage, etc., mais l’évolution des mœurs montre que ce qui paraissait ridicule dans un premier temps devient progressivement la norme. Sue ce sujet, le pape François rappelle que de telles attitudes doivent être inculquées dès l’enfance pour devenir spontanées. L’éducation a donc un grand rôle dans la conversion écologique, ainsi que la catéchèse. Il est à noter qu’un mouvement comme le scoutisme contribue depuis déjà quelques décennies à promouvoir chez les jeunes une attitude respectueuse de la nature, à la fois sobre et ingénieuse.
« La spiritualité chrétienne propose une croissance par la sobriété, et une capacité de jouir avec peu » (LS, 222). On retrouve ici le thème de la sobriété. Benoit XVI rappelait dans Caritas in veritate que l’achat d’un bien, quel qu’il soit, est un acte moral. Les chrétiens sont invités à retrouver un style de vie sobre quant à la consommation : électricité, nourriture, eau, etc. Saint Thomas d’Aquin écrivait que tout ce qui n’entre pas dans les biens nécessaires à la vie de sa propre famille est dû aux autres : le superflu de nos existences, et il y en a beaucoup, gagne à être partagé. Donner de son superflu n’est que justice, c’est donner de son nécessaire qui est charité. Voilà une conception révolutionnaire et pourtant si traditionnelle ! C’est ainsi que se règlera pour une grande part la crise écologique, qui est aussi une crise sociale : en observant un rythme de vie sobre et soucieux du partage.
Cela passe également par un certain nombre de marqueurs symboliques. Le pape François appelle ainsi les chrétiens à renouer avec l’antique pratique du bénédicité et des grâces, avant et après le repas. Par ce moyen tout simple, le chrétien apprend quotidiennement à être dans une attitude de responsabilité, de gratitude, et de don, par rapport aux biens qu’il consomme. De même, la véritable sanctification du dimanche, non-travaillé, est aussi une manière de s’inscrire dans le respect des rythmes naturels, ceux de l’homme et ceux de la nature.
En cumulant tous gestes quotidiens, et en observant la sobriété sur la consommation, le chrétien travaille non seulement à la préservation de la planète mais encore à sa propre sanctification. Attention à ne pas se méprendre sur le sens de la sobriété évangélique à laquelle le Pape invite pour mieux entrer dans une démarche de conversion écologique. La véritable écologie n’est pas punitive, restrictive et ne veut pas être un retour en arrière. En fait, la sobriété est un usage raisonné et saint des biens que la nature nous procure. En cela comme en tout, l’imitation de Jésus fournit au chrétien le modèle de son action : Jésus n’était pas pauvre au sens de la privation des biens les plus nécessaires, si l’on veut bien lire attentivement l’Évangile. Mais Jésus vivait sobrement, soucieux de partager ce qu’il avait, en particulier avec les plus pauvres et les petits. En suivant le Christ, l’écologie intégrale peut réellement devenir une école de sainteté.
Fr. Jean-Thomas de Beauregard est dominicain de la province de Toulouse.
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[1] Au sens strict, le pape n'appelle pas à se "convertir à l'écologie", mais à une "conversion écologique", en citant les mots de Jean-Paul II. D’aucuns entendent minimiser la portée de l’encyclique Laudato si’, arguant qu’elle n’engage pas l’infaillibilité pontificale. Cela dénote une incompréhension de la distinction des différents degrés d’autorité du magistère. Si tous les textes magistériels n’ont pas la même force contraignante, l’assentiment bienveillant des fidèles est requis à tous les degrés d’autorité.
[2] Les détracteurs de l’encyclique ont dénoncé cette orientation, considérant que les déclarations des évêques d’Amérique du Sud ne valent que dans leur contexte spécifique, et ne s’appliquent pas à l’Église universelle, en particulier pas à l’Europe dont le souci écologique l’exempte de bien des critiques. C’est passer à côté de l’interdépendance mondiale qui caractérise justement la situation écologique d’une part, et du changement inévitable de centre de gravité de l’Église universelle dont le pape François se doit de tenir compte d’autre part.
[3] Jean-Paul II, Message pour la Journée mondiale de la Paix, 1990, cité p. 50.
[4] Thomas d’Aquin, ST Ia. Q.47 art.1.
[5] LS, 8, citation du Discours à Santa Barbara, California (1996) du patriarche orthodoxe Bartholomée.
[6] Jean-Paul II, Catéchèse du 17 janvier 2001, cité en LS, 5.