Les avocats appartiennent à une profession en expansion rapide. Leur régime de retraite, qui fonctionne par répartition, avec deux étages (retraite de base et retraite complémentaire), bénéficie d’un rapport démographique (nombre de cotisants rapporté au nombre de retraités) particulièrement agréable : 65 000 cotisants pour 15 000 retraités, soit 43 pour 10. L’un des objectifs de la réforme en cours est de faire davantage participer les régimes démographiquement favorisés au financement de ceux qui sont lourdement défavorisés par l’érosion du nombre et de la proportion de leurs adhérents actifs (et donc cotisants). Cette réforme a des inconvénients pour ceux qui bénéficiaient d’une rente démographique : dura lex, sed lex.
La Banque de France (BdF) présente une situation aux antipodes de celle de la CNBF (caisse nationale du barreau français) : 15 000 retraités pour 10 000 cotisants. Néanmoins, son régime n’a pas de souci particulier à se faire, car il fonctionne entièrement par capitalisation : il dispose de 14 Md€ de réserves ordinaires et 4,7 Md€ de réserves « spéciales », trésor sagement constitué au fil des ans, sans jamais céder à la tentation classique : demander moins de cotisations, et donc moins provisionner, en se disant « les suivants se débrouilleront ». Précisément la tentation à laquelle le barreau a succombé, en ne demandant pas jadis de faire fonctionner sa caisse de retraite en capitalisation, comme celle de la BdF.
Le personnel de la BdF a eu la sagesse de se comporter en fourmi plutôt qu’en cigale à une époque où il était plus nombreux et avait moins de pensionnés à charge. Ne serait-il pas souhaitable que le Barreau suive, fut-ce tardivement, son exemple ? Pendant encore des années, peut-être même deux décennies, le nombre des avocats en activité dépassera très largement le double de celui des avocats retraités, ce qui permettrait d’accumuler des réserves confortables. Encore faudrait-il avoir le courage de demander la sortie du système national de répartition, et se contraindre ensuite à utiliser une bonne moitié des cotisations pour constituer des réserves dignes d’un régime en capitalisation.
La situation actuelle ne peut pas perdurer : ou bien les avocats entrent avec toutes les autres professions dans le grand régime unique que concoctent laborieusement les amateurs qui essayent de nous gouverner, ou bien ils essayent de faire bande à part, comme la BdF l’a fait jadis, et ils deviennent le deuxième exemple français d’un régime de base en capitalisation.
Peuvent-ils emprunter cette voie avec la même sérénité que nos banquiers centraux ? Hélas non, parce qu’ils s’y prennent nettement plus tard : s’ils s’étaient réveillés plus tôt, ils auraient pu accumuler des réserves environ dix fois supérieures aux maigres 1,7 Md€ économisés sans trop se donner de peine, en profitant de leur situation démographique favorable pour lever des cotisations très légères au regard de celles des « gros » régimes (CNAVTS et AGIRC-ARRCO).
Il n’est pas évident que le législateur autorise la CNBF à faire bande à part en passant à la capitalisation. Mais supposons que nos spécialistes de la défense des causes difficiles plaident si bien la leur qu’ils parviennent à convaincre le Gouvernement et le Législateur de leur donner le feu vert : « si vous voulez avoir un régime bien à vous, rien qu’à vous, allez-y, chers plaideurs, mais bien évidemment il s’agira d’un régime par capitalisation, et vous allez devoir pendant un certain nombre d’années cotiser beaucoup pour augmenter massivement vos réserves, confortables pour un régime en répartition, mais très insuffisantes en capitalisation. » Que faire ? Persévérer dans le grand dessein de l’autonomie, en adoptant une discipline librement consentie, contre laquelle il sera impossible de se battre, ou revenir se fondre dans le grand troupeau de la répartition, en ayant les avantages et les inconvénients qui s’y attachent ?
Jean de La Fontaine a posé la question mieux que je ne saurais le faire : au chien « franche lippée », au loup « tout à la pointe de l’épée ». À vous de choisir ! Encore que, dans le paternalisme où nous baignons, il n’est même pas certain que l’on vous autorise à choisir la liberté. Mais que votre choix, qu’il soit ensuite validé ou non par le Parlement, s’effectue en pleine conscience : jusqu’à ce jour, vous espériez avoir le beurre (la sécurité de la « solidarité nationale ») et une bonne partie de l’argent du beurre (des cotisations modestes au regard des pensions), et voilà que cette agréable période a pris fin. C’est la vie.