• La gouvernance d'entreprise selon saint Bernard de Clairvaux

    Cette importante collection de lettres de saint Bernard au pape Eugène III (Bernardo Paganelli, qui fut moine à Clairvaux sous sa houlette, puis abbé du monastère cistercien de Saint-Vincent-et-Saint-Anastase à Rome) regorge de réflexions fort utiles dans le domaine de la gouvernance et du management; en parfaite cohérence avec ce que peuvent nous apporter par ailleurs  la Règle de saint Benoît ou les Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola. Ces lettres ont été rédigées entre 1148 et 1152. Rassemblées par saint Bernard lui-même dans le De Consideratione ad Eugenium , en cinq livres, elles constituent son dernier ouvrage. Bernard non seulement développe sa pensée propre - dans un style brillant voire élégant-, mais, l’appuyant constamment sur l’Ecriture ou les Pères de l’Eglise, il nous offre un florilège hautement spirituel. Enfin, il est permis de penser que la fréquentation des grands du monde de son époque – qui le sollicitaient constamment- a aussi fourni à Bernard matière à enrichir sa connaissance de la nature humaine  et des grandeurs et périls de ce que nous appelons aujourd’hui «la gouvernance». La Rochefoucauld, La Bruyère ou Chamfort n’eussent point dédaigné certaines maximes du «Docteur savoureux».

    Les citations de saint Bernard apparaissent entre guillemets «  ». Entre crochets [ ] et en italiques, les commentaires de l’auteur de l’article.

    Selon Pierre Dalloz qui a assuré la traduction de ces lettres en 1943[1], saint Bernard est fils spirituel de saint Augustin. Il note que même Luther (moine augustinien à l’origine) et Calvin se sont réclamés du De Consideratione, pour le mettre à leur sauce évidemment. Dalloz établit également un rapprochement entre les Provinciales de Pascal et le De Consideratione. Il conclut la préface de l’édition assurée par le Cerf par ces mots : «Le traité de saint Bernard est surtout destiné au petit nombre de ceux, religieux ou non, qui ont un pouvoir à exercer.»

    Comme nous le verrons de façon plus détaillée, le mot «considération» sous la plume de saint Bernard  est proche de celui de  «contemplation», avec cependant quelques nuances de taille. Il ne s’agit en rien de la considération qu’on peut avoir pour tel ou tel personnage.

    ---oooOOOooo---

                     La gouvernance d'entreprise selon saint Bernard de Clairvaux                                                                               

     

     

     

     

    La gouvernance d'entreprise selon saint Bernard de Clairvaux

     

     

    Lettre CCXXXVIII (au pape Eugène III)

    «Si tu tiens ta mission de Jésus-Christ, tu dois juger que tu n’es pas venu pour être servi mais pour servir.»

    «Ce n’est pas notre but de disposer de votre foi ; nous sommes au contraire les assistants de votre joie.» (saint Paul, II Co 1,23)

    «C’est par l’usage des honneurs que son intelligence s’est perdue.»

    Jérémie 1,10 : «… [je t’ai constitué sur les nations et sur les royaumes] pour que tu défriches et que tu abattes, que tu démolisses et que tu déblaies, pour que tu édifies et que tu plantes.» [En général cette citation est utilisée à l’adresse du Souverain Pontife.]

     «Que la faible durée des pontificats [de tes prédécesseurs] t’annonce la brièveté de tes propres jours…car, c’est l’évidence même, tu suivras dans la tombe ceux que tu as suivi sur le trône.»

    DE LA CONSIDERATION

    Livre I

    «Comme il serait sage de ta part de t’arracher à tes occupations, ne serait-ce que pour un temps, plutôt que de souffrir d’être entraîné par elles et conduit, de manière aussi incertaine qu’insensible, où tu ne veux pas aller ! Veux-tu savoir où tu irais ? A l’endurcissement du cœur… Un cœur endurci est également incapable de craindre Dieu et de respecter les hommes… Voilà où tes maudites occupations ont le pouvoir de t’entraîner, si toutefois, ainsi que tu l’as fait jusqu’alors, tu continues à te consacrer tout entier à elles, en ne réservant rien de toi à toi-même.»

    «Celui qui restreindra en soi la part de l’action, entrera en possession de la sagesse.» (Ecclésiastique XXXVIII, 25)

    Saint Bernard interprète la parole du Christ « Qui m’a institué pour être votre juge ? » (Luc 12,14) dans le sens de la subsidiarité : « Comment ne dédaigneraient-ils pas de juger ces procès de lopins de terre entre les hommes, ceux qui dans les cieux jugeront les anges mêmes ? … C’est en effet sur les péchés des hommes, non sur leurs biens, que tu as pouvoir… » « Il t’appartient [de fermer la porte du royaume des Cieux] aux pécheurs, non aux propriétaires… Ne te semble-t-il pas supérieur en dignité et en puissance de remettre les péchés plutôt que te livrer à des répartitions de domaines ? » [à appliquer cependant avec discernement dans le cas du management d’entreprise !]

    «C’est une chose que d’accorder par occasion quelques instants à ces tâches, en cas de pressante nécessité ; c’en est une autre de s’y adonner par goût…»

    «…de ne te consacrer à l’action ni  tout entier, ni toujours, mais de réserver à la considération une partie au moins de toi-même, de ton cœur et de ton temps. Ce que je t’en dis là, remarque-le, tient compte de la nécessité, non de ce qui serait juste.»

    «Toute action hardie que la prudence n’a point préméditée est fille de la témérité et non de la force.»

    « … assigner et fournir aux uns le nécessaire, retrancher aux autres le superfu.»

    «Rien ne fait  éclater mieux la vérité qu’un exposé simple et bref.»

    Livre II

    «L’esprit des mortels est ainsi fait : ce que nous savons bien quand ce n’est pas nécessaire, nous le perdons de vue dans le besoin.»

     «Apprends que, pour ce travail, tu as besoin d’une houe et non d’un sceptre.»

    «Si tu voulais réunir en toi les deux pouvoirs [spirituel mais aussi temporel] tu les perdrais tous les deux.» (saint Luc 22,26)

    «Je suis moi-même parmi vous comme quelqu’un qui sert.» (saint Luc 22,27)

    «La sagesse des saints qui n’est pas autre chose que la crainte de Dieu… est le bien le plus précieux…. C’en est un autre que l’humilité, et considérable… Je ne sais d’ailleurs pas comment il se fait que cette vertu d’humilité paraît d’autant plus efficace et plus brillante que ceux qui la possèdent sont plus élevés et plus illustres.»

    «Il serait monstrueux de voir associés : âme vile et premier rang, existence infâme et trône suprême, grandiloquence et oisiveté, fécondité et stérilité, visage austère et conduite futile, air d’importance et velléités.»

    «Connais ta propre mesure. Tu ne dois ni t’abaisser, ni te grandir, ni t’échapper, ni te répandre. Si tu veux conserver la mesure, tiens-toi au centre. Le centre est un lieu sûr ; c’est le siège de la mesure, et la mesure est la vertu.»

    «Sois envers toi intransigeant… Fais donc soigneusement la part de ce que tu es par toi-même et de ce que tu n’es que par la grâce de Dieu.»

    «Il faut que ton esprit distingue clairement ce qui relève de ton zèle, de ta clémence et de ce pouvoir d’appréciation qui tempère l’emploi de ces vertus. Je m’explique : dans quels cas dois-tu pardonner, dans quels autres cas dois-tu châtier, dans quels autres cas enfin, attentif à conserver la mesure entre l’indulgence et le châtiment, dois-tu peser les circonstances de temps et de lieu ? Repère bien ces trois points-là…Il arrive souvent, quand le discernement s’obscurcit, qu’ils empiètent l’un sur l’autre, voire même qu’ils se supplantent. Colère et sentimentalité sont les deux causes de ce trouble. L’une amollit le jugement, l’autre l’emporte… L’œil égaré par la colère ne regarde plus avec clémence ; noyé par la sensiblerie larmoyante d’un cœur efféminé, il ne distingue plus ce qui est droit.»

    «Pour moi, je place au premier rang, grand entre tous, celui que la fortune a pu toucher sans que cela se soit traduit, ne serait-ce que par un ton moins naturel du rire ou du langage, ne serait-ce que par un soin plus affecté du vêtement ou du maintien.»

    «Il est un autre [danger pour le juge], ce serait de faire acception de personnes. Ne vas pas croire que tu pécherais légèrement si, au lieu d’accorder toute ton attention à l’appréciation de leurs fautes, tu t’arrêtais à la qualité des prévenus.»

    «Si tu estimes ne rien avoir à craindre [de la crédulité], je saluerais en toi l’unique exception connue de moi parmi tous ceux qui ont été appelés à siéger comme juges.»

    Livre III

     «Je ne pense pas, en effet, que ce soit sans réserve aucune que tu aies reçu, je ne dis pas la possession du monde mais bien, à ce qu’il me semble, un certain pouvoir de le gérer.»

    «Ne serait-ce point à tes yeux une bonne manière  d’occuper le premier rang que de l’occuper avec sollicitude ?... toi aussi, tu ne dois occuper le premier rang que pour  pressentir les besoins, décider des mesures à prendre, que pour remplir fonctions de gérant et de gardes. Tu ne dois l’occuper, ce premier rang, que pour y servir, comme cet esclave prudent et fidèle auquel son maître avait donné autorité sur les gens de sa maison (Mat 24,45 et Luc 12,42).»

    «Pourquoi as-tu reçu l’autorité ?... c’est pour que tu répartisses, non pour que tu commandes.»

    [Saint Bernard évoque la «libido dominandi», la passion de dominer, que saint Jean dans sa description des trois concupiscences appelle «orgueil de la vie».]

    «S’ils[les cardinaux] t’ont choisi pour chef, ce n’est point par considération de tes intérêts  mais des leurs.»

    «C’est la marque d’une âme petite et basse de ne voir dans les inférieurs que le profit à en tirer, et non le bien à leur faire.»

    «Or, c’est l’intérêt bien entendu de ta perfection que d’éviter, et le mal, et également les apparences du mal. Dans un cas tu ménages ta conscience, dans l’autre ta réputation.» (cf. saint Paul, Thess 5,22).

    «L’homme vraiment spirituel… fera précéder tous ses actes de cette triple considération. D’abord : cela est-il permis ? Ensuite : cela est-il convenable [à prendre au sens : «qui convient, qui est adapté», et non «qui plaît au monde»] ? Enfin : cela est-il aussi utile ?»

    «Pardonne-moi de te le dire : on aura bien du mal à me convaincre que puisse être licite ce qui produit aussi abondamment l’illicite.»

    «Non, ton autorité n’est pas la seule qui vienne de Dieu : il y en a aussi d’intermédiaires, il y en a aussi d’inférieures. Et, de même qu’on ne doit pas séparer ceux que Dieu a unis, de même ne doit-on point égaler ceux qu’il a subordonnés.» [cf. le principe de subsidiarité.]

    «L’impunité, fille de l’incurie, est à son tour mère de l’orgueil, la racine nourricière des impudences et des transgressions.»

    Livre IV

    «Fais donc, toi aussi, ce qui dépend de toi.»

    «Bien peu ont les yeux tournés vers les lèvres du législateur, tous n’ont d’attention que pour ses mains.»

    «Pourquoi désespérer de refaire des brebis de ceux qui, de brebis, ont pu devenir des loups ?»

    «J’en arrive à ceux qui siègent à tes côtés, à ceux qui t’aident. Ceux-là ne te quittent pas, ce sont intimes. Aussi bien es-tu, s’ils sont bons, le premier à profiter de leurs qualités, comme tu es le premier à souffrir de leurs défauts, s’ils sont mauvais… certains d’entre eux n’ont pas été choisis par toi, mais t’ont choisi [saint Bernard parle des cardinaux].Cela n’empêche qu’ils ne disposent d’aucun pouvoir que tu ne leur aies, soit concédé, soit permis…. Tiens-toi pour responsable de tout ennui dû à quelqu’un qui, sans ta permission, ne peut rien faire.»

    « Il serait indigne de ta part de revenir trop souvent sur tes décisions. Il ne conviendrait pas que ton jugement fût trop souvent pris en défaut… »

    «Nous autres dans nos monastères, nous recevons tous ceux qui se présentent, avec l’espoir de les rendre meilleurs ; mais c’est le propre de ta cour d’accueillir plus volontiers ceux qui sont bons que de les rendre tels.»

    «Que ton choix se porte donc, non sur ceux qui le désirent et qui s’empresseraient d’accepter, mais sur ceux qui te résistent  et qui  refusent ;à ceux-là, fais-leur violence, fais-les entrer de force… Que leur jugement soit droit, qu’ils soient prudents dans leurs conseils, qu’ils aient du discernement dans leur manière de commander, qu’ils soient actifs dans leur manière d’administrer, qu’ils aient du courage à la besogne !qu’il y ait de la mesure dans leurs paroles… qu’ils soient humbles avec les humbles… mais qu’ils reprennent durement ceux qui sont durs.»

    «S’il t’arrivait de ne pouvoir trouver un intendant qui fût à la fois habile et fidèle, tu devrais préférer celui qui est fidèle.»

    «Ô toi qui instruis les autres, instruis-toi donc toi-même.»

    Livre V

     «Les choses qui sont au-dessus de toi […] ne réclament de ta part aucune action, mais de la spéculation. Tu n’as aucun pouvoir sur ce qui est immuable pour l’éternité, et, à plus forte raison, sur cette partie de l’immuable qui l’est de toute éternité.»

     

    ---oooOOOooo---

    Nous avons rassemblé ici les passages du De Consideratione où saint Bernard explicite le sens du mot «considération».

    « Il est certain que la considération purifie sa propre source, c’est-à-dire l’esprit même qui lui donne naissance. Elle modère en outre les passions, règle l’action, corrige les excès, forme les mœurs, met du bon ordre et de l’honnêteté dans la vie ; elle donne enfin la science, tant de l’humain que du divin. C’est elle qui démêle ce qui est embrouillé, resserre ce qui tend à s’écarter, rassemble ce qui est dispersé, pénètre ce qui est secret, s’attache aux pas de la vérité, passe au crible de l’examen ce qui n’est que vraisemblable, dépiste les inventions et les faux-semblants. C’est elle qui arrête à l’avance ce que l’on doit faire, revient sur ce qui a été fait, afin que rien ne subsiste dans l’esprit qui n’ait été corrigé ou ait encore besoin de l’être. C’est elle qui dans les temps heureux, pressent les revers, mais qui semble n’en point souffrir quand ils sont là. Ce qui, dans le premier des deux cas, est effet de la prudence, dans le second, effet de la force. »

    « Je ne veux pas en effet que tu confondes entièrement considération et contemplation. L’une s’attache à la certitude des choses. L’autre s’applique plutôt à la recherche opiniâtre du vrai. La contemplation [est] une aptitude de l’âme à une intuition juste et infaillible des choses ; ou encore, une aptitude de l’âme à s’emparer sans hésitation de la vérité. La considération par contre, consiste à réfléchir intensément pour découvrir cette vérité ; on peut aussi bien dire qu’elle est une application de l’esprit à sa recherche.»

    «J’appelle dispensative la considération qui  se sert méthodiquement des sens  et des objets sensibles pour mériter, avec leur aide, d’entrer en possession de Dieu. J’appelle estimative la considération qui s’applique à examiner et à peser prudemment chaque chose avec l’espoir de découvrir Dieu. J’appelle enfin spéculative la considération qui se recueille sur elle-même et qui, dans la mesure où elle y est aidée par la grâce, se retranche de l’humain pour contempler Dieu… cette dernière forme de considération est le produit des deux autres.»

    « La première sorte de contemplation, et la plus haute, est l’admiration de la majesté de Dieu… la seconde sorte ouvre les voies à la première : c’est elle qui considère les jugements de Dieu… la troisième sorte de contemplation [c’est] le souvenir des bienfaits reçus de Dieu… ».

     

    ---oooOOOooo---



    [1] Ré-édité par le Cerf, Paris,1986

    « Pourquoi j'adhère à l'AEC (Association des Économistes Catholiques)Tempête sur les remboursements santé : mais au fait, comment ça se passe à l’étranger pour les modèles de sécu qui fonctionnent... et ceux qui déraillent »
    Partager via Gmail Yahoo!

  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :