• Une évolution du droit des entreprises vers le bien commun ou la RSE?

    Certains auteurs voient dans l’objet social des entreprises prévu par le Code civil, un encouragement à la poursuite exclusive des résultats financiers au profit des actionnaires et au détriment des salariés, des autres parties prenantes et de l’investissement dans l’outil de production. Une modification des statuts et des pactes d’entreprise faciliterait la réorientation des entreprises vers la responsabilité sociétale et/ou la contribution au bien commun. L’objet de cet article est de rapprocher les ouvrages suivants :

    -          «Refonder l’entreprise», Segrestin et Hatchuel, Seuil, La république des idées, 2012

    -          «La «Société à objet social étendu», un nouveau statut pour l’entreprise», de Segrestin, Levillain, Vernac et Hatchuel, collectif des Bernardins, Paris, Presse des Mines, collection Economie et Gestion, 2015

    -          «La société de capitalisme solidaire, instrument du bien commun», Pinot de Villechenon, Presses universitaires de l’IPC, 2017.

    En effet, ces trois ouvrages, et en particulier les deux derniers cités, militent pour un ré-équilibrage de l’entreprise en direction du bien commun et/ou de l’utilité sociale, au-delà du seul profit, reconnu comme nécessaire mais loin d’être suffisant. Pour cela, l’entreprise doit être refondée et disposer d’une armature juridique adaptée à ce ré-équilibrage et à la recherche de l’impact social et environnemental. On rejoint donc les notions d’impact investing (pour les investisseurs preneurs de parts de capital) ainsi que d’économie sociale et solidaire.

    Universel est le constat d’une faillite sociale du modèle d’entreprise ultra-libéral, focalisé sous la pression des actionnaires sur la seule maximisation du profit à court terme. Les corrections plus ou moins radicales proposées pour s’en affranchir sont d’une grande diversité et relèvent en fait d’une vision aussi politique (au sens non-galvaudé du terme), éthique (idem) qu’économique. Des rayonnages entiers de librairies sont consacrés à ce grave sujet. L’Eglise catholique a de tout temps (disons depuis Léon XIII 1891 pour faire simple) proposé une vision de la société répondant à ces enjeux et cherchant à prévenir les dérives gravissimes que nous vivons actuellement : c’est la Doctrine sociale de l’Eglise, DSE.

     

    Les outils statutaires proposés ici font sans aucun doute partie des solutions.Il est permis de penser, sans être expert en droit des entreprises, qu’ils créeront nettement moins de problèmes qu’ils ne contribueront à en résoudre.

     

    1/ «Refonder l’entreprise»

     Segrestin et Hatchuel, qui commentent leur constat d’une crise de la gouvernance et du management « traditionnel » de l’entreprise, en identifient un certain nombre de causes et proposent quatre principes de refondation :

    -        *  favoriser et stimuler le potentiel d’action et la création collective,

    -        * repenser et restaurer le rôle du dirigeant et la notion d’autorité (liée à celle de croissance)[1] : donner au dirigeant une habilitation plutôt qu’un mandat,

    -      * susciter un collectif engagé pour l’entreprise : au-delà du droit commercial et de la notion de partie prenante (sans les abolir), la notion d’engagement, écho de celle d’ affectio  societatis ,

    -          * encourager la solidarité de l’action collective.

     

    2/ La SOSE (Société à objet social étendu)

    Une évolution du droit des entreprises vers le bien commun ou la RSE?

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Les mêmes auteurs entourés cette fois d’un groupe de travail sous l’égide des Bernardins et de la Fondation Sophia Antipolis, approfondissent une des voies de ré-équilibrage de l’entreprise pour échapper à la dictature du profit maximal à court terme : la prise en compte des dimensions sociales, sociétales et environnementales de son activité, autrement dit la RSE (responsabilité sociétale des entreprises).

     2.1 Segrestin, Hatchuel & alii commencent par rappeler que la notion d’objet social étendu existe déjà de par le monde , de facto sinon de jure : entre autres les expériences anglo-saxonnes de Benefit Corporation ( http://benefitcorp.net/) et de Flexible Purpose Corporation. Ils notent plusieurs tentatives antérieures à la Benefit Corp et à la FPC ont avorté sur des questions de transparence et de contrôlabilité notamment[2]. Parmi les diverses tentatives d’élargissement de l’objet social des entreprises, l’ouvrage cite :

    -      Company Act 2006 au Royaume-Uni (prise en compte de l’intérêt à long terme de l’entreprise et de ses différentes parties prenantes)

    -      Mission-driven companies ; Profit with Purpose companies

    -      Société à finalité sociale (BE)

    -      Community interest company (UK)

    -      SCIC (société coopérative d’intérêt collectif) (FR)

    -      Benefit Corporation, Flexible Purpose Corporation, L3C (low-profit limited liability company), Socially Responsible Corp. (USA)

    -       Impresa sociale (IT)

    Les auteurs rappellent, autour des articles 1832[3] et 1833 du Code civil, comment l’objet social a été séparé de l’intérêt social (le Code de commerce de 1807 subordonnait la création des sociétés à l’intérêt général…) Ils mentionnent également que c’est la personne morale créée par l’immatriculation de la société qui détient les actifs, et non les actionnaires apporteurs de capitaux.

    2.2 Nos auteurs proposent donc ni plus ni moins qu’une modification législative et réglementaire, permettant d’étendre l’objet social des entreprises au-delà de la seule question de la performance financière et économique. Toute entreprise, quelle que soit sa forme (SA, SARL, SAS ou SCOP) pourrait inscrire dans ses statuts des objectifs sociaux ou environnementaux. L’appellation « étendu» signifie que ces objectifs vont au-delà de la simple spécification dans les statuts du domaine d’activité de l’entreprise. L’objet social étendu peut être : caritatif ou d’intérêt général ; impact positif  social ou environnemental, impact positif sur telles ou telles catégories de parties prenantes.

    L’évolution vers l’OSE devrait respecter trois principes :

    -      définition dans les statuts, d’une mission ou d’un objectif humain, social ou environnemental

    -      engagement des associés («mission-lock»)

    -      mise en place d’un mécanisme de contrôle/évaluationde la mission (y compris par un «tiers certifié»).

    Toute nouvelle mission devrait être approuvée (et donc cautionnée) par les actionnaires à une majorité qualifiée, avec droit de sortie.

    L’ouvrage se clôture sur des exemples réels, tels que Nutriset, CO Conseil & Stratégies…

    3/ La SCS (Société de capitalisme solidaire)

     Une évolution du droit des entreprises vers le bien commun ou la RSE?

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    3.1 Le problème

    La majeure partie de l’ouvrage est consacrée à une analyse critique et serrée des dérives du capitalisme libéral et de la perte de vue du bien commun; la notion de société de capitalisme solidaire, SCS, n’est développée que dans les dernières pages.

     Le «pari» de l’auteur est que la mise en place d’un instrument juridique adapté, le pacte solidaire entre apporteurs de capitaux et salariés de l’entreprise,  ré-orientera le fonctionnement des entreprises vers le bien commun et non vers la maximisation permanente du profit et du rendement financier. C’est en effet un pari, car on agit là sur les moyens et non sur les fins, sur les effets et non sur les causes. La SOSE comme on  l’a vu plus haut, agit sur les statuts, la SCS agit sur un pacte de salariés qui fait pendant au pacte d’actionnaires, mais les motivations sont les mêmes : rendre à l’entreprise sa véritable raison d’être, qui est de contribuer au bien commun avant de contribuer au bien matériel particulier des actionnaires.

    L’auteur commence par stigmatiser, à juste titre, la poursuite permanente de la maximisation des gains au détriment du bien commun. Il reproche à Adam Smith d’avoir fourvoyé des générations d’économistes en laissant entendre avec sa « main invisible » que la recherche des intérêts particuliers, dans les limites de la morale, conduisait à l’intérêt général voire au bien commun ; c’est en effet le credo du libéralisme économique.

    Sans mentionner explicitement la DSE dans la première moitié de son livre, Villechenon se réfère à la notion catholique de bien commun à peu près dans les termes de Jean XXIII.  L’auteur convoque ensuite la notion de solidarité associée à celle de gratuité (sans attente de contrepartie), donc au-delà de l’échange purement marchand et du seul profit, mais sans s’opposer à lui.

    Il s’agit non de rejeter mais «d’apprivoiser» le capitalisme «privé» (expressions de l’auteur). Olivier de Villechenon distingue vigoureusement économie de marché et capitalisme privé. Selon lui le capitalisme privé est un mode de production parmi d’autres, dans le cadre de production de l’économie de marché. L’affirmation est discutable, mais permet de sauver à la fois l’économie de marché et le capitalisme, moyennant quelques remèdes énergiques. Il présente l’économie de marché comme un des trois cadres possibles de production, les deux autres étant l’économie domestique (Chesterton n’est pas loin…) et l’économie administrée. Le cadre de l’économie de marché permet cependant d’autres modes de production, tels que les coopératives et les mutuelles). Villechenon nous fournit (p 33) une définition du capitalisme privé : « mode de production fondé, comme les mutuelles et coopératives, sur la propriété privée des moyens de production, la libre entreprise, la décentralisation des décisions économiques mais aussi sur la rémunération du capital investi et la recherche exclusive des gains de quelque façon que ce soit.» Parmi les causes de la situation actuelle, Villechenon met en avant la volonté (de la plupart) des acteurs eux-mêmes comme des économistes scientistes, d’affranchir l’économie de l’éthique. Il souligne également le caractère protéiforme du libéralisme économique.

    Olivier Pinot de Villechenon identifie quatre dérives majeures de l’économie de marché en France :

    -      dérive politique (hypertrophie de l’économie administrée)

    -      dérive capitaliste (conception erronée de la richesse produite, masse monétaire fictive ou sans contreparties réelles, produits dérivés, dictature de la finance sur l’entreprise et sur la consommation, accaparement des richesses et du pouvoir…)

    -      dérive idéologique (« ce qu’on peut raisonnablement reprocher au capitaliste, ce n’est pas son état, c’est l’usage qu’il faut de son pouvoir et la poursuite constante de l’accroissement de ce pouvoir » ; ultra-libéralisme immoral,)

    -      dérive anthropologique (perte de vue du sens et de la préséance du travail sur le capital, réduction de l’homme à un simple facteur de production, inversion des causes et effets entre emploi et croissance...

    Il nous fournit au passage une information intéressante : en 2016, la part de l’Etat en France a atteint 57,6% du PIB (notion de PIB qu’il remettra fortement en question plus loin).Cette hypertrophie de l’économie administrée est une des causes du déclin économique français : réduction de la production, assistanat, coût de l’Etat,… De même il nous apprend que les associations, fondations, mutuelles et coopératives pèsent 10% du PIB et 12% des emplois privés en France.

    A chaque dérive, Villechenon propose une série de remèdes et de mesures concrètes.

    Il insiste de façon intéressante sur le fait que la production doit être maximale, dans le sens bien précis d’impliquer un maximum de salariés ou collaborateurs (on peut maximiser la production par l’automatisation, les gains de productivité à effectifs constants etc.)

    3.2 Une partie de la solution : La société de capitalisme solidaire

    Etre solidaire c’est allier la prise en compte du bien commun avec la recherche nécessaire du profit.

    Articles 1832 du Code civil sur les sociétés :

    Villechenon propose un ajout fondamental à l’article 1832 du Code civil déjà cité : (il supprime «commune» dans l’existant) :

    «La société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie, en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter.» «Toute société a la faculté de concourir au bien commun, par ses initiatives et ses investissements, à l’occasion ou au-delà de la réalisation de son objet social particulier.»

    L’auteur préconise donc de « greffer » (sic) sur le statut des sociétés anonymes, parallèlement et synallagmatiquement au pacte d’actionnaires (les deux pactes se conditionnent mutuellement) un pacte de développement solidaire entre les actionnaires et les salariés (Villechenon utilise le mot «travailleurs» de préférence à «salariés» ou «collaborateurs» de façon un peu étrange car teintée de marxisme, qui ne semble pas être son idéologie préférée). Ce pacte de développement solidaire décrit les modalités de relations sociales au sein de l’entreprise et avec les parties prenantes, ainsi que les objectifs sociaux que tous se proposent de poursuivre.

    4/ Quelques commentaires

            Les deux approches (SOSE et SCS) ont en commun de proposer d’agir sur les moyens plutôt que sur les fins : les statuts ou les pactes sont des instruments au service d’un but ou d’une vision. Ces moyens sont nécessaires et viendraient combler des lacunes profondes. Ils n’ont cependant de sens que dans un contexte politique et économique qui remet – ce qui est d’ailleurs le point de départ des deux ouvrages- l’économique et le profit à leur juste place, au service du bien commun. Le dysfonctionnement majeur et pas du tout fortuit des sociétés occidentales actuelles, française en particulier, est que l’économique a pris – par défaut- la place du politique et asservi ce dernier (et les particuliers). Cela se traduit par une inversion (au sens révolutionnaire du terme, mettre en haut ce qui devrait rester en bas, et inversement) : la finance, donc le profit/plus-value maximale à court terme pilote l’orientation des capitaux vers les entreprises de production de biens et services et sélectionnent celles-ci non pas sur leur utilité sociale mais sur leur profitabilité. Dans une économie digne de ce nom, les entreprises/la production sont là pour fournir – tout en gagnant leur vie – ce dont les membres de la société ont réellement besoin pour vivre bien (la partie matérielle du bien commun) et l’argent doit aller là où les entreprises en ont besoin pour assurer leur mission. Les propositions SOSE et SCS rendent juridiquement possible ce retournement, mais ne suffisent pas à le rendre effectivement possible.

    On portera au crédit de la SCS qu’elle contribue à ré-équilibrer la hiérarchie travail/capital, qui actuellement est inversée (le capital a pris le pas sur le travail, réduit à un facteur de production ; alors que c’est le travail qui innove et crée).

    Le lecteur aura remarqué également la complémentarité des deux approches : la SOSE agit sur les statuts, la SCS sur les pactes (d’actionnaires et de salariés).  Comme indiqué en introduction, on peut penser sans être expert en droit des entreprises, qu’ils créeront nettement moins de problèmes qu’ils ne contribueront à en résoudre.

    Enfin, on constate que l’ouvrage d’Olivier Pinot de Villechenon a pour pierre angulaire le bien commun (pratiquement au sens explicitement catholique du terme), tandis que celui de Blanche Segrestin et Armand Hatchuel se réfère à la responsabilité ou vocation sociale de l’entreprise, sans évoquer sauf passagèrement la notion de bien commun. Les deux sujets ne sont pas disjoints, mais le rapport n’est pas explicite. La RSE peut être conçue comme le service du bien commun. Beaucoup la conçoivent comme une mise en œuvre de l’idéologie du développement durable, ce qui est différent. Le colloque «Liberté économique et Bien commun» de l’AEC en 2016 ( https://presses-universitaires.univ-amu.fr/liberte-economique-bien-commun) a permis d’aborder cette distinction, et plus globalement la compatibilité entre libéralisme économique et bien commun.



    [1] On (re) lira à ce sujet avec profit l’ouvrage de Louis Salleron : Autorité et commandement dans l’entreprise- 1960, Entreprise moderne d’édition, éditions 1978, notamment ce qu’il dit sur le sens du mot auctoritas.

    [2] Constat à rapprocher peut-être de l’article célèbre de Milton Friedman contre la notion de RSE (CSR) :«La responsabilité sociale de l’entreprise est d’augmenter ses profits», NYT Magazine, 13/09/2970. Dans cet article Friedman explique entre autres pourquoi il serait subversif et dangereux de confier aux dirigeants non-actionnaires des responsabilités du type RSE.

    [3] «La société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie, en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter.»

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