• "Quand la Commission européenne ne croit pas une seconde aux promesses du gouvernement français sur le respect des 3% de déficits pour 2018", par Jacques Bichot

    Interview de Jacques Bichot publiée le 11 novembre 2017 sur Atlantico.Télécharger la version pdf.

    Atlantico : Selon les dernières estimations de la Commission européenne, le déficit de la France est attendu à la hausse pour l'année 2018, à 3.1% du PIB. Une situation qui ne serait pas une conséquence conjoncturelle puisque le déficit structurel est également attendu en hausse pour la prochaine année. Comment expliquer une telle situation alors que le contexte économique semble s'améliorer ?

    Jacques Bichot : Le déficit des administrations publiques françaises est devenu chronique depuis plus de 20 ans. En 1996, la dette publique au sens de Maastricht représentait environ 57 % du PIB ; elle atteint 97 % actuellement ; sa progression a été plus ou moins rapide selon les années, mais elle n’a jamais cessé, le secteur public français a toujours été nettement déficitaire, et dans des proportions suffisantes pour maintenir ou accroître, selon les années, le poids de la dette en proportion du PIB. Flirter avec la limite des 3 % de déficit public imposée par les traités européens est une constante de la gouvernance politique « à la française » ; cela nous différencie de l’Allemagne qui, après de forts déficits dus à la crise, a renoué avec l’équilibre et même avec un léger excédent.

    Cette addiction au déficit public a évidemment plusieurs causes, mais il en est une qui me parait particulièrement importante, c’est l’incompétence managériale de nos gouvernants. L’État, les collectivités territoriales, la sécurité sociale, emploient des millions de personnes sans que leurs responsables aient, pour une proportion suffisante d’entre eux, un savoir-faire suffisant dans chacun des deux domaines névralgiques : les règles du jeu, qui fixent les tâches à accomplir, et la conduite des équipes qui ont mission de faire concrètement le travail.

    Deux exemples relatifs l’un aux « règles du jeu » et l’autre au management des équipes suffiront pour comprendre où se situe le « hic ». Prenons d’abord nos trois douzaines de régimes de retraites par répartition : leur existence fait que dix retraités français perçoivent en moyenne 25 pensions, ce qui veut dire que le travail de tenue de leurs dossiers durant toute leur vie active, puis de liquidation de leurs pensions, et enfin de versement de leurs pensions, est effectué 25 fois, alors que 10 fois suffiraient si l’on avait unifié tous ces régimes en un seul, comme d’ailleurs l’actuel Président de la République s’est engagé à le faire. Cela signifie concrètement que le travail de plusieurs dizaines de milliers d’agents de la sécurité sociale aurait dû être économisé, ainsi que nombre d’investissements en locaux et en matériel informatique. Le gaspillage qui résulte de cette absence de réforme systémique s’élève au moins à 2 milliards d’euros par an, et peut-être trois.

    Deuxième exemple, la façon dont on travaille dans certaines administrations. Le sociologue Michel Crozier a réalisé sur ce sujet, il y a déjà plusieurs décennies, des travaux remarquables montrant comment l’organisation du travail et les stratégies des responsables de petites équipes aboutissaient à d’énormes déperditions d’énergie. Les ouvrages de Michel Crozier n’ont servi à rien, mais sa qualité d’universitaire respecté lui a évité d’être persécuté pour avoir levé le voile sur plusieurs causes majeures de sous-productivité. Zoé Shepard – c’est son nom de plume – eut un sort plus funeste, au début de cette décennie. Entrée enthousiaste dans la fonction publique territoriale, cette jeune femme fut rapidement dégoutée par l’organisation méthodique du tirage au flan qu’elle y  découvrit et, faute d’être entendue par sa hiérarchie, elle écrivit un livre, Absolument débordée (Albin Michel, 2010) pour expliquer ce qu’elle avait vu, entendu et vécu. Résultat des courses : au lieu d’être mise en situation de gérer un service de façon efficace, elle fut tancée, mise à pied, persécutée. Plus récemment le général de gendarmerie Bertrand Soubelet fut mis sur une voie de garage pour avoir révélé à une commission parlementaire quelques vérités concernant le fonctionnement de certains services. L’ouvrage qu’il a tiré de cette expérience, Tout ce qu’il ne faut pas dire (Plon, 2016), mérite d’être lu.

    Le déficit chronique de nos services publics tient donc largement à la conjonction de l’incompétence (ou parfois du manque de courage) des hauts fonctionnaires et des hommes politiques en charge de l’organisation, et au laisser-aller qui s’est développé à l’intérieur de nombreux services.


    2 - Peut-on considérer que les promesses du candidat Emmanuel Macron se sont évanouies au fil des mois ? Comment peut-on évaluer le partage de responsabilités entre le gouvernement actuel et le précédent ?

    J’ignore si Emmanuel Macron a réellement comme objectif l’amélioration des performances des administrations françaises. Son projet de fusion de nos 36 régimes de retraite plaide en sa faveur pour ce qui est de s’attaquer au premier facteur d’inefficacité de nos services publics (des structures ubuesques).

    En ce qui concerne le second facteur, à savoir la productivité du personnel dans chaque service, je ne sais pas s’il s’en préoccupe, et s’il le fait il est trop malin pour en parler sur la place publique, c’est un sujet qui peut valoir grèves et
    inimitiés.

    Le président de la République et les gouvernements du précédent quinquennat ont évidemment une grande part de responsabilité dans le déficit actuel, mais les équipes précédentes, de droite comme de gauche, ont elles aussi contribué à maintenir ou aggraver le manque d’efficacité chronique et en quelque sorte structurelle des services publics français qui est la cause principale de nos malheurs budgétaires.


    3 - Peut-on considérer que les réformes prévues pour ce quinquennat permettront de résorber le déficit français ?

    En l’état actuel de mes informations, rien ne me permet de penser que nous allons évoluer rapidement vers un réel souci d’améliorer la productivité des personnels qui assurent l’action publique. Pour l’instant, les mesures prises
    concernent plutôt les décisions budgétaires qui n’impliquent pas de changement notable dans la manière de travailler. La mesure d’économie imposée à nos forces armées, qui a provoqué la démission du Chef d’état-major, n’est pas de
    nature à me rendre optimiste : repousser des achats de matériels nécessaires pour l’efficacité de nos troupes aura probablement comme effet d’augmenter la facture le jour où ces armes, ces véhicules et autres équipements seront livrés. Au total, on dépensera plus, mais un peu plus tard, ou bien on réduira le niveau des équipements, et nos armées pourront moins bien faire leur travail, avec plus de pertes. Quel gâchis !

    Cela conduit à dire un mot d’une mentalité semble-t-il assez répandue chez les budgétaires : obnubilés par le court terme, par le déficit de l’exercice en cours et du suivant, ils négligent trop le long terme, les réformes parfois onéreuses dans l’immédiat mais très rentables à moyen ou long terme.

    Pour gagner en productivité, il faut dans bien des cas investir, et cela coûte évidemment en trésorerie. Malheureusement, les règles de la comptabilité publique et les règles européennes n’incitent guère à bien distinguer les dépenses d’investissement et les dépenses de fonctionnement. N’importe quel commerçant ou artisan sait que s’il emprunte pour agrandir sa petite entreprise qui a beaucoup de succès, cela n’a rien à voir avec un déficit, tandis que s’il doit le faire pour payer ses deux employés qui passent beaucoup de temps à se tourner les pouces en attendant la clientèle, la situation est grave. La comptabilité publique ne fait pas systématiquement et correctement cette distinction entre le bon endettement et le mauvais : c’est une lacune à laquelle il faudrait absolument porter remède.

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  • Commentaires

    1
    Dimanche 12 Novembre 2017 à 09:22

    Oui, l'addiction au déficit public est aggravée dans un pays désinvolte avec la distinction entre charges et investissements. Elle est aussi fondamentale en économie que celle entre flux et stocks. Le moins 3 édicté par les accords de Maastricht est une ineptie conceptuelle parce qu'il vise un plafonnement en finances publiques à la fois des charges publiques relativement aux produits et de l'endettement public. Cela en fait un bricolage révélateur d'un manque de compétence économique dans la haute fonction publique et la classe politique. Que les investissements publics soient et restent entièrement financés par de l'endettement public ne présente que des avantages pourvu qu'il soit considéré que les charges publiques, comme les charges des ménages, ne doivent pas être cofinancées par du crédit.

    En tant que membre de l'AEC, je souhaite que mes collègues se prononcent sur la question que voici : la doctrine de finance publique (et associative : elle vaut aussi pour les diocèses et pour le Vatican) -- la doctrine de finance publique que je viens de résumer doit-elle être proposée à son intégration dans la DSE (Doctrine Sociale de l'Eglise), laquelle est à destination des bonnes volontés dans tous les pays du monde y compris bien sûr ceux où les finances publiques sont les plus dégradées. Caritas in veritate.

    2
    Dimanche 12 Novembre 2017 à 10:21

    La règle de bon sens qui est proposée, accompagnée d'un complément relatif aux amortissements ou précisée en indiquant "investissements nets", est plus précise que ce que contient la DSE, mais ceux qui connaissent mieux la façon ecclésiale de procéder vont, j'espère, nous le dire !

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