Blog de l'AEC, Association des Économistes Catholiques
Le sujet de Dreher est : «Quelles dispositions pratiques les chrétiens doivent-ils prendre dans l’organisation de leur existence, pour pouvoir transmettre à leurs enfants une vision du monde et des pratiques chrétiennes, sans qu’ils soient submergés par le relativisme athée et le matérialisme ambiants, voire l’anti-christianisme agressivement militant ? Et pour eux-mêmes pouvoir vivre en chrétiens dans un monde qui non seulement ne l’est plus mais multiplie les obstacles à une vie conforme à la foi chrétienne, notamment à la doctrine catholique.» La vie dans la Cité étant intimement liée à la vie économique, il n’est pas impertinent de proposer une recension de ce livre dans les colonnes de l’Association des Economistes Catholiques.
Le titre original est «The benedict option : a strategy for christian in a post-christian nation» (Sentinel- Penguin Random House 2017). Dreher, chrétien étiqueté comme «journaliste conservateur engagé»[1], traite clairement des Etats-Unis et rien que des Etats-Unis. «Ce livre a été écrit par un chrétien américain pour un public américain», annonce-t-il. Il a cependant fait dernièrement une tournée en France pour la promotion de son livre et annoncer de vive voix ses recommandations et mises en garde : http://leparibenedictin.fr/?page_id=43 . En effet, si tout est loin d’être transposable, nombre de constats sont valables en Europe notamment en France, ou peuvent avoir valeur prophétique (concernant la poursuite de la déchristianisation active de la société, le durcissement et la multiplication des lois incompatibles avec la foi chrétienne par exemple).
Le livre est préfacé par un journaliste indépendant, Yriex Denis, proche des «écologistes intégraux» (http://revuelimite.fr/accueil) qui écrit aussi dans L’incorrect, La Nef etc.) Le préfacier affirme qu’on trouve sans difficulté des résonances ou des correspondances entre les préoccupations étatsuniennes de Dreher et la situation du christianisme en Europe notamment en France. Nous serons un peu plus réservé, ayant dû faire des efforts d’immersion mentale dans la société américaine pour transposer certaines problématiques (celle des artisans pâtissiers qui refusent de faire des gâteaux de mariage pour des homosexuels par exemple, et les conséquences qu’ils en subissent ; ou, de façon plus classique, la vision américaine de la vie associative). Pour bien faire et éviter des contresens trop massifs, il faudrait relire au préalable Tocqueville, Sorman, Kagan, Revel, Howard Steven Friedman et quelques autres pour se replonger dans l’ambiance d’Outre-Atlantique. Encore une fois, il est possible que certaines situations actuelles aux USA soient des signes avant-coureurs pour la France.
Un autre point peut être déroutant pour un catholique «monochromatique» (autrement dit fixé depuis longtemps dans tel ou tel courant de l’Eglise catholique) surtout s’il est plutôt «conservateur» (au sens de la sociologie du catholicisme) : l’éclectisme de Dreher. Non seulement son parcours personnel (qu’il n’est pas question de critiquer) l’a mis en contact avec de nombreuses variantes du christianisme, mais dans sa position actuelle il puise sans hésiter à toutes les sources qui lui semblent bonnes. La sagesse bénédictine en est une. Pour faire simple, on aurait attendu un tel livre d’un oblat bénédictin plus que d’un orthodoxe (russe en l’occurrence). Comme quoi la tunique du Christ a beau être divisée, elle n’en reste pas moins l’unique tunique du Christ.
Tout chrétien européen, peut se sentir concerné et en mesure de commenter ce livre. C’est ce que nous allons tenter de faire. Se pose également la question de savoir si la référence à l’ordre de saint Benoît comme modèle analogique de survie chrétienne dans le monde paganisé d’aujourd’hui, est pertinente dans le cadre de ce livre. Autrement dit, si Rod Dreher a raison d’enrôler saint Benoît au service de sa cause, quelque noble qu’elle soit. A cela, seul un bénédictin peut répondre. N’étant pas bénédictin mais simple sympathisant, nous nous contenterons de renvoyer plus loin à quelques ouvrages de bénédictins ou déclarations pontificales sur le monachisme occidental.
Présentons d’abord l’auteur (clé indispensable pour comprendre le livre), puis l’ouvrage, pour terminer par quelques commentaires, en passant par quelques considérations sur les aspects économiques des problèmes soulevés par Dreher.
1/ L’auteur
Né en 1967 dans une famille méthodiste, Dreher se convertit au catholicisme en 1993 puis à l’orthodoxie (russe) en 2006 (voir les pages 158 et 166 du livre). En revanche «radical orthodoxy» [2], mouvement anglo-saxon de rénovation théologique au confluent de l’anglicanisme et du catholicisme, ne semble pas faire partie de ses références. Dreher, tout en affichant de solides bases doctrinales, se place sur le terrain de la praxis plus que de la théologie.
L’édition française est dédiée au Père Jacques Hamel, rituellement égorgé au nom d’Allah pendant sa messe dans son église de Saint Etienne du Rouvray le 26 juillet 2016. Rod Dreher a également une dévotion particulière pour sainte Geneviève (qui arrêta les Huns aux portes de Lutèce en 451) ; ça se comprend assez bien à la lecture de son ouvrage, qui réagit à l’engloutissement en marche, par le matérialisme et la barbarie, des îlots de chrétienté occidentale substituants (the Remnant…).
On aura donc compris que malgré le titre, Dreher ne parle pas «au nom des chrétiens» à partir du catholicisme (saint Benoît) ou de l’orthodoxie russe, ou de tel ou tel protestantisme etc. mais qu’il parle «à tous les chrétiens». Dreher emploie le terme «traditionnel» pour désigner le catholicisme ou le protestantisme ou l’orthodoxie antérieurs aux années 60. Le moraliste Alasdair McIntryre (cf. After Virtue par exemple) est une de ses références. Ce dernier (il est loin d’être le seul) affirmait entre autres que bientôt il ne serait plus possible à ceux qui désirent mener une existence en accord avec les vertus de la tradition de participer activement à la société contemporaine.» McIntyre appelait de ses vœux «un nouveau saint Benoît», faisant référence à l’action bénédictine au cœur de la construction de l’Europe médiévale, dans toutes ses dimensions.
2/ Le livre
Le livre de Dreher commence par exposer les défis que pose aux chrétiens «l’Amérique post-chrétienne» et dans sa seconde partie, montre comment le mode de vie prescrit par la Règle de saint Benoît peut être valablement adapté à l’existence des laïcs chrétiens modernes, dans les domaines de la politique, de la foi, de la famille, de la communauté, de l’éducation et du travail.
Il termine son exorde dans un style assez bénédictin : «Je vous invite, lecteur, à garder à l’esprit… que ce nouveau [saint] Benoît que Dieu appelle à œuvrer à la consolidation de son Eglise pourrait bien être… vous.»
2.1 Considérations générales (citations du livre)
«En 2012… Benoît XVI déclara que la crise spirituelle que traversait notre culture était la plus grave depuis la chute de l’Empire romain au Vème siècle. »
«… L’Eglise [ …] ne forme plus les âmes mais satisfait aux exigences du «moi» de chacun.»
2.1.1 Une belle trouvaille, pour désigner un courant de spiritualité effectivement assez répandu autour de nous, dans l’Occident post-chrétien : la notion de Déisme Ethico-Thérapeutique (p. 33) :
- il existe un Dieu qui a créé le monde, le régit et veille sur les hommes ici-bas ;
- Dieu attend des hommes qu’ils soient bons, gentils et justes envers les autres, comme il est dit dans la Bible et la plupart des religions ;
- le but premier de la vie est d’être heureux et de se sentir en paix avec soi-même ;
- il n’est pas besoin que Dieu intervienne beaucoup dans la vie, sinon lorsqu’on a besoin de lui pour résoudre un problème ;
- les bons vont au Paradis après leur mort.
Cela revient à : «considérer Dieu comme un thérapeute cosmique, être content de soi et être gentil avec les autres.»
Le problème du DET [outre le fait qu’il contredit l’enseignement de l’Eglise catholique (cf. les actes de foi, d’espérance et de charité ainsi que le Credo] est qu’il revient à dire que l’important est l’estime de soi, le bonheur subjectif et la bonne entente avec les autres. Le DET est la religion naturelle d’une culture qui révère le Moi et le confort matériel (une sorte de MASDU, Mouvement d’Animation Spirituelle de la Démocratie Universelle[3]). La plupart des «chrétiens» sont des individus «éthiquement engagés», qui ne pratiquent pas réellement la morale chrétienne.
«Nous ne sommes gouvernés ni par la foi ni par la raison… mais par l’émotivisme, qui veut que les choix moraux ne soient autre chose que l’expression de ce qu’un individu ressent juste lorsqu’il a à choisir.»
2.1.2 «Vivre «après la vertu» (cf. McIntyre) c’est vivre dans une société qui non seulement se trouve incapable de s’accorder sur ce qui constitue une croyance vertueuse, mais encore doute de l’existence même de la vertu … Pour cela, il faut
- abandonner les standards moraux objectifs ;
- refuser tout discours contraignant… autre que celui librement choisi par l’individu ou établi par lui ;
- rejeter la mémoire du passé, considéré comme hors de propos ;
- prendre ses distances avec la communauté et les obligations sociales non-choisies.»
«… Nos scientifiques, nos juges, nos princes, nos universitaires et nos scribes, tous oeuvrent à détruire la foi, la famille, les sexes et jusqu’à la définition de l’être humain… La politique (au sens contemporain) ne sous sauvera pas.»
«Les thérapies chrétiennes [enseignent] comment se mettre en conformité avec un ordre supérieur à nous… la psychologie [enseigne] aux hommes comment se contenter d’être ce qu’ils sont.»
Dreher décrit «classiquement» l’évolution de la pensée et de la vision du monde occidentale : scolastique avec sa métaphysique réaliste, nominalisme, Renaissance, Réforme, Révolution, Romantisme… allant de plus en plus vers l’individualisme subjectif et narcissique. Philip Rieff : «L’homme religieux naissait pour le salut. L’homme psychologique naît pour la satisfaction.» (The Triumph of the Therapeutics : Use of Faith after Freud, Wilmington ISI Books, 2006).
«L’approche consumériste de la vie paroissiale…» (quitter l’église dès la fin de l’office etc.)
«Trop de communautés chrétiennes aux Etats-Unis fonctionnent comme des centres de loisirs vaguement recouverts d’un glaçage moral… traitant le culte comme une activité de consommation et permettant aux paroissiens de se conduire en atomes éclatés et irresponsables.»
«La technologie n’est pas moralement neutre : « Les croyances théologiques et métaphysiques des cultures pré-modernes déterminaient la façon dont elles utilisaient leurs outils…nos outils se sont retournés contre nous et ont gagné le pouvoir de rediriger nos convictions métaphysiques et théologiques. La cause en est que «l’homme technologique» entend la liberté comme l’affranchissement de tout ce qui n’est pas librement choisi par l’individu autonome… valorisant de façon inconditionnelle tout ce qui se prévaut de l’avenir.» «L’homme technologique considère que tout ce qui élargit ses choix, tout ce qui lui donne davantage de pouvoir sur la nature constitue un progrès.»
dessin de Gerhard Harderer
«Internet est le facilitateur ultime de la société liquide[4], car il conditionne la manière dont nous faisons l’expérience de la vie… Quand on regarde son écran d’ordinateur, on ne voit rien qu’on n’ait choisi [5]. L’attrait d’Internet est tel qu’il nous fait aimer la captivité dans laquelle il nous plonge.» Comme nombre d’autres observateurs ou comme plusieurs cliniciens, Dreher observe que l’usage d’Internet altère la structure physiologique de notre cerveau, notre capacité de concentration, nos modes de raisonnement… «La mentalité technologique soutient que la seule chose qui vaille d’être connue, c’est la façon de faire qui aide à satisfaire nos désirs». Dreher rappelle l’opposition radicale entre téknê (artisanat) et épistémê, la connaissance acquise par la contemplation.
«L’i-phone, ce portail lumineux qui nous promet de nous montrer le monde mais qui en réalité n’est que le miroir de ce qui est installé à l’intérieur de nos têtes».
Ce qui conduit Rod Dreher à proposer le «jeûne numérique» comme ascèse moderne[6]. Il reformule à l’occasion la théologie morale : «L’homme dont la raison contrôle les désirs est libre. L’homme qui fait ce qui lui passe par la tête est un esclave. »
2.2 Que se passe-t-il aux Etats-Unis ?
Rod Dreher nous livre sa lecture des évolutions morales et sociétales aux Etats-Unis depuis les années 60.
«Le consensus aux Etats-Unis jusque dans les années 60, était de maintenir les questions sexuelles hors du champ de la politique. L’arrêt Roe vs Wade de 1973 a abrogé cette situation. Selon Dreher, les Américains se sont alors mis à choisir leurs orientations politiques en fonction de leurs croyances morales. Commença alors une «guerre culturelle» entre tenants d’une morale immuable et relativistes. Cette guerre a maintenant pris fin (selon Dreher) par défaite des premiers. Notons au passage que Dreher est hostile à DonaldTrump : il voit en lui non pas «la solution au déclin culturel et moral mais le symptôme de celui-ci.» Trump a récolté 52% des voix des catholiques et 81% des voix des évangélistes (à ne pas confondre avec les protestants européens), principalement par crainte de voir Hillary Clinton au pouvoir (corruption+idéologie libertarienne). Cependant «s’imaginer que les menaces contre l’Eglise ont disparu parce qu’Hillary a perdu l’élection est un sommet de naïveté.»
«En 2015… dans l’état d’Indiana, … le monde des affaires prit pour la première fois parti dans la guerre culturelle… en soutenant la communauté gay [dans un procès pour discrimination]...une semaine plus tard, c’était au tour de l’Arkansas… Défendre l’orthodoxie chrétienne sur les questions de sexualité devenait, dans l’esprit de tous, un acte inacceptable de bigoterie.» Toujours en 2015, La Cour Suprême entérina l’union de deux homosexuels comme un droit constitutionnel (arrêt Obergefell). Depuis cet arrêt, l’enseignement de l’Eglise sur le mariage est placé sur le même pied que le racisme.»
Des photographes de mariage, pâtissiers, fleuristes sont punis légalement et/ou boycottés lorsqu’ils refusent de cautionner des pratiques contraires à la morale chrétienne (par exemple des mariages d’homosexuels).
«La seule chose que les chrétiens orthodoxes peuvent attendre de la politique, c’est qu’elle laisse à l’Eglise assez de marge de manœuvre pour pratiquer la charité, dispenser l’éducation et convertir.»
«La question qui se pose à nous n’est pas de savoir s’il faut quitter la politique, mais de savoir comment exercer le pouvoir avec prudence, surtout dans ce climat d’instabilité.»
«Les chrétiens traditionnels doivent comprendre qu’ils ne parviendront à rien en s’exposant au cœur de la société comme s’ils formaient une grande institution, mais en se plaçant aux périphéries, dans des avant-postes. De cette façon, se recentrer sur sa communauté immédiate signifie non pas se retirer du monde mais au contraire y prêter une attention toute particulière. »
«L’alliance entre le monde de l’entreprise et le conservatisme social s’est érodée au point de lâcher (Kansas 2014 après l’arrêt Obergefell de la Cour Suprême).»
«Dans les années qui viennent, il nous faudra probablement choisir entre être un bon Américain, un bon Français, et être un bon chrétien. Aux Etats-Unis en particulier, où l’on mêle sans cesse «Dieu et le pays», c’est un changement radical de s’imaginer opposer le pays et sa foi… Alexis de Tocqueville en était certain, la démocratie ne pouvait survivre à la perte de la foi chrétienne.»
Notons au passage que Dreher, à qui on ne pas peut reprocher de ne pas connaître les subtilités de la laïcité à la française, n’évoque pas le choix radical imposé aux prêtres par les révolutionnaires (Constituante, 1790, constitution civile des prêtres jureurs), les démêlés de l’Eglise avec la République maçonnique (Ferry etc.) du temps de Léon XIII, puis 1905 «Quand les catholiques étaient hors-la-loi» , le choix imposé par Pie XI aux lecteurs catholiques de l’Action française, etc. Cependant l’antagonisme qu’il décrit des Etats-Unis fait davantage penser aux lois Hollande et bio-éthique (donc aux réactions catholiques de la Manif pour Tous ou mouvements similaires) qu’à l’anticléricalisme ouvert que nous venons d’évoquer.
«Les professeurs [sont obligés de] faire rentrer l’histoire et la culture dans la conception que les étudiants se font de la morale.»
« L’école publique n’est pas bien ordonnée : elle ne dispense aucun enseignement religieux ; elle est incapable de susciter l’admiration pour la civilisation occidentale. Il est temps que les chrétiens en retirent leurs enfants.»
« Les médias ont le pouvoir immense… de décider ce qui est normal. »
« Apprendre à user de la raison pour analyser les faits et en discerner le sens. »
« La modernité nous enjoint d’être des bourreaux de travail et nous avons perdu le sens du travail vocationnel. »
Allusion au distributisme des frères Cecil et Gilbert K. Chesterton (cf. « Plaidoyer pour une propriété anti-capitaliste, The outline of Sanity » de GK Chesterton).
«Pécher ne signifie pas seulement violer une règle, mais refuser de vivre conformément à la structure de la réalité elle-même.»
Dreher se réfère à l’expérience de résistance au totalitatisme socialiste chez Vaclav Havel, et à la «polis parallèle» de Vaclav Benda.
«Voici comment se lancer dans la politique antipolitique. Coupez-vous de la culture dominante. Eteignez votre télévision. Débarrassez-vous de vos smartphones. Lisez des livres. Jouez. Faites de la musique. Dînez avec vos voisins. Il ne suffit pas d’éviter ce qui est mauvais : il faut adopter ce qui est bon. Créez un groupe dans votre paroisse. Ouvrez une école chrétienne ou aidez-en une existante. Jardinez, plantez un potager et participez aux marchés locaux. Enseignez la musique aux enfants et aidez-les à monter un groupe. Engagez-vous dans les pompiers volontaires.»
«Aucune élection ne stoppera les puissantes forces cultures qui ont au cours des siècles, coupé l’Occident de Dieu.»
2.3 La réaction chrétienne proposée par Rod Dreher
2.3 1 Les axes d’action qu’il préconise (dans le but de maintenir la vivacité d’une foi et d’une pratique capable de perdurer dans un monde anti-chrétien) sont :
- La transmission du passé (ne pas oublier ses racines, les entretenir vivantes)
- La liturgie (Dreher insiste sur l’importance d’une belle liturgie ; rien d’étonnant de la part d’un orthodoxe, et en phase avec la renaissance de la liturgie dans le catholicisme)
- L’ascèse[7]
- La discipline d’Eglise (fidélité au mariage notamment)
- Evangéliser par la bonté et la beauté
- Instaurer des « villages chrétiens »
- Faire de son foyer un petit monastère
- Retirer les enfants des activités scolaires ou para-scolaires qui sont en conflit avec la pratique chrétienne (heure de la messe, typiquement)
- Entretenir les liens sociaux avec des personnes qui ne sont pas anti-chrétiennes
- Vivre à proximité d’une église et si possible d’un monastère
- Favoriser l’oecuménisme (« nouer des relations entre églises»)
- S’astreindre à une éducation chrétienne des enfants, non polluée par des endoctrinements anti-chrétiens ou faux
- Se baser sur une anthropologie chrétienne, pas des anthropologies païennes ou irreligieuses (psychologie etc.)
- Enseigner l’histoire de la civilisation occidentale : ses racines hébraïques, grecques et romaines
- Pratiquer le «jeûne numérique» (voir nota plus haut).
2.3.2 Les apports du modèle bénédictin (citations extraites du livre)
La Règle de saint Benoît (480/1-547) définit comment organiser et faire vivre une communauté monastique [un peu réducteur]. «La Règle ne fut pas du tout conçue pour s’appliquer aux forts, aux disciplinés… mais à des gens ordinaires et aux faibles.» C’est une « orthopraxie » qui complète l’orthodoxie.
« Pour bâtir un ordre vraiment chrétien, il faut considérer chaque chose comme un signe qui pointe vers le Christ. »
«Contrairement aux successeurs laïcs du nominalisme, les bénédictins ne croient pas que le sens de la Création dépend de la volonté de l’homme. »
«Le gyrovague, le mauvais moine de saint Benoît, est le héros post-moderne par excellence.»
«Le coût spirituel et émotionnel énorme que réclame l’existence libre du gyrovague, que notre société contemporaine nous fait passer pour un droit inaliénable. »
«Le pari bénédictin ne consiste pas à échapper au monde réel, mais à regarder ce monde en vérité et à y vivre.»
«Faire le pari bénédictin, c’est s’inspirer des vertus contenues dans la Règle et changer la façon qu’ont les chrétiens de voir la politique, la famille, l’Eglise, la communauté, l’éducation, le travail, la sexualité et la technologie.»
«Le pari bénédictin est un appel au renouveau de la politique chrétienne.»
«Le but ultime d’un monastère bénédictin n’est pas celui d’un état laïc. Néanmoins, les deux communautés- comme toutes les communautés- sont ordonnées et gouvernées par une idée commune du bien – ce que reflètent les lois… Beaucoup aujourd’hui rejettent ce que les chrétiens traditionnels considèrent comme de bonnes choses, voire les considèrent comme un mal.»
«C’est un point crucial du pari bénédictin : s’ils ne défendent pas activement cette liberté religieuse, les chrétiens ne pourront pas bâtir les institutions communautaires que nécessite la sauvegarde de leur identité et de leurs valeurs. Ne pas s’investir dans la bataille décisive des libertés est une dangereuse perte de temps- et du temps nous en avons peut-être moins que ce que nous pensons.»
Selon Dreher, la spiritualité bénédictine a été inventée pour soutenir le christianisme et le développer.
Bien que Dreher ne le cite pas, on ne peut s’empêcher en lisant ces pages de penser à Thomas Merton ocso, qui marqua son époque par des livres tels que «La nuit privée d’étoiles», «Le signe de Jonas», «Nul n’est une île», «Réflexions d’un spectateur coupable», «La vie silencieuse» ainsi que par son appétence aux spiritualités asiatiques (taoïsme, bouddhisme notamment Zen, lamaïsme…) et au dialogue intereligieux selon les formes préconisées par Vatican II.
Trappe de Gethsémani- Kentucky (où vécut Thomas Merton ocso)
3/ Commentaires
3.1 La dimension économique de l’analyse de Dreher
Clairement les phénomènes anti-chrétiens que décrit Dreher aux Etats-Unis ont des conséquences économiques :
- marginalisation des chrétiens dans certains états et dans certaines professions ;
- incitation aux chrétiens à vivre de façon communautaire (on pense aux Amish, bien que Dreher ne les mentionne pas) ;
- prise de distance à l’égard du consumérisme hyper-capitaliste régnant (rejoignant en cela des mouvements très visibles en France de la part de plusieurs catégories socio-professionnelles) ;
- des circuits, des modes et des besoins économiques spécifiques ;
- la mise en œuvre, même si Dreher ne l’évoque pas explicitement, de la doctrine sociale de l’Eglise catholique pour les questions économiques (la DSE ne d’ailleurs distingue pas vraiment politique et économique, les deux niveaux étant ordonnés aux mêmes valeurs et principes).
3.2 La référence à un «pari bénédictin» est-elle pertinente ?
Il est tentant de citer ici deux auteurs.
Egredere, «Sors !» (Gen 12,1) (Exhorde de Bossuet dans son Panégyrique de saint Benoît à des moines bénédictins, vers 1665).
«Cherchez le Royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous sera donné par surcroît.» (Mat VI,33 ou Luc XII,31).
3.2.1 Reprenons la définition donnée par Dreher page 121 de son livre :
«Faire le pari bénédictin, c’est s’inspirer des vertus contenues dans la Règle et changer la façon qu’ont les chrétiens de voir la politique, la famille, l’Eglise, la communauté, l’éducation, le travail, la sexualité et la technologie.» C’est cette phrase qui nous paraît résumer le mieux son livre.
Faire un pari, c’est opter entre plusieurs termes d’une alternative sans avoir tous les éléments permettant de savoir lequel est le bon.
Dans la démarche décrite par Rod Dreher, il y a bien quelque chose du monachisme, notamment bénédictin. Est-ce suffisant pour dire que cette démarche est un «pari bénédictin» ? On peut avoir l’impression que Dreher réquisitionne ou embrigade saint Benoît et les Bénédictins au service d’une cause, louable certes, mais qui n’est pas la leur. Sans doute est-ce au nom des îlots de civilisation qui ont survécu pendant les ténèbres post-romaines et antérieures au Moyen-Age, pour ensuite refleurir en un «blanc manteau d’Eglises» et de civilisation pour paraphraser le moine Raoul Glaber.
Comme nous l’avons écrit au début de cet article, il faut être bénédictin pour pouvoir répondre à cette question. Nous nous contenterons donc de quelques observations :
- Y a-t-il eu un «pari bénédictin» en bonne et due forme à la chute de Rome ?
- L’influence des moines, notamment bénédictins, a-t-elle été explicite et délibérée, y a-t-il eu un «programme de civilisation» bénédictin ?
- Comment s’est exercée cette influence ?
- Peut-on transposer ce qui s’est passé dans les âges sombres après la chute de Rome et avant la Chrétienté, au monde d’aujourd’hui ?
- Peut-il y avoir un «pari bénédictin» sans Bénédictins ? autrement dit, la transposition de la Règle à la vie privée et familiale (et bien sûr religieuse) des fidèles, sans que les communautés de fidèles soient enracinées auprès d’un monastère et sous son «ombre portée spirituelle» (oblats ou pas), peut-être avoir un effet bénéfique durable ? Faut-il absolument vivre en symbiose avec un monastère ?
- Quel rôle jouent les Bénédictins dans le monde actuel ? en Europe ?
- Les chrétiens doivent-ils massivement adopter la stratégie de Dreher ?
- Passer de l’enfouissement des années 60 post-conciliaires et des prêtres-ouvriers à l’isolement (Egredere, sors !) c’est passer d’un extrême à l’autre ; quid du devoir d’état ? la voie chrétienne n’a-t-elle pas été clairement indiquée par l’Omnia instaurare in Christo de saint Pie X, qui ne réclamait pas le repli des chrétiens, en des temps aussi hostiles qu’aujourd’hui ? Léon XIII encore moins (le Ralliement), Pie IX non plus…
Cathédrale Saint Patrick, New-York City
3.2.2 Essayons donc de cerner l’idéal monastique bénédictin à travers quelques auteurs. Même si l’influence cartusienne est loin d’être négligeable, force est de reconnaître que les Chartreux ont volontairement atténué leur influence directe sur la société médiévale et contemporaine, en choisissant le silence et l’isolement cartusiens. C’est donc bien du monachisme bénédictin (notamment cistercien) et d’aucun autre, qu’il est ici question.
Saint Benoît : Règle
«Se tenir à l’écart des affaires du monde et ne rien préférer à l’amour du Christ.» (IV,21)
«Car c’est alors qu’ils sont vraiment moines, quand ils vivent du travail de leurs mains, comme nos Pères et les Apôtres. » (XLVIII, 8)
On notera que c’est saint Benoît et non saint Bernard de Clairvaux qui a été proclamé «patron de l’Europe» par Paul VI. Saint Benoît était déjà de facto «père de l’Europe et père des moines occidentaux», mais saint Bernard a été très étroitement impliqué dans la vie politique européenne.
Autres auteurs : pour éviter de surcharger davantage cet article, nous avons renvoyé en annexe les extraits jugés significatifs – eu égard au sujet qui nous occupe ici- d’un certain nombre d’auteurs « autorisés » :
- des Bénédictins (lato sensu) d’abord (outre saint Benoît cité ci-dessus) : Dom Jean-Martial Besse, Dom Jean Leclercq, Dom Henri Leclercq, Dom Basil Hume, Dom Augustin Savaton, Dom Chautard, Dom Robert Le Gall, Dom Jean-Pierre Longeat (Ligugé)Dom Gérard (Le Barroux), Père Jérôme (Sept Fons), Dom Oury . La liste est évidemment incomplète (par exemple Dom Marmion, Dom Guéranger, Dom Delatte, Thomas Merton etc. ont certainement écrit des choses très importantes sur cette question) mais nous est apparue suffisante ;
- le Bx Paul VI, saint Jean-Paul II, Benoît XVI ;
- Bossuet (panégyrique de saint Benoît), le TRP Louis Bouyer c.o ;
- Gérard Guyon juriste, J.Decarreaux et G.Ambroise historiens.
On constate déjà que dans l’ordre unanime des chapitres de ces ouvrages écrits par des bénédictins, le travail et le rôle des bénédictins dans la société viennent toujours après l’Office divin et la vie contemplative. Cela nous donne une piste de réponse à la question «y a-t-il eu un «pari bénédictin» dans l’histoire de l’Europe ?» Non, saint Benoît et ses fils se sont contentés de mettre en œuvre, pour le compte des nations dans lesquelles ils étaient implantés, le précepte qu’on trouve en saint Matthieu VI,33 : «Recherchez le royaume de Dieu et le reste vous sera donné par surcroît».
Saint Bernard de Clairvaux (1090/1 – 1153)
Ces ouvrages ou déclarations convergent tous vers une même évidence : les bénédictins (et les moines en général) des temps obscurs puis des temps de la Chrétienté, ont recherché une seule chose : le service du Seigneur, la recherche de Dieu avant tout, en priorité absolue. Le reste (influence morale, économique, intellectuelle etc. «avec la croix, le livre et la charrue» comme dit Pie XII repris par le Bx Paul VI) a été donné à la société par surcroît, comme une conséquence et non comme un but premier., apporteront le progrès chrétien aux populations s'étendant de la Méditerranée à la Scandinavie, de l'Irlande aux plaines de Pologne (cf. A. A. S., 1947, p. 453)Il n’y a donc pas eu de «pari bénédictin» au Moyen Age ( au sens «dispositions sociales prises de façon organisée pour préserver un mode de vie et des valeurs ou croyances dans un environnement hostile et chaotique») , il y a eu un «effet saint Benoît», ce qui n’est pas du tout pareil. Si un Charlemagne ou un saint Louis, pour ne citer qu’eux, ont subordonné beaucoup de choses à la vie chrétienne et ont écouté les moines, ce n’était peut-être pas sans arrière-pensées politiques (au sens noble du terme) mais avant tout par conviction religieuse. Même plus tard l’influence intellectuelle énorme d’un Mabillon est totalement subordonnée à la Règle : Ora d’abord, Labora (intellectuellement) ensuite, dans l’ordre des finalités. Et au travail sans cesse recommencé d’évangélisation.
Dom Besse osb (dans «Le moine bénédictin», Librairie de l’art catholique, 1920) : «La sainteté fut la principale cause de l’influence monastique.»
Dom Robert Le Gall osb (dans «L’esprit de saint Benoît pour tous», Mame, Ecole Cathédrale, 1995) : Quatre éléments de l’héritage bénédictin peuvent aider le monde :
- la stabilité
- une économie de type familial
- la culture dans la maison Europe
- l’accueil de tous, moyennant le respect porté à celui qui accueille.
Saint Jean-Paul II, Homélie prononcée à Nursie le 23 mars 1980 : «On ne peut pas vivre pour l’avenir sans comprendre que le sens de la vie est plus grand que celui du temporel, que ce sens est au-dessus du temporel. … il [faut] retrouver le sens de l’existence humaine tel qu’il était vécu par Benoît.»
TRP Bouyer c.o dans «Le sens de la vie monastique»,1950, Cerf 2008 : « [La vocation monastique ] c’est la vocation de tout baptisé, mais parvenue à son maximum d’urgence… » et «Etre moine, c’est donc simplement être un chrétien intégral».
La plupart de nos auteurs estiment aussi que les moines ont redonné au travail ses lettres de noblesse : dans l’Antiquité et jusqu’à la Chrétienté, le travail était l’affaire des esclaves. En ébranlant l’esclavagisme gréco-romain (en fait, celui de toutes les civilisations païennes, le peuple hébreu et la Chrétienté étant les seuls à avoir pris leurs distances avec l’esclavage), le christianisme a reconnu la valeur du travail manuel, dès lors qu’il est subordonné à la vie spirituelle.
Par ailleurs, il ne faut pas oublier qu’à côté du rôle majeur des moines, irlandais, francs, italiens, espagnols, allemands etc. la Chrétienté s’est construite et maintenue par des prêcheurs (saint Thomas d’Aquin par exemple), des séculiers (saint Ignace de Loyola ou saint François de Sales par exemple) et des laïcs (penser aux Tiers-Ordres, notamment celui de saint François, ou à des Oblats). Et, bien plus tard, des Emile Keller ou Louis Veuillot, Montalembert, René de La Tour du Pin, Huysmans pour ne citer qu’eux. Que dire d’un Léon Bloy ou d’un Bernanos ? Notons que ces saints et ces chrétiens « engagés » comme on dit aujourd’hui, ont largement été influencés par les bénédictins : l’exemple le plus frappant est celui de saint Ignace de Loyola, avec Montserrat et Garcia de Cisneros osb avant son séjour à Manrèse. On ne négligera pas non plus l’influence majeure de la dévotion mariale sur le développement de l’Europe et sa civilisation. Celle-ci existe évidemment (comment pourrait-il en être autrement ?) dans le monachisme bénédictin mais elle reste discrète (sauf erreur saint Benoît ne mentionne jamais la Sainte Vierge dans sa Règle ; ce qui n’ empêche pas qu’elle soit traitée selon son rang aux Laudes, à Complies etc.)
Saint Benoît et saint Ignace de Loyola (vitrail de Max Ingrand, église saint Pierre de Montmartre)
Il est tentant de voir dans le monachisme un réseau d’îlots (dotés de paratonnerres spirituels) dans le monde, interconnectés entre eux et interagissant avec le monde sans être du monde.
Abbaye Saint-Wandrille (76)- diverses époques, du mérovingien au style mauriste
3.2.3 Il n’y a donc pas vraiment eu de «pari bénédictin» après la chute de Rome et au Moyen-Age : les bénédictins ont choisi un mode de vie totalement organisé autour de la prière et entièrement consacré à Dieu, à l’écart du monde. Il ne semble pas qu’il y ait eu un mouvement collectif organisé de fuite du monde ou visant à maintenir un mode de vie incompatible avec celui du monde. Des individus privilégiant la vie religieuse se sont retirés du monde pour mener une vie commune. De même, il n’y a pas eu de «pari essénien» : il y a eu une communauté essénienne. Ni les Bénédictins ni les Esséniens n’étaient dans une logique de pari, ils étaient et sont (pour les Bénédictins) dans une logique d’efficacité : mettre toutes les chances de son côté pour atteindre son but.
3.2.4 Une abbaye est donc une société d’hommes (ou de femmes, mais pas les deux à la fois, c’est une des quelques différences importantes avec l’entreprise) venus d’horizons très divers, qui partagent le même désir de consacrer leur vie entière, en communauté, à la sequela Christi prise au pied de la lettre; autrement dit à la mise en œuvre la plus parfaite possible humainement, avec la grâce de Dieu, de l’exigence : «Celui qui veut être mon disciple, qu’il se renonce, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive/ Si quis vult post me venire, abneget semetipsum : et tollat crucem suam cotidie et sequatur me.» (saint Matthieu 16,24).
Il n’est donc pas absurde au vu de cette analogie, de proposer à l’entreprise, à la famille, aux corps intermédiaires de la société, l’acquis de 1500 ans d’expérience dans des cultures et des contextes extraordinairement variés du moins ce qui est transposable.
Dom Mabillon (1632-1707) par Alexis Noir
3.2.5 «Demain la Chrétienté» de Dom Gérard
Le «pari bénédictin» de Rod Dreher, est une vision au moins à court terme de la chrétienté occidentale (on peut penser que les conflits entre le monde et les chrétientés autres qu’occidentales : russe, asiatiques, africaines, sud-américaines etc. ont des formes et de contextes différents, même si leur nature est exactement la même, à savoir consubstantielle au christianisme, qui dérange l’ordre établi par le monde). Il est intéressant de rapprocher cette vision de celle d’un Dom Gérard (fondateur du Barroux) dans «Demain la chrétienté» (Dismas, 2008), qui traite exactement du même sujet mais en s’adressant à des Français, en Europe. Et non à des Américains, aux Etats-Unis. Dom Gérard tout en étant parfaitement conscient des menaces majeures qui pèsent sur le catholicisme en France, et de la paganisation matérialiste et individualiste de la société française, propose une démarche nettement plus optimiste, basée sur les vertus cardinales du monachisme bénédictin. Autrement dit, il s’appuie peut-être davantage que Rod Dreher sur l’Espérance. La chrétienté selon Dom Gérard reste insérée dans le monde comme elle l’est aujourd’hui ; autant il encourage la conversion et la fidélité aux valeurs de toujours, autant il ne pousse pas (les laïcs) à «sortir du monde». On trouvera des extraits plus complets du livre de Dom Gérard en annexe, mais les passages ci-dessous sont significatifs.
«Lorsque quelques siècles [après la transformation de la Rome païenne par les chrétiens] saint Benoît édictera sa Règle, sans savoir qu’elle sera le futur code de civilisation des nations barbares, il n’aura qu’à protéger et purifier les assises de l’antique sagesse naturelle constituée par l’héritage gréco-latin, élevant graduellement ses disciples de la piété et de la probité romaines… jusqu’à l’imitation des mœurs divines, qui est le but de la vie monastique.»
«La chrétienté naît du cœur des saints.»
«Si l’on demande aux société chrétiennes le secret d’un équilibre, précaire sans doute et toujours à reconquérir, mais qui après la chute de l’Empire romain permit aux âges obscurs de monter vers le XIIème et le XIIIème siècles pour donner à la France un saint Bernard, un saint Louis et un peu plus tard une sainte Jeanne d’Arc ; …on reconnaîtra d’abord dans le Quaerite primum, Cherchez d’abord…(Mt 6,33) la grande maxime exaltant la recherche magnanime du Royaume des cieux qui implique une confiance éperdue dans la bonté de Dieu et l’imitation de Jésus-Christ jusqu’à l’héroïsme et au sacrifice.»
« C’est la liturgie qui, pendant seize siècles, a forgé l’esprit de chrétienté… »
« Les deux cités de saint Augustin… : deux amours ont fait deux cités, l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi et l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu. »
«L’Eglise a christianisé et civilisé l’Europe, en y fondant des communautés monastiques vivant sous la Règle de saint Benoît … donnant l’exemple de la prière, du travail et de la charité fraternelle.»
«Mais le miracle de la civilisation bénédictine est dû, croyons-nous, au texte même de la «Règle des moines», dont Viollet-le-Duc, encore agnostique, assurait qu’elle fut l’événement le plus important du Moyen-Age. Cosme de Médicis, prince exemplaire, la portait toujours sur lui et s’en inspirait dans le gouvernement de ses sujets.»
«La Règle des moines fut par excellence le code de vie et le moyen d’éducation de la civilisation occidentale.»
«Nos anciens ont royalement ignoré démocratisation, dynamique de groupe, collégialité et autres inepties reposant sur l’idée stratosphérique d’un homme bon par nature. Ils ont construit l’Europe avec ces deux splendides moyens d’éducation que sont la Règle bénédictine fondée sur l’humilité et la liturgie ouvrant sur la lumière.»
«Quelques orientations fécondes à l’égard des défenseurs ou des bâtisseurs de Chrétienté : l’humilité, la patience, la magnanimité, le refus de la médiocrité. »
On constate donc une différence de tonalité, mode majeur pour Dom Gérard et mode mineur pour Rod Dreher, si l’on peut hasarder cette analogie musicale. Dom Gérard entrevoit une sorte de résurrection de la Chrétienté, tandis que Rod Dreher semble s’aligner sur les prophéties (notamment mariales) qui annoncent un inexorable déclin du catholicisme (en Europe) avant la défaite finale du Prince de ce monde.
3.3 Un livre qui sonne comme un avertissement, mais ne propose peut-être pas la solution la plus adaptée au cas de la France déchristianisée
Le livre de Rod Dreher fait d’une certaine façon écho aux avertissements de saint Jean-Paul II sur «l’apostasie silencieuse» de l’Europe.
Dom Savaton osb, dans «Valeurs fondamentales du monachisme», ré-édition Editions de Solesmes, collection Monastica, 2012 : «Notons avec soin que l’œuvre civilisatrice des moines s’est élaborée peu à peu, silencieusement, spontanément, sans programmes bien déterminés, sans mot d’ordre ni entente préalable entre monastères, du moins jusqu’à l’époque des Congrégations… C’est surtout grâce à l’exercice normal et tranquille de la vie cénobitique, et par leur fidélité à l’idéal ancien, que les bénédictins ont été réellement les bons operarii Domini – «ouvriers du Seigneur»- souhaités par saint Benoît.»
Citons à nouveau Dom Gérard («Demain la Chrétienté», Dismas 2008) : «Mais le miracle de la civilisation bénédictine est dû, croyons-nous, au texte même de la «Règle des moines», dont Viollet-le-Duc, encore agnostique, assurait qu’elle fut l’événement le plus important du Moyen-Age. Cosme de Médicis, prince exemplaire, la portait toujours sur lui et s’en inspirait dans le gouvernement de ses sujets.» Et : «Si on me demandait ce qui a fait la prodigieuse fécondité de la Règle, je répondrais sans hésiter que c’est sa valeur éducative.»
Il n’y a donc pas eu de «pari bénédictin» aux premiers temps de la chrétienté, il serait plus juste probablement de parler de «miracle bénédictin». Il ne faut donc pas compter sur un « remake » de quelque chose qui n’a pas existé. On ne peut exclure une résurgence du monachisme bénédictin en Europe, auquel cas les mêmes causes produiraient les mêmes effets autrement dit la (re)christianisation et la (re)civilisation, selon des modalités différentes comme le disait Valéry. La voie européenne face à la déchristianisation agressive relève plus, nous semble-t-il, de la résistance dans le monde que de l’isolement à l’écart du monde.
«Cherchez le Royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous sera donné par surcroît.» (Mat VI,33 ou Luc XII,31)
cloître de l'abbaye Saint-Wandrille de Fontenelle (76)
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ANNEXE
Extraits de divers auteurs sur le rôle des Bénédictins (lato sensu) dans la Chrétienté
[1] Il écrit dans le journal « The American Conservative »
[2] Voir par exemple « Radical Orthodoxy, pour une révolution théologique » de Pabst et Venard, Ad Solem 2004. Mouvement inspiré par Cavanaugh, Pickstock, Milbank & alii, en écho au « best seller » de GK Chesterton, « Orthodoxy »1908, qui attaquait brillamment et vigoureusement le scientisme et le matérialisme. Radical Orthodoxy, qui se réclame d’une forme rénovée du thomisme, se propose ni plus ni moins que : récupérer la tradition patristique et médiévale, la repenser en termes post-modernes, et articuler une vision alternative de la modernité. La démarche peut présenter des analogies avec le «pari bénédictin» dont il est question ici.
[3] Sauf erreur, l’expression est du Bx Paul VI. Peut-être dans son discours à l’ONU.
[4] Cf. le best-seller de Zygmund Baumann « Liquid Modernity », 2000
[5] Sauf, de plus en plus, les spams et coockies et pop-up en tous genres…
[6] S’inspirant en cela d’une pratique juive contemporaine, Reboot ou le Shabbat numérique : http://www.sabbathmanifesto.org/
[7] Pour mémoire : « ascèse » signifie en grec « exercice », autrement dit une pratique régulière visant à acquérir certaines vertus ; les conseils évangéliques dans le cas des moines.