Blog de l'AEC, Association des Économistes Catholiques
Je fais partie, je l’avoue, de ceux qui ont trouvé que le pape François allait trop loin dans Laudato Si’ en 2015, avec ses charges sans grandes nuances contre les entreprises et la finance. Ces dernières sont, avec les puissances publiques et chacun d’entre nous en tant que consommateur, les piliers du capitalisme financier mondialisé triomphant. Cela m’avait conduit à rédiger en 2016 l’article AEC « Autorité magistérielle des encycliques- le cas de Laudato si' » sur la manière de lire et d’accueillir, ou non, les diverses choses, d’autorité variable, qu’on trouve dans les déclarations ou textes pontificaux. Toujours avec la révérence et la modération due par un catholique à ce qui sort de la plume des occupants de la chaire de saint Pierre.
Cependant il se pourrait bien que le pape François, qui donnait l’impression de jeter le bébé avec l’eau du bain, ait vu juste sur ce point. Cette dernière crise mondiale « de trop », donnerait alors raison à Laudato Si’, contre tous les textes pontificaux depuis Léon XIII (et même Benoît XIV en 1745 dans Vix pervenit sur les contrats) qui tolèrent moralement le capitalisme et l’économie dite de marché, moyennant de sérieuses réserves. Mais qui les tolèrent, sous le régime de la prudence.
L’Église catholique est là principalement pour transmettre et proclamer l’Évangile contre vents et marées, administrer les sacrements et pousser les chrétiens à accorder plus d’importance à leur éternité qu’à leur passage sur terre. Elle n’est pas là pour prendre parti pour ou contre tel ou tel régime politique ou économique (ou les deux), dès lors qu’il n’est pas radicalement contraire à l’Évangile et à la doctrine sociale de l’Église. Elle l’a fait cependant contre le socialisme et l’économie associée, condamnée sans ambage par Léon XIII et tous ses successeurs. Aucun pape en revanche n’a rejeté sans appel le libéralisme économique ni le capitalisme de marché ou démocratique ; ils s’en sont accommodés moyennant caveat et réserves. On reviendra plus loin sur ces terminologies, totalement piégées, dans lesquelles ils ont sagement évité de s’enfermer.
Dans le domaine politique, à partir du moment où un régime reconnaît la primauté de la loi de Dieu (« omnia potestas a Deo ») et que César est une créature de Dieu et non un autre dieu, saint Thomas d’Aquin (recommandé comme "maître à penser" par le Catéchisme de l’Église catholique et par le Code de droit canonique) nous apprend qu’il n’y a pas de régime intrinsèquement mauvais (monarchie, aristocratie ou démocratie) tant qu’il y a des garde-fous pour qu’ils ne tournent pas à la tyrannie (d’un seul ou du peuple) ou à l’oligarchie. Dans le De Regno il semble considérer que la monarchie parlementaire (ou du moins munie de solides barrières évitant le dérapage vers la tyrannie) est meilleure que les autres. Malheureusement pour nous (ou heureusement ?) l’Ange de l’École ne s’est pas livré à pareille analyse pour les régimes économiques. Il s’est contenté de donner la cause finale de l’économie ainsi que les principes à respecter, quelle que soit la forme.
Or, il semble bien que le libéralisme économique ait achevé de prouver son incapacité à assurer l’intérêt général, pour ne pas dire le bien commun.
Nous commencerons dans cet article par constater expérimentalement l’incapacité du libéralisme à se réformer ou à se restreindre, ainsi que sa fragilité croissante. Ensuite après avoir clarifié la terminologie, nous récapitulerons l’enseignement de l’Église sur les régimes économiques, au fil de ses évolutions. Dans un second article, nous examinerons avec prudence par quoi pourrait être remplacé, pour peu qu’on le veuille vraiment, le système socio-économique actuel, selon les critères de la DSE. Tout en restant dans la zone de réflexion qu’un simple fidèle peut se permettre publiquement, sans aller contre la partie doctrinale voire dogmatique du Magistère. Sur les simples opinions au contraire, nous sommes invités à contribuer respectueusement et avec modération à la réflexion de l’Église.
Continuer à considérer dans la DSE le libéralisme économique comme un « moindre mal » , basé sur la séparation des capitaux et du travail et le mécanisme du marché plus ou moins encadré, ne risquerait-t-il pas de tourner à une forme de Ralliement, comme le Ralliement à la République demandé aux catholiques français par l’auteur de Rerum Novarum dans le domaine politique, et dont on connaît les funestes conséquences (« Au milieu de sollicitudes », 1892) ? Nous sommes ici bien sûr sur le terrain de la morale pratique, et non de la théologie spéculative.
Roberto de Mattei, Le ralliement de Léon XIII, Cerf 2016
Mat 7,16 : «On reconnaît l’arbre à ses fruits. »
Proverbes, 26,11 : « Comme le chien retourne à son vomi, l’insensé revient à ses folies. »
Camus (Le premier homme, Recherche du père, chapitre 5) : « Un homme, ça s’empêche ».
La frise historique qui suit, de 1893 à 2020, a pour seul but de montrer (si besoin était) que le régime politico-économique qui prévaut depuis le XVIIIème siècle en Occident et bien au-delà, ne se corrige pas, ne se régule pas. On le qualifiera ici de « capitalisme libéral », en fournissant plus loin une définition aussi précise que possible de ce terme. Il va de crise en crise et n’en retient pas les leçons. Il est également de plus en plus fragile et vulnérable à des chocs systémiques, comme le montre l’épisode actuel appelé COVID-19. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’apprend pas : il apprend seulement de ce qui peut améliorer son efficacité économique et financière, à l’exclusion de tout autre critère. Autrement dit produire et vendre toujours plus, plus vite, plus nouveau. Il y a bien sûr des exceptions et des contre-exemples, fort heureusement. Nous parlons ici du système libéral politique et économique dans son ensemble, car les deux sont intimement liés à une philosophie politique, le libéralisme, sur lequel les papes se sont exprimés à de nombreuses reprises et sans complaisance.
Conventionnellement nous commençons cette énumération à la fin du XIXème siècle, l’encyclique sociale emblématique Rerum Novarum de Léon XIII ayant été publiée le15 mai 1891. A tort ou à raison, nous n’incluons pas les deux guerres mondiales dans les catastrophes causées par le capitalisme libéral.
1893 : krach boursier aux Etats-Unis (panique due à la tentative des investisseurs de convertir les avoirs fédéraux en or).
Premières automobiles
1907 : panique des banquiers (-50% en bourse). Nombreuses faillites.
1ère guerre mondiale
1923 : hyperinflation en Allemagne
Développement de l’aéronautique civile
1929 : crise financière (krach boursier, inflation galopante, famines (en Irlande, etc.) suivie par le New Deal aux USA. Cette crise et ses conséquences furent l’objet de Quadragesimo Anno de Pie XI sur la justice sociale (1931), en écho à Rerum Novarum de Léon XIII (1891). – 1930 la Grande Dépression
Développement du téléphone
2ème guerre mondiale
1944 : Bretton Woods (passage à l’étalon-dollar)
Abandon du Gold Exchange Standard 1971 (avait remplacé l’étalon-or en 1933); abandon du dollar comme monnaie de référence cette même année.
Les 30 Glorieuses
1973 et 1979 : les 2 chocs pétroliers - conséquences limitées aux aspects économiques et financiers essentiellement. Abandon de Bretton Woods en 1973 (considéré comme ayant engendré le choc pétrolier). Flottement généralisé des monnaies.
1974 : Décision de Gérald Ford (loi fédérale ERISA) de sortir les retraites des salariés américains des entreprises, pour les confier à des fonds de pension spéculatifs, amenant l’épargne des ménages US sur les marchés boursiers puis financiers.
1979-1992 : émergence du néolibéralisme (déréglementation, désintermédiation, décloisonnement, confusion entre banque de dépôt et banque d’investissement et d’affaires).
Premiers TGV
1987 : les bourses mondiales sont secouées par une crise d’une rare violence. Krach obligataire d’octobre 1987.
Débuts d’Internet – 1991 Jean-Paul II publie Centesimus Annus, un siècle après Rerum Novarum de Léon XIII
1994 : crise mexicaine – 1997 : crise asiatique -1998 : crise russe puis brésilienne – 2000-2001 : crise turque, crise argentine- 2002 : à nouveau crise brésilienne.
Débuts du Wifi
2000 : crise de la bulle Internet et krach boursier consécutif de 2001-2002
Lancement de la 3G
11 septembre 2001 : conséquences psychologiques et stratégiques, apparition d’une préoccupation explicite de résilience du système financier.
Automne 2001 : scandale Enron
2007 : crise des subprimes (crise hypothécaire)
Numérisation rapide des relations humaines -premiers smart/i-phones
2008 : crise financière et bancaire (Lehman Brothers), crise mondiale
2009 : crise grecque – publication de Caritas in Veritate par Benoît XVI (mondialisation, éthique des affaires…)
2010 : crise zone Euro – pour mémoire pandémie H1N1 en 2009-2010
Lancement de la 4G -IoT (compteurs Linky etc.) - 2015 : publication de Laudato Si’ par le pape François
2019_2020 : COVID-19 et confinement
Lancement discret de la 5G
L’énumération qui précède montre donc expérimentalement que le capitalisme, comme système social, comme organisation économique, comme système de valeurs, est incapable de se réformer par lui-même (ce que les économistes réalistes ont compris depuis longtemps) et répète constamment les mêmes excès.
Quoique peu ragoûtante, la citation de Proverbes 26,11 en exergue de ce paragraphe, s’applique bel et bien, en figure, au capitalisme libéral.
Navire dans la tempête- Ferdinand Bonheur (1817-1887) – vente privée
Outre ces crises passées, nous savons que d’autres causes d’effondrement possible sont désormais à envisager très sérieusement à court terme en ce début de XXIe siècle :
● crises financières (notamment celle que provoquera l’énorme bulle constituée par l’argent fictif injecté dans les économies lors de la COVID-19) ;
● catastrophes naturelles, éventuellement simultanées: séismes majeurs (faille de San Andrea en Californie, le bassin méditerranéen, les îles asiatiques et le Japon en particulier…), ou semi-naturelles : crises alimentaires provoquées par des sécheresses ou inversement des inondations…
● crises de ressources rares (eau, terres rares etc.)
● crises culturelles et technologiques : conflits militaires ou terroristes, escalades (Chine notamment), cyber-effondrement, blackout énergétiques …
● bouleversement climatique accéléré ;
● etc.
Si la société ne se réforme pas, la prochaine crise systémique majeure (ou la suivante, peu importe), quelle que soit sa cause, sera probablement fatale et aura sans doute des conséquences comparables à celles d’un conflit mondial. On entend par crise systémique le résultat d’un dysfonctionnement interne ou externe sur le système interdépendant que constitue l’économie et la finance mondiales et les institutions qui s’y rapportent. Tout agresseur systémique (virus biologique ou informatique, changement environnemental négatif global, conflit généralisé même de faible intensité, pénurie durable de matières premières, crise alimentaire mondiale, fractures sociétales globales à l’échelle d’un pays ou d’un continent…) a un effet dévastateur car il s’en prend à l’ensemble du système du fait de ses interdépendances.
L’hystérie des places boursières durant les premiers temps du COVID-19 montre que la finance ne joue pas son rôle: au lieu de soutenir l’économie réelle, elle spécule au grand casino des promesses aux investisseurs, et cède à la frayeur de voir se débrancher la dynamique de fuite en avant du remboursement des dettes par les profits à venir. Pierre-Yves Gomez dans « L’esprit malin du capitalisme » (DDB 2019) l’explique très bien. Les ISR (investisseurs socialement responsables) sont davantage protégés contre cette hystérie mais ils sont minoritaires. L’ampleur de la spéculation multiplie les dégâts en cas de crise de confiance : la capitalisation de la bourse de Paris représentait 15% du PIB français en 1970 et 110% en 2018.
La crise actuelle est la n+1 ième d’une série qui va crescendo en intensité et durée. A l’issue de l’avertissement COVID-19, reprendre le statu quo ante dans les pratiques et l’organisation de l’économie et des sociétés est donc suicidaire. C’est pourtant probablement la pente naturelle que suivront les pays et les personnes. La crise économique, écologique et sociétale actuelle est une crise d’origine morale (du latin mores= mœurs), une crise issue des comportements humains. Ce n’est pas seulement une crise physique ou purement matérielle. Elle est même spirituelle.
Pour soutenir l’économie et certains secteurs, de nouvelles dettes vont venir s’ajouter aux précédentes déjà colossales : pour le COVID-19 plus de 500 G€ en France (prêts garantis par l'Etat, chômage partiel etc.), 822 G€ en Allemagne, 500 G€ de coronabonds proposés par Berlin et Paris, l’annonce d’un plan de 750 G€ par l’Union européenne (difficile de faire la part des choses avec les 1000+500G€ annoncés par la BCE début juin), 2000 G$ aux USA, 22 G$ par la Banque mondiale etc. sans compter les aides aux pays tiers (Afrique notamment.)) Comment concilier ce fardeau croissant de la dette (basé sur la naïve promesse que les innovations et la technique apporteront des gains de productivité donc de profits, qui sauront effacer rapidement la dette – depuis le temps ça se saurait ? -) avec le principe responsabilité de Jonas, reformulé par Gro Harlem Bruntland en 1987, pierre angulaire de l’idéologie du développement durable : « un mode de développement qui répond aux besoins des générations présentes, sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs»? Pour reprendre le slogan à moitié faux en vigueur : « nous empruntons la Terre à nos enfants », mais en spéculant sur cet emprunt, et nous la leur «rendons» doublement hypothéquée, par nos dégradations environnementales et sociales, et par un endettement irresponsable.
Ces dettes ne sont absolument plus garanties par aucune contrepartie, depuis longtemps. Il est probable que seules la Russie et la Chine ont encore une certaine contrepartie. Qui sait dire aujourd’hui ce qu’il en est de l’or de la Banque de France ? USA 8000 tonnes, Allemagne 3300 tonnes, France 2400 tonnes (89 G€), à comparer à la dette publique (plus de 100% du PIB) de 2400 G€ et aux intérêts de la dette française 2019= 38,8 G€ (intérêts bancaires compris). Le PIB de la France en 2019 était de 2420 G€.
Il faudra bien finir par corriger l’écart entre le réel et le récit qui soutient la fuite en avant. Autrement dit voir imploser la bulle de l’endettement des états, des entreprises et des personnes. Les plus-values issues des espérances technologique (big data etc.) n’arriveront jamais assez tôt pour effacer la dette, c’est un processus cumulatif divergent.
Aux dettes financières s’ajoutent les fractures sociales croissantes et la fragilisation du tissu social , ainsi que les dégâts écologiques .
L’homme sur la terre est un débiteur insolvable : à ses parents, à la société qui l’accueille et le protège, lui transmet un patrimoine moral, mental, intellectuel, matériel qu’il n’aurait jamais pu acquérir par ses propres moyens même en une vie entière. Sa dette remonte donc à ses ancêtres également, aux générations qui l’ont précédé (et certainement pas à celles qui le suivront). D’où le 4ème commandement « Tes père et mère honoreras…», seule façon de s’acquitter de la dette en question. Ce commandement est d’ailleurs le seul à promettre une récompense temporelle (« … afin de vivre longuement.») C’est l’esprit filial qui permet aux sociétés de perdurer, la conscience d’hériter d’un patrimoine énorme ; et non la culpabilité « d’emprunter la terre à nos enfants ou aux générations futures », qui a cependant le mérite de nous pousser à la sobriété et au respect de la Création (hommes compris !) puisqu’aucune morale claire n’a pris le relais du christianisme. Mais qui ne correspond à aucune réalité tangible.
L’interdépendance (flux financiers, flux humains, transports, production, services etc.) qui fait la performance matérielle du système mondial est aussi ce qui fait sa faiblesse lorsque la machine se détraque, comme cette année.
Nous avons donc à la fois :
- dans le domaine économique, un problème moral et un problème de vulnérabilité croissante, ainsi qu’un problème de pérennité du système (durabilité). Ce problème correspond aux vices d’orgueil, d’avarice, et de cupidité;
- dans le domaine politique, qui est censé surplomber l’économique et la finance, même si les faits démontrent aujourd’hui le contraire, un problème de vulnérabilité à tout choc un peu sérieux, du fait de l’endettement excessif. L’endettement abyssal (France, dans une moindre mesure d’autres pays comme l’Allemagne) qui met le politique sous la coupe de la finance, correspond au vice de prodigalité et d’imprudence. On dépense un argent qu’on n’a pas et qu’on n’aura jamais, avec pour effet de s’endetter au-delà du raisonnable (30% des revenus). Le pays a démantelé son industrie, au nom du principe libéral européen, qui a fait de l’Europe une zone de libre-échange (capitaux, personnes, services, biens) ouverte à tous sans aucune réciprocité (USA, Chine etc.) Il s’agit d’une vulnérabilité dans l’espace (mondialisation et interdépendance des approvisionnements), dans le temps (flux tendus) et dans le domaine financier (endettement phénoménal des états notamment la France, hystérie des places boursières). Vulnérabilité également des institutions et des services publiques (notamment en France), isolement et donc vulnérabilité des personnes. Enfin vulnérabilité de l’information personnelle et plus largement, de la propriété privée (les prédateurs majeurs étant l’État, notamment avec des taux d’imposition confiscatoires et une intrusivité croissante dans la vie privée, et les grands monopoles).
Le dogme de l’efficience du marché et de sa régulation plus ou moins spontanée ne fonctionne pas (n’a probablement jamais fonctionné ni existé) et notamment pas en situation de crise.
Pour éviter tout malentendu dans l’usage du terme « capitalisme libéral», il est nécessaire de passer un peu de temps à en préciser la portée et le sens. En effet, les mots sont plus que trompeurs. Le fait que l’entreprise se tourne vers des personnes différentes pour obtenir l’argent d’une part, la force de travail d’autre part, dont elle a besoin, ne préjuge pas de la façon dont les échanges seront ensuite organisés. Il faut cependant reconnaître que cette séparation facilite certaines dérives, et déséquilibres injustement les relations entre le capital et le travail. Il ne faut donc pas se tromper d’ennemi : c’est l’esprit de cupidité et d’accumulation qui est en cause, pas la séparation de l’argent et du travail.
A l’origine le terme capitalisme désigne un mode de fonctionnement des entreprises où des personnes distinctes apportent :
- les détenteurs des capitaux sont propriétaires ( de facto, même si ce principe est contestable et l’a été par des papes) de l’entreprise à proportion des capitaux apportés,
- leur capacité de travail et sont rémunérés du travail apporté, par un « juste salaire ».
Il diffère en cela du collectivisme (personne n’est propriétaire ni capitaliste, sauf la nomenklatura ; le socialisme est une forme de capitalisme étatisé) ou du corporatisme, ou les forces vives de l’entreprise sont aussi ses propriétaires. On y reviendra plus loin, dans le chapitre sur les alternatives au capitalisme libéral.
Le terme de capitalisme est souvent mis en avant pour masquer le libéralisme économique, application du libéralisme tout court, tant de fois dénoncé par les papes : chacun décide ce qui est bien ou mal, recherche son propre intérêt dans le cadre de quelques principes moraux collectifs mal définis, et un mécanisme mystérieux conduit à ce que l’intérêt général soit obtenu par cette multitude de décisions individuelles sans référence à un bien commun. C’est le triomphe du libre examen : la vérité et le bien sont à trouver en moi et non à l’extérieur de moi. Les papes se sont énergiquement attaqués, du moins jusqu’au milieu du siècle dernier, au libéralisme philosophique et moral, ils ne l’ont pas fait explicitement à l’égard du libéralisme économique. Même dans sa critique du modernisme (Pascendi, 1907) saint Pie X ne juge pas utile de décrire l’entrepreneur ou l’homme d’affaire moderniste, comme il le fait pour les historiens ou les philosophes. Son recadrage du Sillon (Notre charge apostolique, 1910) se concentre sur l’orthodoxie de l’action catholique (y compris dans l’économie) mais ne traite pas du libéralisme économique catholique en tant que tel.
Au-delà, le terme « capitalisme » a fini par désigner à la fois un genre de vie, un système économique et financier, un système social, une vision du monde etc. Il importe donc de préciser ici ce qu’on met derrière ce terme. Dans une série d’articles sur le capitalisme (AEC : « Le christianisme est-il à l’origine du capitalisme ? » d’ août 2017 à novembre 2017) j’ai tenté de serrer au plus près cette notion et cette pratique. Je suis arrivé à la définition suivante, qui me semble prendre en compte la plupart des points communs aux différents théoriciens du capitalisme. Sur la justification de cette définition, on pourra donc se reporter au premier article de la série.
« On appelle capitalisme un régime économique stable fondé sur la propriété privée, la liberté d’entreprendre, l’entreprise, la liberté de travailler, la production et la consommation de masse, la rémunération du risque d’investissement, la rémunération du capital emprunté par un taux d’intérêt, la rémunération de la productivité du travail, dans lequel ceux qui mettent en œuvre les moyens de production ou de services ne sont en général pas propriétaires ni co-propriétaires de ces moyens. Plus généralement ceux qui assurent le fonctionnement de l’entreprise et sa direction ne sont pas nécessairement actionnaires de l’entreprise. Le capitalisme a besoin des mécanismes d’offre et de demande sur des marchés aussi libres que possible, qu’ils concernent les marchandises et services ou qu’ils concernent les capitaux. En théorie tous les acteurs disposent des mêmes informations. Les décisions des acteurs sont réputées rationnelles et orientées vers le long terme, en vue de la croissance aussi bien de la production que de la consommation. Les profits obtenus par la vente des produits et services sont normalement ré-investis en partie dans les moyens de production et en partie distribués aux actionnaires.»
Notons avec Pierre-Yves Gomez (L’esprit malin du capitalisme, DDB 2019) que le vrai pouvoir et le vrai moteur de l’économie, est entre les mains de ceux qui déterminent la valeur du capital, celle de l’entreprise, celle du travail humain.
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L’Union européenne a pour credo la libre circulation des biens, des personnes, des capitaux et des services. Elle n’a jamais développé une quelconque politique industrielle ou économique. Ce qui compte c’est le libre-échange, pas le bien commun. Le libre-échange et la régulation plus ou moins encadrée du marché (ouvert sans contrepartie à tous les acteurs mondiaux) sont censés être orientés vers le bien commun en question, notion plus que floue dans ces sphères.
Il est défini comme suit par Hayek, dans «La route de la servitude» (1943, PUF Quadrige Grands Textes 2007) : «… dans la conduite de nos affaires nous devons faire le plus grand usage possible des forces sociales spontanées, et recourir le moins possible à la coercition.» Un peu plus haut il écrit: «Respecter l’individu en tant que tel, reconnaître que ses opinions et ses goûts n’appartiennent qu’à lui, dans sa sphère, si étroitement qu’elle soit circonscrite, c’est croire qu’il est désirable que les hommes développent leurs dons et leurs tendances individuels.» On ne saurait trouver meilleure définition non pas de la véritable liberté, qui est d’éviter le mal et de faire le bien, mais du libre-arbitre (qui n’interdit cependant en rien aux individus d’avoir des principes moraux), qui est de faire ce qu’on veut. Dans ce même ouvrage, Friedrich Hayek fournit un résumé intéressant pour notre propos : «La gloire du système de libre entreprise est de permettre à chaque personne de servir ses semblables tout en poursuivant ses propres fins.» Rendons cependant cette justice à Hayek: dans ses «Essais de philosophie, de science politique et d’économie» , notre auteur fixe une composante morale forte et responsable à la libre entreprise : le libéralisme suppose certes qu’un ordre puisse s’engendrer lui-même, mais il présuppose cependant que des règles de conduite individuelles soient respectées. Une société libre ne fonctionnera que là où les comportements individuels sont dictés par des règles morales fortes. Hayek ne définit pas quelles sont ces règles morales ; on peut supposer qu’il s’agit du droit naturel. Moyennant quoi la recherche des intérêts particuliers, dans ces limites, conduit à ce que l’intérêt général soit obtenu et que le système économique se régule de lui-même. C’est ce qu’Hayek appelle « catallaxie ».
Un auteur comme Raoul Audouin (« Les lois de la liberté, libéral et croyant, pourquoi ? » ou « Vivre libres, ou la splendeur de l’économie ») incarne bien, me semble-t-il, le libéralisme tempéré inspiré d’Hayek et de von Mises.
On peut dire pour simplifier que le néo-libéralisme, c’est le libéralisme d’Hayek ou d’Audouin sans son principe moral, même si ce dernier est plutôt flou dans le cas d’Hayek.
Là encore, économie et morale sont liées : le capitalisme libéral reflète une vision du monde libérale. On peut être chrétien et libéral, ce fut d’ailleurs la faille profonde dans le catholicisme de la première moitié du XXème siècle : on lira avec profit le petit ouvrage de Louis Veuillot « L’illusion libérale », 1866, pour comprendre de quoi il retourne. Le libéralisme est l’affirmation de l’indépendance absolue de la raison individuelle et sociale à l’égard de toute transcendance. La foi catholique suppose la soumission de la raison individuelle à une vérité qui lui est extérieure et qu’elle ne peut entièrement comprendre. Les catholiques libéraux de l’époque étaient les Loisy, Lamennais, jusqu’à un certain point Lacordaire (même s’il prit ses distances à l’égard de Lamennais), Sangnier etc. Cette fracture s’est réduite aujourd’hui dans la mesure où Rome a largement adhéré au libéralisme dans divers domaines.
En faveur du capitalisme libéral, outre Raoul Audouin déjà mentionné, signalons tout de même un des derniers venus, non le moindre, le père Robert Sirico, prêtre catholique américain, auteur de « Catholique et libéral, les raisons morales d’une économie libre », 2012, Salvator, 2018.
Le Père Sirico soutient que la seule économie compatible avec les Évangiles est « l’économie libre » dans la mesure où elle est la seule qui améliore dans la durée, le sort des plus défavorisés : elle seule donne aux « petits » les moyens de s’en sortir tout seuls. Pour lui, le capitalisme non seulement est le plus efficace des systèmes économiques mais il est également porteur d’une dimension morale, toujours en s’appuyant sur la liberté individuelle.
S’il est bien compris, le capitalisme est la composante économique de l’ordre naturel de la liberté. Ne pas confondre capitalisme et avidité et consumérisme : pour le père Sirico, la justice sociale est entre les deux. Il existe une alternative au consumérisme cupide et au socialisme : travailler non seulement à notre bien propre mais aussi au bien commun, l’État limitant son intervention au strict respect de la justice sociale. Ne pas confondre non plus égalité en droit et en dignité et égalitarisme. Le livre se termine par une annexe dans laquelle le Père Sirico se livre à quelques respectueuses mises au point concernant l’encyclique Laudato Si’ dans laquelle le pape François, dans son style caractéristique, pourfend sans grandes nuances le capitalisme et les entreprises. Ce qui est bien sûr à l’opposé de la thèse défendue par ce livre. Le Père Sirico a fondé l’Acton Institute et bien connu François Michelin.
Novak dans “The spirit of democratic capitalism” (1982, préface de Jean-Yves Calvez, traduit par «Une éthique économique, les valeurs de l’économie de marché», Cerf- Institut La Boétie, 1987) pose des garde-fou au libéralisme économique, qu’il associe au « capitalisme démocratique » (cf.Hayek sur la correspondance naturelle entre libéralisme et économie de marché). Le « capitalisme démocratique » (sa version du libéralisme économique) c’est selon lui le marché en économie, la démocratie en politique et des institutions culturelles et religieuses garantissant les principes de bases de l’éthique (garanties qu’on ne peut attendre du marché lui-même). Il estime que cinq principes doivent être à l’œuvre dans la société civile pour que le capitalisme démocratique puisse contribuer au bien commun :
- justice sociale
- principe de subsidiarité
- liberté politique, économique, morale et culturelle
- ordre social créé par l’homme, donc pas naturel mais respectant les exigences naturelles
- bien commun.
auxquels il a ajouté ultérieurement :
- innovation, «destruction créatrice» [Schumpeter], principe de changement ; Vertus nécessaires à l’exercice de la responsabilité personnelle
- unité dans la diversité
- primat de l’Être sur l’Avoir.
Novak rappelle le cri du cœur du ministre des finances tchéco-slovaque, à la libération de 1989 : «Nous voulons une économie de marché, un point c’est tout.»
On notera que ni le « capitalisme théorique », ni le « capitalisme libéral », ne tiennent compte de l’opacité partielle des transactions et donc de l’inégalité d’information et de moyens des acteurs.
Nous appellerons «capitalisme tempéré» (par référence à la vertu de tempérance) le capitalisme libéral tel que défini ci-dessus, limité dans sa recherche frénétique et continue de croissance (que nous avons depuis des années sous les yeux) par des dispositions régulatrices qui pourraient être les suivantes :
Certains services ou produits ne sont pas des objets marchands.
Le travail est un acte humain et non un facteur de production. Il n’a pas que le salaire pour contrepartie.
Les bénéfices sont orientés en priorité vers l’innovation et l’outil de production (au sens large) et non vers la rémunération des actionnaires.
L’investissement en actions est préféré au prêt bancaire, car il crée un lien social entre les prêteurs et les emprunteurs.
Le prêt à intérêt est drastiquement modéré (par exemple dans les limites de la Doctrine sociale de l’Eglise, qui s’est bien assouplie depuis Vix Pervenit de Benoît XIV, 1745)
L’argent doit être traité comme un moyen d’échange et non comme une richesse («L’argent ne fait pas de petits»).
La solvabilité et la sécurité financière des consommateurs est prise en compte et limite les échanges.
Des freins existent à la recherche illimitée du profit, de l’augmentation de la production et de la stimulation du consommateur en vue de lui vendre des produits qui ne répondent pas nécessairement à des besoins réels.
Des freins et des limites doivent être mis à la spéculation (question liée à celle de l’usure).
Une entité de régulation veille à ce que les acteurs économiques et financiers disposent des mêmes informations et sanctionnent les manquements et les ententes.
L’entreprise est considérée comme un corps intermédiaire naturel de la société, au service du bien commun.
Les flux financiers sont orientés non pas vers les plus-values maximales à court terme (non sans dommages aux entreprises et aux personnes qui les composent) mais vers les besoins d’investissement ou de fonctionnement répondant aux besoins de la vie des personnes. La finance est rémunérée mais est mise au service de la production et non l’inverse.
L’État vérifie que ces dispositions sont respectées, et s’interdit d’intervenir comme acteur économique sauf dans des domaines régaliens comme l’armement ou les services publics.
Là encore, ce style de capitalisme reflète une vision du monde différente de la précédente.
Là, c’est l’opposé de ce que nous avons appelé « capitalisme tempéré »:
- la finance dirige l’industrie qui dirige la consommation, alors que les besoins raisonnables des hommes devraient orienter l’industrie qui devrait attirer la finance ;
- le capital est supérieur au travail dans la gestion de l’entreprise ;
- la finance et l’économique prennent le pas sur le politique ;
- la RSE (responsabilité sociétale des entreprises) et l’éthique des affaires décident du bien et du mal (« vous serez comme des Dieux ») ; impermanence des valeurs ;
- le court-terme l’emporte systématiquement sur le long-terme ;
- le système économique et financier est biaisé par des rétentions d’informations et des ententes ainsi que des tentatives de mainmise sur des secteurs d’utilité publique et des informations privées ;
- l’emploi subit des instabilités/précarité croissantes ;
- l’ écart entre « riches » et « pauvres » se creuse.
Ce que nous qualifions de capitalisme financier (et mondialisé) n’est que l’aboutissement de plus en plus visible des tendances du capitalisme libéral, dont les garde-fous ou les régulations ont démontré depuis un siècle leur inefficacité ou inexistence structurelle, comme nous l’avons vu au premier paragraphe.
Péguy (Note conjointe sur Monsieur Descartes) : « Pour la première fois dans l’histoire du monde, l’argent est seul devant Dieu. Par on ne sait quelle effrayante aventure, par un monstrueux affolement de la mécanique, ce qui ne devait servir qu’à l’échange a complètement envahi la valeur à échanger. »
On notera que Léon XIII dans Rerum Novarum (1891) parle du socialisme pour le réfuter catégoriquement, mais ne parle pas du capitalisme comme système ou idéologie : il parle des capitalistes, ce qui n’est pas la même chose, en associant capitalistes et « travailleurs » comme deux intervenants nécessaires dans l’entreprise et la production.
Avant de se tourner vers le Magistère, écoutons Sertillanges (Socialisme et christianisme, Lecoffre, 1907) : « Il est certain que l’Eglise semble se taire aujourd’hui sur cette question [de l’usure], qui souleva jadis tant de poussière, mais ce n’est point qu’elle ait changé d’esprit, c’est que la complexité croissante des affaires a fait passer le problème de sa forme élémentaire à des formes tellement compliquées que les hommes religieux ne peuvent plus les résoudre d’eux-mêmes… Demander à l’Église de lancer aujourd’hui contre le capitalisme une condamnation sommaire, ce serait lui demander de vouloir arracher à la fois l’ivraie et le bon grain, d’arrêter le mouvement des affaires, de s’opposer à cette foule d’entreprises dont ne profite pas moins le travailleur (sic) que celui qui possède l’outil universel, l’argent». En effet, une des affirmations fondamentales du capitalisme est le droit absolu de l’argent à produire intérêt.
On pourra également se reporter, entre autres, à ma série d’articles AEC sur le capitalisme, « Le christianisme est-il à l’origine du capitalisme ? » d’ août 2017 à novembre 2017 .
Le Compendium de la DSE (2005) n’a pas d’entrée « libéralisme » (notamment économique), en revanche comme on le verra plus bas, il est assez disert sur le marché libre, la globalisation, (n° 310 et 322, puis 335, 346 à 350, le rôle de l’Etat en économie (351 à 355), l’importance des corps intermédiaires (356,357), la mondialisation/globalisation (361 à 367, 370), la finance internationale (368 et 369).
Pie XI, dans Quadragesimo Anno, 1931, contemporain de la crise de 1929 : n° 113 à 115, saisissant d’actualité : «113. Ce qui à notre époque frappe tout d’abord le regard, ce n’est pas seulement la concentration des richesses, mais encore l’accumulation d’une énorme puissance, d’un pouvoir économique discrétionnaire, aux mains d’un petit nombre d’hommes qui d’ordinaire ne sont pas les propriétaires, mais les simples dépositaires et gérants du capital qu’ils administrent à leur gré. 114 Ce pouvoir est surtout considérable chez ceux qui, détenteurs et maîtres absolus de l’argent, gouvernent le crédit et le dispensent selon leur bon plaisir. Par là, ils distribuent en quelque sorte le sang à l’organisme économique dont ils tiennent la vie entre leurs mains, si bien que sans leur consentement nul ne peut plus respirer.115 Cette concentration du pouvoir et des ressources, qui est comme le trait distinctif de l’économie contemporaine, est le fruit naturel d’une concurrence dont la liberté ne connaît pas de limites ; ceux-là seuls restent debout, qui sont les plus forts, ce qui souvent revient à dire, qui luttent avec le plus de violence, qui sont le moins gênés par les scrupules de conscience. À son tour, cette accumulation de forces et de ressources amène à lutter pour s’emparer de la Puissance, et ceci de trois façons : on combat d’abord pour la maîtrise économique ; on se dispute ensuite l’influence sur le pouvoir politique, dont on exploitera les ressources et la puissance dans la lutte économique ; le conflit se porte enfin sur le terrain international, soit que les divers États mettent leurs forces et leur puissance politique au service des intérêts économiques de leurs ressortissants, soit qu’ils se prévalent de leurs forces et de leur puissance économiques pour trancher leurs différends politiques. Ce sont là les dernières conséquences de l’esprit individualiste dans la vie économique, conséquences que vous-mêmes, vénérables Frères et très chers Fils, connaissez parfaitement et déplorez : la libre concurrence s’est détruite elle-même ; à la liberté du marché a succédé une dictature économique. L’appétit du gain a fait place à une ambition effrénée de dominer. Toute la vie économique est devenue horriblement dure, implacable, cruelle. À tout cela viennent s’ajouter les graves dommages qui résultent d’une fâcheuse confusion entre les fonctions et devoirs d’ordre politique et ceux d’ordre économique : telle, pour n’en citer qu’un d’une extrême importance, la déchéance du pouvoir : lui qui devrait gouverner de haut, comme souverain et suprême arbitre, en toute impartialité et dans le seul intérêt du bien commun et de la justice, il est tombé au rang d’esclave et devenu le docile instrument de toutes les passions et de toutes les ambitions de l’intérêt. Dans l’ordre des relations internationales, de la même source sortent deux courants divers : c’est, d’une part, le nationalisme ou même l’impérialisme économique, de l’autre, non moins funeste et détestable, l’internationalisme ou impérialisme international de l’argent, pour lequel là où est l’avantage, là est la patrie.»
Pie XI, id, n°95 : « La dictature économique qui a succédé aujourd’hui à la libre concurrence ne saurait assurément remplir cette fonction [de principe directeur juste et efficace]. »
Pie XI
Pie XII (Lettre du 8 septembre 1949 aux cardinaux français sur le décret du Saint-Office condamnant l’adhésion des catholiques aux partis communistes) : « Il y a dans la notion même du capitalisme, c’est-à-dire dans la valeur absolue qu’il confère à la propriété sans référence au bien commun et à la dignité du travail, un matérialisme rejeté par l’enseignement chrétien.»
Pie XII (in Marcel Clément, «L’économie sociale selon Pie XII», NEL 1953) : «Dans le capitalisme libéral, le droit d’association et l’intervention de l’État sont rejetés, le mécanisme de la concurrence assurant à lui seul, par la poursuite des intérêts individuels, l’équilibre économique.»
Pie XII, toujours, in Allocution du 15 novembre 1956 aux agriculteurs exploitants italiens : «En sorte que ce n’est pas le travail humain au service du bien commun qui attire et emploie le capital, mais au contraire le capital qui dispose du travail et de l’homme lui-même et qui les meut à son gré, comme les boules dans la main d’un joueur.» Belle image.
Saint Jean-Paul II, dans Centesimus Annus n° 39 : «On peut résumer tout cela en réaffirmant, une fois encore, que la liberté économique n'est qu'un élément de la liberté humaine. Quand elle se rend autonome, quand l'homme est considéré plus comme un producteur ou un consommateur de biens que comme un sujet qui produit et consomme pour vivre, alors elle perd sa juste relation avec la personne humaine et finit par l'aliéner et par l'opprimer». n° 42 : «Peut-on dire que, après l'échec du communisme, le capitalisme est le système social qui l'emporte et que c'est vers lui que s'orientent les efforts des pays qui cherchent à reconstruire leur économie et leur société ? Est-ce ce modèle qu'il faut proposer aux pays du Tiers-Monde qui cherchent la voie du vrai progrès de leur économie et de leur société civile ?... Si sous le nom de «capitalisme» on désigne un système économique qui reconnaît le rôle fondamental et positif de l'entreprise, du marché, de la propriété privée et de la responsabilité qu'elle implique dans les moyens de production, de la libre créativité humaine dans le secteur économique, la réponse est sûrement positive, même s'il serait peut-être plus approprié de parler d'«économie d'entreprise», ou d' «économie de marché», ou simplement d' «économie libre». Mais si par «capitalisme» on entend un système où la liberté dans le domaine économique n'est pas encadrée par un contexte juridique ferme qui la met au service de la liberté humaine intégrale et la considère comme une dimension particulière de cette dernière, dont l'axe est d'ordre éthique et religieux, alors la réponse est nettement négative.»
Saint Jean-Paul II toujours, dans Libertatis conscientia (1986) précise que « la DSE est opposée à toutes les formes de l’individualisme social ou politique…[et] à toutes les formes de communisme. »
Enfin, avant de quitter saint Jean-Paul II, souvenons-nous qu’il développa la notion de «structures de péché», qui constituent un obstacle collectif de taille sur la route du bien commun. Ces structures existent dans le domaine de la finance (processus ou produits financiers fondamentalement pervers) et de l’entreprise (aux niveaux de la gouvernance ou des activités opérationnelles).
saint Jean-Paul II
François, Laudato Si’ (2015), n° 165 : «La politique et l’entreprise réagissent avec lenteur, loin d’être à la hauteur des défis mondiaux. En ce sens, alors que l’humanité de l’époque post-industrielle sera peut-être considérée comme l’une des plus irresponsables de l’histoire, il faut espérer que l’humanité du début du XXIe siècle pourra rester dans les mémoires pour avoir assumé avec générosité ses graves responsabilités.» §109 : « L’économie assume tout le développement technologique en fonction du profit, sans prêter attention à d’éventuelles conséquences négatives pour l’être humain. Les finances étouffent l’économie réelle. Les leçons de la crise financière mondiale n’ont pas été retenues, et on prend en compte les leçons de la détérioration de l’environnement avec beaucoup de lenteur.»
Nous sommes donc ici à l'opposé d'un Père Sirico ou d'un Michaël Novak. Parmi les auteurs catholiques radicaux comme René de La Tour du Pin (par exemple- voir Louis Salleron sur le catholicisme social) et/ou tenants de l’Ancien Régime, mettant la vie économique sous le joug (léger) de la morale catholique, récusaient ouvertement le capitalisme en bloc. Constatant que le capitalisme est inséparable du prêt à intérêt donc de l’usure d’une part, et d’autre part porte en lui la négation de l’organisation corporative du Moyen Age, René de la Tour du Pin Chambly, condamne sans ambage ce régime économique («Vers un ordre social chrétien : jalons de route, 1882-1907», édition 1917) .
Un G-K Chesterton avec son procès du capitalisme (dans « Out of Sanity », difficilement traduit par « plaidoyer pour une propriété privée non-capitaliste ») au profit d’une organisation sociale «distributiste » sans pour autant être socialiste (certainement pas !) entre également dans cette mouvance.
Louis Salleron explique très bien cette répugnance viscérale des catholiques non pas à l’argent (foutaise wéberienne, contredite par les faits) mais au capitalisme. Répugnance fondée sur l’affirmation sans ambiguïté du Christ : « Nul ne peut servir deux maîtres… » et « Je n’ai pas prié pour le monde… » On retrouvera autour de ce débat (récuser ou pas le capitalisme comme intrinsèquement dangereux pour le bien commun) la même fracture que celle qui opposa les catholiques sociaux (autrement dit les traditionnalistes plus ou moins intransigeants de la DSE: La Tour du Pin, Maurice Maignen, Albert de Mun, Blanc de Saint-Bonnet, Louis Veuillot, Emile Keller, Charles Goyau, le Comte de Chambord et sa lettre sur les ouvriers du 20 avril 1865 etc.) aux démocrates chrétiens : Montalembert, Lamennais, Léon Harmel, Le Play, Gustave Théry etc. et vit finalement la victoire de ceux-ci et de leur postérité, notamment le Sillon de Marc Sangnier et de façon plus lointaine les théologiens de la libération.
De manière à peine plus nuancée, Louis Salleron («Les catholiques et le capitalisme», La Palatine Paris-Genève, 1951) écrit : « … on aurait pu penser que c’est le capitalisme avec quoi le catholicisme se fût le plus facilement entendu, car c’est lui, apparemment, qui est le plus concret, qui est le plus de la nature du fait et le moins de la nature de l’idéologie… C’est en tant que divinité du Progrès que le catholicisme a récusé le capitalisme. [Que sert à l’homme de gagner l’univers, s’il vient à perdre son âme ? Marc 8,36 ou Mt 16,26] … Le catholicisme depuis le XVIème siècle distinguait sans peine dans le capitalisme tout ce qui lui est insupportable : Mammon à la place de Dieu, l’intérêt à la place de la justice, l’action frénétique à la place de la contemplation, les hiérarchies d’argent à la place des hiérarchies humaines ou divines, la liberté débridée à la place du règne de la loi, le millénarisme du bien-être à la place du Royaume de Dieu, le Progrès immanent à la place de l’Etre transcendant etc.» En quoi Salleron ne s’écarte guère de l’enseignement de Pie XII déjà cité (Lettre du 8 septembre 1949 des cardinaux français sur le décret du Saint-Office condamnant l’adhésion des catholiques aux partis communistes) : «Il y a dans la notion même du capitalisme, c’est-à-dire dans la valeur absolue qu’il confère à la propriété sans référence au bien commun et à la dignité du travail, un matérialisme rejeté par l’enseignement chrétien.»
Abbé Meinvielle (Conception catholique de l’économie, 1936, Iris 2010) : « Il y a seulement deux économies opposées : celle qui est chrétienne, qui use des richesses pour monter vers Dieu, et celle qui est moderne ou capitaliste (soit libérale, soit marxiste), qui délaisse Dieu pour devenir esclave de la richesse. »
Ailleurs dans le même ouvrage :« Qu’est-ce en effet que le capital ? C’est la richesse accumulée investie dans une entreprise pour la production d’une autre richesse, et qui devient ainsi bénéfique à la communauté… Je crois inutile de démontrer que ce n’est pas l’idée du capital que s’est forgée le capitalisme…pour le capitalisme, le capital est un argent qui produit et qui concentre davantage d’argent. C’est là l’exact contraire du capital authentique. En effet, loin de faire du capital un moyen pour étendre les bénéfices de l’argent dans la communauté, il en fait un aimant dans les mains de l’individu chanceux qui le possède pour accumuler rapidement et inexorablement de l’argent… La production de richesses est un effet propre du travail. Le capital investi dans les moyens de production est un instrument… dont la fécondité provient du travail. Les droits du capital son postérieurs aux droits du travail. Les droits des dividendes passent après les droits des salaires… Le travail est premier, le capital second.»
Sans aller chercher les anarchistes ni les trotskistes-léninistes, on notera que l’Église n’a pas le monopole de la critique serrée du capitalisme dévoyé. En voici deux exemples tout a fait paisibles.
Tout d’abord Jean-Claude Michéa : « Impasse Adam Smith, brèves remarques sur l’impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche », Climats, 2002. Un marxiste disciple d’Orwell et capable de citer Chesterton, on a envie de regarder de plus près.
«… comprendre comment un système aussi peu rationnel [le libéralisme économique s’appuyant sur le mythe du Progrès] peut parvenir, au fil des décennies, à étendre son ombre sur l’ensemble de la planète… »
« La Gauche s’abreuve exactement à la même source philosophique que le libéralisme moderne [savoir l’idéologie des Lumières et de l’individualisme libéral… L’idée d’un anti-capitalisme de Gauche (ou d’Extrême-Gauche) devrait apparaître aussi improbable que celle d’un catholicisme renouvelé ou « refondé » qui ferait l’impasse sur la nature divine du Christ et l’immortalité de l’âme » [NDLR : quoique…]
« La loi Le Chapelier est la première traduction politique [de l’idéologie des Lumières] qui porte en elle la dissolution générale de tous les appuis communautaires indispensables à la constitution d’une vie individuelle vraiment humaine ».
Michéa souhaite une « sortie des Lumières » qui ne soit pas un retour à la Chrétienté et soit également une « sortie de la religion ».
Utopie libérale et capitalisme réel. Il établit entre Sade et le capitalisme libéral un rapprochement intéressant, les deux voyant l’être humain comme un objet et un sujet d’échange.
Et maintenant, Immanuel Wallerstein : « L’après-libéralisme », Éditions de l’Aube, 1999. Dans son style inimitable, même traduit (parce que bien traduit), il se nourrit à la fois à Braudel et à Marx. Le libéralisme prolongation du libre-examen protestant. [Cf les 3 R : Renaissance, Réforme, Révolution]. Oppose 3 idéologies : conservatisme, libéralisme, socialisme. La contradiction du libéralisme dans le « système-monde » : droits de l’homme, droits des peuples, dans la géoculture du système-monde moderne.
« L’effondrement du communisme ne signifie pas pour Wallerstein le triomphe définitif du libéralisme (cf. La fin de l’histoire, de Fukuyama) mais au contraire son incapacité à poursuivre son rôle historique en tant qu’idéologie. »
« La période de transition des vingt-cinq à cinquante années à venir sera une époque de désordre systémique, de désintégration et de lutte politique aiguë autour de modèles concurrents pour le renouvellement du système-monde, c’est-à-dire sa reconstruction… Les gens sont perplexes, en colère, angoissés maintenant, quelquefois même désespéré, aux abois, mais jamais passifs. »
Péguy (L’argent suite, XIV) : « Le spirituel est constamment couché dans le lit de camp du temporel. »
Moyennant ce qui précède, si les papes depuis Léon XIII ont clairement récusé le socialisme comme doctrine politique et économique, ils ont plutôt tenu à l’égard du capitalisme une position d’acceptation méfiante «sous conditions». Ils n’ont cessé de mettre en garde contre ses dérives dangereuses, notamment dans sa version libérale (au sens de Schumpeter ou Hayek rappelé plus haut), sans le condamner pour autant. En revanche, l’Eglise a toujours condamné, au-delà de la question complexe de l’usure, la mainmise de la haute finance internationale sur l’industrie et l’économie.
Pour paraphraser Churchill « le capitalisme serait le pire des régimes économiques à l’exception de tous les autres ».
La thèse de Novak (Catholic Ethics and the Spirit of Capitalism, the Free Press, McMillan, 1993) est que la papauté, après avoir trop radicalement condamné le libéralisme, le progressisme, l’américanisme etc. (Pie IX dans Quanta Cura et le Syllabus notamment) non seulement dans leurs dimensions spirituelles, morales et sociales mais aussi économiques, a corrigé le tir après Léon XIII. Il rappelle que Pie IX avait mis Pecci (futur Léon XIII) à l’écart du fait de sa tendance à un certain libéralisme.
Voyons cela de plus près.
Selon Pie XI, dans Quadragesimo Anno, § 109 : « Ce régime, Léon XIII consacre tous ses efforts à l’organiser selon la justice : il est donc évident qu’il n’est pas à condamner en lui-même. Et de fait, ce n’est pas sa constitution qui est mauvaise ; mais il y a violation de l’ordre quand le capital n’engage les ouvriers ou la classe des prolétaires qu’en vue d’exploiter à son gré et à son profit personnel l’industrie et le régime économique tout entier, au mépris de la dignité humaine des ouvriers, du caractère social de l’activité économique, et même de la justice sociale et du bien commun.»
Contrairement au socialisme (Divinis Redemptoris de Pie XI sur le communisme athée, 1937) il n’est donc pas « intrinsèquement pervers », même si d’autres enjeux que la condition ouvrière ont surgi depuis le XIXème siècle. Comme le dit Benoît XVI : « La DSE éclaire d’une lumière qui ne change pas, les problèmes toujours nouveaux qui surgissent. » (Caritas in Veritate, n°12, 2009).
Léon XIII, pape de Rerum Novarum 1891... et du Ralliement 1893
Léon XIII : « Assurément, une question de cette gravité demande encore à d'autres agents leur part d'activité et d'efforts. Nous voulons parler des chefs d'État, des patrons et des riches, des ouvriers eux-mêmes dont le sort est ici en jeu. Mais ce que Nous affirmons sans hésitation, c'est l'inanité de leur action en dehors de celle de l’Église. C'est l’Église, en effet, qui puise dans l’Évangile des doctrines capables, soit de mettre fin au conflit, soit au moins de l'adoucir en lui enlevant tout ce qu'il a d'âpreté et d'aigreur; l’Église, qui ne se contente pas d'éclairer l'esprit de ses enseignements, mais s'efforce encore de régler en conséquence la vie et les mœurs de chacun; l’Église qui, par une foule d'institutions éminemment bienfaisantes, tend à améliorer le sort des classes pauvres; l’Église qui veut et désire ardemment que toutes les classes mettent en commun leurs lumières et leurs forces, pour donner à la question ouvrir la meilleure solution possible; l’Église enfin qui estime que les lois et l'autorité publique doivent, avec mesure et avec sagesse sans doute, apporter à cette solution leur part de concours. »
« Il ne peut y avoir de capital sans travail, ni de travail sans capital. »
« Nul ne saurait avoir une intelligence vraie de la vie mortelle, ni l'estimer à sa juste valeur, s'il ne s'élève jusqu'à la considération de cette autre vie qui est immortelle. »
« C'est pourquoi, si la société humaine doit être guérie, elle ne le sera que par le retour à la vie et aux institutions du christianisme. »
« Mettre en évidence les principes d’une solution conforme à la vérité et à l’équité. » Léon XIII sépare le besoin de la solution ou des solutions possibles. Vérité, justice et charité chrétienne.
« A qui veut régénérer une société quelconque en décadence, on prescrit avec raison de la ramener à ses origines. » cf.saint Pie X : Omnia instaurare in Christo.
« …que tous se rappellent que la première condition à réaliser, c'est la restauration des moeurs chrétiennes. Sans elles, même les moyens suggérés par la prudence humaine comme les plus efficaces seront peu propres à produire de salutaires résultats. »
« Mais cette charité chrétienne, qui se voue tout entière et sans arrière-pensée à l'utilité du prochain, ne peut être suppléée par aucune organisation humaine. L'Église seule possède cette vertu, parce qu'on ne la puise que dans le Cœur sacré de Jésus-Christ, et que c'est errer loin de Jésus-Christ que d'être éloigné de son Église. »
« Les chefs d'État doivent d'abord apporter un concours d'ordre général par tout l'ensemble des lois et des institutions. Nous voulons dire qu'ils doivent agir en sorte que la constitution et l'administration de la société fassent fleurir naturellement la prospérité, tant publique que privée.
Tel est, en effet, l'office de la prudence civile et le devoir propre de tous ceux qui gouvernera. Or, ce qui fait une nation prospère, c'est la probité des mœurs, l'ordre et la moralité comme bases de la famille, la pratique de la religion et le respect de la justice, c'est un taux modéré et une répartition équitable des impôts, le progrès de l'industrie et du commerce, une agriculture florissante et autres éléments du même genre, s'il en est que l'on ne peut développer sans augmenter d'autant le bien-être et le bonheur des citoyens. »
« Mais la première place appartient aux corporations ouvrières qui, en soi, embrassent à peu près toutes les œuvres. Nos ancêtres éprouvèrent longtemps la bienfaisante influence de ces corporations. Elles ont d'abord assuré aux ouvriers des avantages manifestes. De plus, ainsi qu'une foule de monuments le proclament, elles ont été une source de gloire et de progrès pour les arts eux-mêmes. Aujourd'hui, les générations sont plus cultivées, les mœurs plus policées, les exigences de la vie quotidienne plus nombreuses. Il n'est donc pas douteux qu'il faille adapter les corporations à ces conditions nouvelles. Aussi, Nous voyons avec plaisir se former partout des sociétés de ce genre, soit composées des seuls ouvriers, soit mixtes, réunissant à la fois des ouvriers et des patrons. Il est à désirer qu'elles accroissent leur nombre et l'efficacité de leur action. »
Voici à présent un passage caractéristique de Quadragesimo Anno de Pie XI (1931 ; l’encyclique de la justice sociale, « déclenchée par la crise de 1929 »). Il concerne non seulement la question de la libre concurrence mais plus généralement le libéralisme économique :
95. «Une autre chose encore reste à faire, qui se rattache étroitement à tout ce qui précède. De même qu’on ne saurait fonder l’unité du corps social sur l’opposition des classes, ainsi on ne peut attendre du libre jeu de la concurrence l’avènement d’un régime économique bien ordonné. C’est en effet de cette illusion, comme d’une source contaminée, que sont sorties toutes les erreurs de la science économique individualiste. Cette science, supprimant par oubli ou ignorance le caractère social et moral de la vie économique, pensait que les pouvoirs publics doivent abandonner celle-ci, affranchie de toute contrainte, à ses propres réactions, la liberté du marché et de la concurrence lui fournissant un principe directif plus sûr que l’intervention de n’importe quelle intelligence créée.
Sans doute, contenue dans de justes limites, la concurrence est chose légitime et utile ; jamais pourtant elle ne saurait servir de norme régulatrice à la vie économique. Les faits l’ont surabondamment prouvé, depuis qu’on a mis en pratique les postulats d’un néfaste individualisme. Il est donc absolument nécessaire de replacer la vie économique sous la loi d’un principe directeur juste et efficace. La dictature économique qui a succédé aujourd’hui à la libre concurrence ne saurait assurément remplir cette fonction ; elle le peut d’autant moins que, immodérée et violente de sa nature, elle a besoin, pour se rendre utile aux hommes, d’un frein énergique et d’une sage direction, qu’elle ne trouve pas en elle-même. C’est donc à des principes supérieurs et plus nobles qu’il faut demander de gouverner avec une sévère intégrité ces puissances économiques, c’est-à-dire à la justice et à la charité sociales. Cette justice doit donc pénétrer complètement les institutions mêmes et la vie tout entière des peuples ; son efficacité vraiment opérante doit surtout se manifester par la création d’un ordre juridique et social qui informe en quelque sorte toute la vie économique. Quant à la charité sociale, elle doit être l’âme de cet ordre que les pouvoirs publics doivent s’employer à protéger et à défendre efficacement ; tâche dont ils s’acquitteront plus facilement, s’ils veulent bien se libérer des attributions qui, nous l’avons déjà dit, ne sont pas de leur domaine propre. »
Pie XI toujours dans Quadragesimo Anno § 118 : «Les rapports entre le capital ou propriété d’une part, le travail de l’autre … doivent être réglés selon les lois d’une très exacte justice commutative.»
Pie XII écrit à propos de Léon XIII (Rerum Novarum) : «Si, sur le plan des principes, Léon XIII indiquait les fondements de tout ordre social, sur le plan des applications, il n’envisageait explicitement [sans pour autant le nommer] que le régime capitaliste…»
Pie XII (in Marcel Clément, op.cit) : «La doctrine sociale et économique est posée universellement dans les principes…. La doctrine sociale et économique concernant l’organisation, selon la justice, du régime capitaliste comme tel, est incompatible avec toute doctrine tendant à condamner le régime en lui-même, comme le font aujourd’hui les marxistes et les chrétiens progressistes, qui tendent, consciemment ou non, à abolir le droit de propriété privée des moyens de production.»
Pie XII, in L’économie sociale selon Pie XII, Marcel Clément, NEL 1953 : «Dans le capitalisme libéral, le droit d’association et l’intervention de l’État sont rejetés, le mécanisme de la concurrence assurant à lui seul, par la poursuite des intérêts individuels, l’équilibre économique.»
Paul VI en 1971 écrit dans Octogesimo Adveniens, second écho à Rerum Novarum après Quadragesimo Anno de Pie XI en 1931 : « On assiste à un renouveau de l’idéologie libérale. Ce courant s’affirme, soit au nom de l’efficacité économique, soit pour défendre l’individu contre les emprises de plus en plus envahissantes des organisations, soit contre les tendances totalitaires des pouvoirs politiques… L’idéologie libérale requiert [de la part des chrétiens] un discernement attentif.» Le pape précise avec une grande lucidité que les enjeux principaux sont la solidarité, l’environnement, le gaspillage.
Reprenons à nouveau intégralement le passage déjà cité de saint Jean-Paul II, dans Centesimus Annus § 39 : «On peut résumer tout cela en réaffirmant, une fois encore, que la liberté économique n'est qu'un élément de la liberté humaine. Quand elle se rend autonome, quand l'homme est considéré plus comme un producteur ou un consommateur de biens que comme un sujet qui produit et consomme pour vivre, alors elle perd sa juste relation avec la personne humaine et finit par l'aliéner et par l'opprimer». § 42 : «Peut-on dire que, après l'échec du communisme, le capitalisme est le système social qui l'emporte et que c'est vers lui que s'orientent les efforts des pays qui cherchent à reconstruire leur économie et leur société ? Est-ce ce modèle qu'il faut proposer aux pays du Tiers-Monde qui cherchent la voie du vrai progrès de leur économie et de leur société civile ?... Si sous le nom de «capitalisme» on désigne un système économique qui reconnaît le rôle fondamental et positif de l'entreprise, du marché, de la propriété privée et de la responsabilité qu'elle implique dans les moyens de production, de la libre créativité humaine dans le secteur économique, la réponse est sûrement positive, même s'il serait peut-être plus approprié de parler d'«économie d'entreprise», ou d' «économie de marché», ou simplement d' «économie libre». Mais si par «capitalisme» on entend un système où la liberté dans le domaine économique n'est pas encadrée par un contexte juridique ferme qui la met au service de la liberté humaine intégrale et la considère comme une dimension particulière de cette dernière, dont l'axe est d'ordre éthique et religieux, alors la réponse est nettement négative.»
Et maintenant François, dans Laudato Si’ (2015), n° 130 :«Pour qu’il y ait une liberté économique dont tous puissent effectivement bénéficier, il peut parfois être nécessaire de mettre des limites à ceux qui ont plus de moyens et de pouvoir financier. Une liberté économique seulement déclamée, tandis que les conditions réelles empêchent beaucoup de pouvoir y accéder concrètement et que l’accès au travail se détériore, devient un discours contradictoire qui déshonore la politique. L’activité d’entreprise, qui est une vocation noble orientée à produire de la richesse et à améliorer le monde pour tous, peut être une manière très féconde de promouvoir la région où elle installe ses projets ; surtout si on comprend que la création de postes de travail est une partie incontournable de son service du bien commun.»
Laudato Si’, § 195 : «Le principe de la maximalisation du gain, qui tend à s’isoler de toute autre considération, est une distorsion conceptuelle de l’économie : si la production augmente, il importe peu que cela se fasse au prix des ressources futures ou de la santé de l’environnement ; si l’exploitation d’une forêt fait augmenter la production, personne ne mesure dans ce calcul la perte qu’implique la désertification du territoire, le dommage causé à la biodiversité ou l’augmentation de la pollution. Cela veut dire que les entreprises obtiennent des profits en calculant et en payant une part infime des coûts. Seul pourrait être considéré comme éthique un comportement dans lequel «les coûts économiques et sociaux dérivant de l’usage des ressources naturelles communes soient établis de façon transparente et soient entièrement supportés par ceux qui en jouissent et non par les autres populations ou par les générations futures.»
§ 189 : «La politique ne doit pas se soumettre à l’économie et celle-ci ne doit pas se soumettre aux diktats ni au paradigme d’efficacité de la technocratie. Aujourd’hui, en pensant au bien commun, nous avons impérieusement besoin que la politique et l’économie, en dialogue, se mettent résolument au service de la vie, spécialement de la vie humaine. Sauver les banques à tout prix, en en faisant payer le prix à la population, sans la ferme décision de revoir et de réformer le système dans son ensemble, réaffirme une emprise absolue des finances qui n’a pas d’avenir et qui pourra seulement générer de nouvelles crises après une longue, coûteuse et apparente guérison. La crise financière de 2007-2008 était une occasion pour le développement d’une nouvelle économie plus attentive aux principes éthiques, et pour une nouvelle régulation de l’activité financière spéculative et de la richesse fictive. Mais il n’y a pas eu de réaction qui aurait conduit à repenser les critères obsolètes qui continuent à régir le monde. La production n’est pas toujours rationnelle, et souvent elle est liée à des variables économiques qui fixent pour les produits une valeur qui ne correspond pas à leur valeur réelle. Cela conduit souvent à la surproduction de certaines marchandises, avec un impact inutile sur l’environnement qui, en même temps, porte préjudice à de nombreuses économies régionales. La bulle financière est aussi, en général, une bulle productive. En définitive, n’est pas affrontée avec énergie la question de l’économie réelle, qui permet par exemple que la production se diversifie et s’améliore, que les entreprises fonctionnent bien, que les petites et moyennes entreprises se développent et créent des emplois.»
La « route de la servitude » d’Hayek (1943) n’est plus celle qui mène à homo sovieticus (quoique) mais celle qui mènerait à l’homo oeconomicus numericus, misérable petit tas de données numériques juste apte à produire, réaliser des transactions toutes surveillées et à consommer (pour paraphraser Malraux et son « misérable petit tas de secrets »). L’Eglise sait de quelle servitude il est question ultimement: celle dont est venu nous racheter le Sauveur (par la Rédemption et par la Grâce), autrement dit la dictature de Satan et des trois concupiscences (1 Jn 2,16) : par la voie de la matière, de la science et du pouvoir.
Même en faisant la part des choses sur le style rédactionnel du pape régnant, on voit que la critique du capitalisme financier libéral actuel par l’Eglise se durcit au fil des textes et des déclarations. En effet, Benoît XVI dit les mêmes choses que François, de façon plus mesurée et surtout en généralisant moins (une lecture rapide de Laudato Si’ pourrait donner l’impression que les entreprises et les organismes financiers sont principalement peuplés de voyous). Peut-être la charge virulente de Laudato Si’ vise-t-elle la prolifération et la croissance malsaine de ce que Jean-Paul II appelait «structures de péché» (voir supra), dans le domaine économique et dans le système capitaliste libéral.
Le Compendium de la DSE (2005) n’a pas d’entrée « libéralisme » (notamment économique), en revanche comme on le verra plus bas, il est assez disert sur le marché libre, la globalisation, (n° 310 et 322, puis 335, 346 à 350, le rôle de l’Etat en économie (351 à 355), l’importance des corps intermédiaires (356,357), la mondialisation/globalisation (361 à 367, 370), la finance internationale (368 et 369).
Pour paraphraser Michaël Novak (Catholic Ethics and the Spirit of Capitalism, the Free Press, McMillan, 1993) sommes ainsi passés de «Capitalisme? oui peut-être» de Léon XIII (par ailleurs le premier des grands de ce monde à élever la voix sur la condition ouvrière au XIXème siècle) à : «Capitalisme? ça suffit». Nous ne voulons pas de « ce capitalisme-là » comme d’autres (parfois les mêmes) ne veulent pas de « cette Europe-là ». Une sorte de désenchantement au vu des rechutes permanentes d’un système qui ne résout pas les problèmes matériels de l’humanité et dans certains cas aggrave ses problèmes matériels aussi bien que spirituels. Il suffit de regarder les 17 objectifs de développement durable de l’ONU « pour sauver le monde », un concurrent à l’Évangile en somme) pour voir que 100 ans plus tard les questions élémentaires de nourriture, de santé, d’instruction etc. restent à résoudre dans de grandes proportions. Sans mépriser pour autant l’énorme apport du capitalisme occidental, relayé dans d’autres pays, pour résorber nombre de calamités et améliorer la situation des plus pauvres.
Jean-Yves Calvez sj (+2010), qui n’est certes pas suspect de conservatisme, avait consacré un petit livre à la question du libéralisme économique (L’Église devant le libéralisme économique, DDB, 1994).
Jean-Yves Calvez commence par rappeler que l’Église s’en est pris surtout au libéralisme philosophique, moins au libéralisme politique et encore moins au libéralisme économique. Léon XIII ou Pie XI n’emploient pas explicitement ce terme, pas plus que celui de capitalisme dans le cas de Léon XIII, même si l’un et l’autre s’élèvent vigoureusement contre les excès du libéralisme économique, à deux époques différentes. Ni Jean XXXIII ni Paul VI ne disqualifient le libéralisme économique ; ils se préoccupent de développement économique et social international, mais sans remettre en cause les mécanismes fondamentaux du libéralisme, seulement leurs limites ou leurs excès possibles. Il faut attendre 1991 et Centesimus annus de Jean-Paul II pour que la version perverse et effective du capitalisme libéral soit abordée de front et en pleine lumière, dans le fameux passage qui distingue deux formes possibles de capitalisme ou plutôt, comme l’écrit le Pape lui-même, deux formes d’économie de marché. Vatican II, on le sait, contrairement à Pie XI (Divinis Redemptoris 1937) est resté silencieux sur le communisme, au pire moment, en pleine Guerre Froide, mais il s’est tu aussi (sans doute de façon moins dramatique) sur le libéralisme.
L’Église refuse également de se contenter d’un critère d’efficacité matérielle pour cautionner tel ou tel régime économique et politique.
Calvez souligne qu’on ne peut honnêtement s’appuyer sur la distinction de Jean-Paul II dans Centesimus annus pour justifier le libéralisme économique actuel. L’attitude de l’Église n’a pas radicalement changé avec Jean-Paul II par rapport aux fondamentaux du libéralisme.
Selon notre auteur, le libéralisme n’est que médiocrement soucieux de la [vraie] liberté, qu’il ne faut pas confondre avec la capacité d’initiative. En cela, le Père Sirico mentionné au 2.2 pour son engagement en faveur du libéralisme en économie, semble aux antipodes du Père Calvez.
Jean-Yves Calvez sj conclut son livre en considérant que l’Eglise ne peut, sans autre forme de procès, se « réconcilier » benoîtement avec le libéralisme, trop peu attentive aux libertés. « Et puis il y a ce principe que l’Eglise ne peut accepter : le fameux primat du naturel et du spontané, de l’aveugle, par rapport au construit, socialement décidé, socialement organisé.
Saint Pierre 2ème épître, 22 : « Le chien est retourné à ce qu'il avait vomi, et la truie lavée s'est vautrée dans le bourbier. »
A l’issue de la 2ème Guerre mondiale, Polanyi dans « La grande transformation » 1944, Tel Gallimard 1983, dresse l’avis de décès du capitalisme libéral, le marché étant incapable de se réguler lui-même, et fait le procès de la «haute finance» apatride. Il conclut son ouvrage avec optimisme en espérant que « la fin de l’économie de marché peut devenir le début d’une ère de liberté sans précédent…L’économie libérale a imprimé une fausse direction à nos idéaux [concernant la liberté]… Débarrassés de l’utopie du marché, nous voici face à face avec la réalité de la société. C’est la ligne de partage entre libéralisme d’une part, le fascisme et le socialisme de l’autre.»
Le prix Nobel de sciences économiques Maurice Allais n’est pas à proprement parler ce qu’on appelle un anti-capitaliste, mais il met énergiquement en garde, avec une liberté de pensée et une méthode intellectuelle remarquables, contre les dangers du libre-échange mondialiste, notamment pour l’emploi. « … une telle économie ne peut être réellement acceptable que si elle respecte un minimum de principes éthiques, excluant notamment l’apparition de revenus non gagnés, ne correspondant pas à des services effectivement rendus, qu’il s’agisse des revenus indus générés par la création ex-nihilo de moyens de paiement par le système bancaire, des revenus indus résultant des fluctuations de la valeur réelle de la monnaie, ou des revenus indus générés par le fonctionnement actuel des marchés des valeurs mobilières… un droit fondamental de l’homme, c’est d’être protégé efficacement contre un fonctionnement inéquitable, sinon malhonnête, de l’économie de marchés permis actuellement par une législation inappropriée.»
Socialisme et capitalisme libéral (a fortiori financier) s’attaquent à la liberté individuelle et à la liberté d’entreprendre, de deux façons différentes mais redoutables.
Saint Jean (1 Jn 2, 16): les trois concupiscences du monde sont la convoitise de la chair (libido sentiendi), la convoitise des yeux (libido sciendi) et l’orgueil de la vie (libido dominandi).
Si l’on veut voir écrit la même chose par une plume non-confessionnelle, il suffit d’ouvrir le livre de Stiglitz « Le triomphe de la cupidité ».
Comme disait Marcel de Corte (« La dissociété », Rémi Perrin, 2002), « l’animal politique… rétrograde au rang d’insecte social. » C’est « la parfaite et définitive fourmilière » qu’imaginait déjà Paul Valéry, qui n’entrevoyait probablement pas les modalités techniques de celle-ci mais seulement ses modalités anthropologiques pour ne pas dire (im)morales.)
La finance au lieu de se mettre (profitablement) au service des activités qui répondent à des besoins réels des personnes, irrigue et oriente les activités les plus rentables à court terme et suscite la consommation des biens et services produits, en quantités croissantes pour les consommateurs qui en ont les moyens, sans se soucier des besoins réels et strictement nécessaires. Autrement dit le système économico-financier fonctionne à l’envers et on ne voit pas ce qui pourrait inverser ce cercle vicieux. Concrètement, L’investisseur compare la rentabilité prévisionnelle de son investissement à l’EVA (ce que lui rapporterait l’argent s’il le plaçait autrement : placement financier, autre investissement…) Cette pratique déclenche une course en avant de la rentabilité des entreprises.
COVID-19 est tout sauf un « Cygne Noir » (Taleb, 2007, 2ème édition Random House 2010) : c’est la N+1ème pandémie, des plans gouvernementaux étaient dans les tiroirs depuis au moins 2009 (H1N1 etc.) Cette pandémie était non seulement prévisible mais prévue, et sûrement pas « extrêmement improbable ». Le Cygne Noir ici, c’est l’impréparation des gouvernements (et peut-être certaines administrations) et de certaines entreprises (DUER !) et la très faible résilience socio-économique à la concrétisation de ce risque élevé : pas d’autre solution que le confinement général avec ses conséquences destructrices sur le tissu économique notamment indépendants et PME, et effet darwinien en faveur des grosses entreprises notamment multinationales.
Non seulement le capitalisme réel contemporain est plus immoral et déshumanisant que son ancêtre du XIXème siècle, mais il est plus vulnérable, du fait de la mondialisation, de la dématérialisation des relations humaines et de l’individualisme.
Le virus sanitaire a joué également le rôle de virus économique et financier, en paralysant un corps déjà malade et mondialisé (paralysie générale).
Les victimes les plus nombreuses de la crise (et de sa gestion) seront probablement les PME et les indépendants (que l’Etat ne connaît pas, on l’a vu dans les hésitations sur le cadrage des aides financières aux entreprises). Et bien sûr les individus les plus démunis : classes moyennes basculant dans la pauvreté, personnes seules, SDF…
Le monde est plus endetté qu’en 2008, du moins les entreprises et les Etats). Les économies entraient déjà en récession sinon en stagnation fin 2019 (sauf les Etats-Unis). Nous sommes à la merci d’un retournement économique et d’une déflation donc d’un écroulement des pyramides de dettes, avec les conséquences que l’on connaît (menace sur les épargnes individuelles). On a vu les réactions hystériques des places boursières en février-mars. Il faut distinguer la spéculation boursière et l’investissement responsable. Les investisseurs socialement responsables (ISR) que je connais ont eu pour préoccupation première de soutenir leurs participations, et non de s’en débarrasser. Une fois de plus, les contribuables prendront en charge les dettes des agents économiques et financiers. Le système économique et financier, qui a révélé son manque de résilience et ses pieds d’agiles. Pour restaurer la confiance, il faut des gestes concrets très rapides de correction des anomalies à commencer par une réforme des mœurs financières. Renouard et Giraud, dans « 20 mesures pour réformer le capitalisme », nous en donnent des exemples concrets (voir en annexe).
Dans «L’esprit malin du capitalisme », DDB 2019 Pierre-Yves Gomez oppose un capitalisme «accumulatif» des derniers siècles et le capitalisme «spéculatif» des dernières décennies. Selon lui l’économie de marché est une économie de marchands (et non de producteurs), autrement dit l’équilibre du marché est géré et non pas libre. Il évoque également la notion d’économie de casino : dès lors qu’une partie du capital d’une entreprise est cotée, l’entreprise en question est tenue de tenir les engagements que prennent pour elle les analystes financiers et les investisseurs qui les suivent. Leurs filiales, sous-traitants, partenaires, sont entraînés dans cette logique, bon gré mal gré. «Le casino spéculatif est rempli de joueurs qui misent l’argent des autres.»
Selon Gomez, aussi bien que dans le socialisme ou l’économie de plan, il existe dans le libéralisme économique une technocratie qui définit les modes de fonctionnement et la valeur des choses. Au lieu d’être une élite technique, c’est une élite informaticienne et financière. Élite, paramétreurs, bureaucrates. Elle se dissimule derrière le dogme de l’efficience du marché et de sa régulation plus ou moins spontanée.
Le néolibéralisme ne connaît que des individus définis par leurs comportements économiques et leurs tendances d’achats ou de production, il ignore l’être humain dans sa globalité et il ignore les groupes sociaux.
Pierre-Yves Gomez estime que le capitalisme spéculatif a été sauvé de la crise financière de 2007-2008 par le nouveau mythe de la digitalisation. Moyennant la volatilisation de milliers de milliards au secours des banques, et d’un endettement supplémentaire massif. Non seulement les GAFAM (ou BATX) détiennent le numérique, mais ils détiennent aussi une quantité énorme de liquidités, car leur valorisation est largement supérieure à leurs besoins réels en liquidités.
Gomez souligne enfin que Schumpeter ne parle qu’une fois de destruction créative de valeur, et que les faits ne confirment pas son incidente.
Le choc de la pandémie COVID-19 frappe donc un système déjà vicié et présentant des faiblesses systémiques majeures, qui proviennent de sa nature (mondialisme financier et économique, régi par un libéralisme économique incontrôlé, renforcé par une intrusivité et une stimulation numérique omniprésente).
Le COVID-19, nouveau barbare de l’empire matérialiste (financiarisé et technique), utilisant les routes commerciales pour envahir l’empire comme les barbares, dit-on , envahirent Rome en prenant à l’envers les voies romaines qui avaient servi à asseoir la domination de l’Empire. Mais les barbares sont parmi nous et peut-être nous-mêmes : le barbare est celui qui méconnaît la consistance de l’ordre naturel. C’est ce que fait la société mondialisée, vis-à-vis de l’homme et vis-à-vis de la nature.
Nous reprendrons la réflexion à ce point, dans la seconde partie de cet article, qui se propose de passer en revue les alternatives au libéralisme d'échec et d'injustice, dans la mesure où elles compatibles avec la Doctrine sociale de l’Église.
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