• Comment être chrétien dans un monde qui ne l'est plus? (Rod Dreher)- fin

    «Comment être chrétien dans un monde qui ne l’est plus» est une mauvaise formulation d’un vrai sujet. En effet, le monde n’a jamais été chrétien, il a toujours été anti-Christ. Tout au plus certaines périodes ont permis l’essor en Occident d’une société humaine, la Chrétienté, fléchissant de plus ou moins bonne grâce le genou devant Jésus-Christ (Philippiens 2, 9-11). Elle a connu son apogée aux environs du XII-XIIIème siècle. Par un concours de circonstances, depuis la mise en ligne de l’article sur le livre de Rod Dreher (version française Artège 2017), j’ai eu entre les mains quelques documents sur les expériences contemporaines de monachisme, notamment ce qu’on appelle le «monachisme urbain». D’où l’idée de compléter l’article d’origine :  comment-etre-chretien-dans-un-monde-qui-ne-l-est-plus-le pari bénédictin . Cela nous éloigne davantage encore des questions économiques mais le sujet en vaut la peine.

    L’article initial examinait surtout le rôle des moines et de la règle de saint Benoît dans l’essor de la civilisation chrétienne médiévale.

    Dans un  second article complétant le premier, nous avons parlé du rôle des moniales à cette même époque (incluses implicitement dans le premier article mais ayant joué des rôles spécifiques), et apporté quelques suppléments aux premières investigations. Nous examinerons également rapidement des réalisations ou expérimentations contemporaines, notamment ce qu’on appelle le «monachisme urbain». Nous ne chercherons pas à comparer le monachisme « classique » (depuis la restauration du XIXème siècle après les destructions révolutionnaires) avec le monachisme médiéval. Il n’est certes pas question de mettre sur le même pied les 50 dernières années et 1500 ans d’expérience bénédictine et européenne, mais dans un commentaire du livre de Dreher on ne pouvait passer sous silence les expériences récentes, y compris aux Etats-Unis.

    Dans ce troisième et dernier article, on trouvera un certain nombre de textes du magistère romain, éclairant la façon dont l’Eglise conçoit la vie monastique contemporaine et ce qu’elle attend des laïcs. Nous proposerons également une synthèse de la revue qu’a faite La Nef (n° 301 et 303 notamment) de plusieurs livres abordant le même sujet que Rod Dreher. Le récent livre de Danièle Hervieu-Léger : « Le temps des moines- clôture et hospitalité » PUF 2017 apporterait certainement aussi d’utiles analyses. Ceci clôturera le commentaire de la salutaire interpellation de Rod Dreher.

    1.      1.  Les principaux écrits pontificaux sur la vie consacrée (notamment monastique) contemporaine

    Nous nous sommes efforcés de rassembler ici les principaux textes récents concernant la vie consacrée et en particulier les moines, afin d'éclairer la question du rôle des moines dans la société.

    1.1   Décret Ecclesia Catholica de Léon XIII du 11 août 1889 puis Constitution apostolique Provida Mater Ecclesia de Pie XII du 2 février 1947 sur les divers états canoniques et les instituts séculiers de perfection chrétienne (donnant un statut aux Instituts séculiers qui se sont multipliés au XIXème siècle) . Motu proprio Primo feliciter de Pie XII du 12 mars 1948 sur les instituts séculiers.

     

    1.2   Constitution dogmatique Lumen Gentium du 21/11/1964 (Concile pastoral Vatican II)

    (c’est nous qui mettons des italiques)

    31…  «Les religieux, de leur côté, en vertu de leur état, attestent d’une manière éclatante et exceptionnelle que le monde ne peut se transfigurer et être offert à Dieu en dehors de l’esprit des Béatitudes.»

    44… « La profession des conseils évangéliques (pauvreté, chasteté, obéissance) apparaît en conséquence comme un signe qui peut et doit exercer une influence efficace sur tous les membres de l’Église dans l’accomplissement courageux des devoirs de leur vocation chrétienne. En effet, le Peuple de Dieu n’a pas ici-bas de cité permanente, il est en quête de la cité future, or l’état religieux, qui assure aux siens une liberté plus grande à l’égard des charges terrestres, manifeste aussi davantage aux yeux de tous les croyants les biens célestes déjà présents en ce temps, il atteste l’existence d’une vie nouvelle et éternelle acquise par la Rédemption du Christ, il annonce enfin la résurrection à venir et la gloire du Royaume des cieux. »

    46… «Nul ne doit penser que les religieux par leur consécration deviennent étrangers aux hommes ou inutiles dans la cité terrestre. Car s’ils ne sont pas toujours directement présents aux côtés de leurs contemporains, ils leur sont présents plus profondément dans le cœur du Christ, coopérant spirituellement avec eux, pour que la construction de la cité terrestre ait toujours son fondement dans le Seigneur et soit orientée vers lui, afin que ceux qui bâtissent ne risquent pas de peiner en vain. C’est pourquoi enfin le saint Concile approuve et loue ces hommes et ces femmes, ces frères et ces sœurs qui, dans les monastères, dans les écoles et les hôpitaux, dans les missions, apportent à l’Epouse du Christ la parure d’une constante et humble fidélité à leur consécration, et à tous les hommes leurs services aussi généreux que divers.»

     

    Dans «Points de  vue actuels sur la vie monastique », 1966, on trouve des passages tels que: Yves Congar o.p. «Le mépris du monde ne peut plus être professé tel quel aujourd’hui.» Jean-Marie Tillard o.p. « [il faut de] petites cellules monastiques disséminées çà et là dans la masse des hommes…»

     

    Madeleine Delbrêl (Lettre à M. l’abbé Lorenzo, 23/09/1932, citée par H. Quinson) : «Ce serait abîmer le Royaume de Dieu que rêver pour le XXème siècle le type de sainteté du XIIIème siècle. Le progrès humain est dans le plan de Dieu, qui n’a pas fait par hasard l’homme intelligent, ingénieux et social.»

     

    1.3   Décret sur la rénovation et l’adaptation de la vie religieuse Perfectae Caritatis du 28/10/1965 (Bx Paul VI)

    Préambule, 2. «La rénovation et l’adaptation de la vie religieuse comprennent à la fois le retour continu aux sources de toute vie chrétienne ainsi qu’à l’inspiration originelle des instituts et, d’autre part, l’adaptation de ceux-ci aux conditions nouvelles d’existence.» 

    Préambule, 3. «Il faut donc réviser de façon appropriée les constitutions, les « directoires », les coutumiers, les livres de prières, de cérémonies et autres recueils du même genre, supprimant ce qui est désuet et se conformant aux documents de ce saint Concile.»

    6. Primauté de la vie spirituelle.

    7. Les instituts intégralement ordonnés à la contemplation.

    8. Les instituts voués à la vie apostolique.

    9. Maintien de la vie monastique et conventuelle :

    « Que l’on maintienne fidèlement et que l’on fasse toujours mieux ressortir dans son véritable esprit, tant en Orient qu’en Occident, la vénérable institution de la vie monastique qui, tout au long des siècles, a si bien mérité de l’Église et de la société. Le principal office des moines est l’humble et noble service de la divine Majesté dans le cadre du monastère, soit qu’ils se consacrent entièrement dans une vie cachée au culte divin, soit que légitimement ils prennent en charge quelque œuvre d’apostolat ou de charité chrétienne. Sauvegardant donc leur caractère propre, qu’ils renouvellent leurs antiques et bienfaisantes traditions et les adaptent aux besoins actuels des âmes de sorte que les monastères soient comme des centres vivants d’édification du peuple chrétien.»

    10. La vie religieuse laïque.

    11. Les instituts séculiers.

    19. La fondation de nouveaux instituts :

    «En ce qui concerne la fondation de nouveaux instituts, on doit en évaluer sérieusement la nécessité, ou du moins la grande utilité et les possibilités de développement ; on évitera ainsi de voir surgir imprudemment des instituts inutiles ou dépourvus de la vigueur indispensable. Il y a une raison particulière dans les jeunes Églises de promouvoir et développer les formes de vie religieuse qui correspondent au caractère et aux mœurs des habitants, aux conditions de vie et aux coutumes locales.» 

    Comment être chrétien dans un monde qui ne l'est plus? (Rod Dreher)- fin

    1.4   Exhortation apostolique post-synodale Vita Consecrata du 25/03/1996 (saint Jean-Paul II)

    Cette exhortation semble être avant tout un petit traité spirituel de la vie consacrée. Nous n’y regardons que ce qui nous intéresse ici, à savoir l’influence des diverses formes de vie religieuse sur la société, la Cité.

    Elle rappelle la diversité de toujours des formes de vie consacrée. Commençant par la vie monastique en Orient et en Occident, puis l’ordre des vierges, des ermites et des veuves, l’exhortation mentionne ensuite les instituts totalement consacrés à la contemplation, la vie religieuse apostolique (chanoines réguliers, ordres prêcheurs, clercs réguliers) et enfin et plus récemment, les instituts séculiers.

    «Les monastères ont été et sont encore, au cœur de l’Eglise et du monde, un signe éloquent de communion, une demeure accueillante pour ceux qui cherchent Dieu et les réalités spirituelles, des écoles de la foi et de vrais centres d’études, de dialogue et de culture pour l’édification de la vie ecclésiale et de la cité terrestre elle-même, dans l’attente de la cité céleste.» Donc, pas de réorientation majeure concernant le rôle des moines dans la civilisation.

    10. «L’Esprit Saint, admirable artisan de la variété de charismes, a suscité en notre temps de nouvelles expressions de la vie consacrée ; cela paraît répondre, de façon providentielle, aux besoins nouveaux que rencontre l’Eglise d’aujourd’hui pour accomplir sa mission dans le monde.»

    > Les Instituts séculiers dont les membres vivent la consécration à Dieu dans le monde par la profession des conseils évangéliques dans le cadre des structures temporelles, pour être ainsi levain de la sagesse et témoin de la grâce à l’intérieur de la vie culturelle, économique et politique… introduire dans la société les énergies nouvelles du Règne du Christ en cherchant à transfigurer le monde de l’intérieur par la forces des Béatitudes. De cette façon, tandis que leur totale appartenance à Dieu les consacre pleinement à Son service, leur activité dans les conditions laïques ordinaires aide, sous l’action de l’Esprit, à donner une âme évangélique aux réalités séculières. Il y a aussi les instituts séculiers cléricaux.

    > Les Sociétés de vie apostoliques ou de vie commune.

    > Les nouvelles expressions de vie consacrée, par des formes nouvelles ou renouvelées : instituts semblables aux pré-existants, mais avec de nouveaux élans spirituels ou apostoliques. Le Saint-Père insiste sur la nécessité d’une reconnaissance par l’Eglise, quant à l’authenticité de leur inspiration et pour éviter la prolifération redondante.

    59. traite des moniales cloîtrées, dont les communautés sont «placées comme une ville sur la montagne ou comme une lampe sur le lampadaire» (Mt 5,14-15) ; signe pour le reste de l’Eglise mais aussi pour le monde. Ce même paragraphe rappelle l’importance de la clôture en général.

    60. traite des instituts religieux de Frères. 61. traite des instituts mixtes (religieux pouvant être prêtres ou pas).62. traite des nouvelles formes de vie évangélique (fondations etc.) et du délicat problème du discernement des charismes par les autorités religieuses (évêques etc.)

    77. première évangélisation. 81. nouvelle évangélisation (dans les pays déchristianisés, redevenus «terres de mission»).

    84. prophétisme de la vie consacrée. 85. son importance pour le monde contemporain.

    87. Le défi renouvelé des trois conseils évangéliques (pauvreté, chasteté, obéissance) dans la société occidentale contemporaine, radicalement étrangère à ces exigences et à leurs fruits. Cf. la triple concupiscence selon saint Jean (chair, yeux, orgueil de la vie).

    101. et 102. Orientation des vies consacrées vers le dialogue œcuménique et interreligieux (cf. Vatican II). Dialogue interreligieux entre milieux monastiques.

     

    1.5   L’instruction de la Congrégation pour les Instituts de vie consacrée et les Sociétés de vie apostolique, 19/05/2002

    Elle reprend 5 ans plus tard Vita Consecrata, en insistant entre autres sur la « spiritualité de communion » qui doit animer les instituts religieux, et sur l’imagination dans la charité (porter la contemplation et l’action dans des domaines adaptés aux temps présents (ce que François appellera « les périphéries ») : toxicomanes, malades du Sida, expatriés...Et bien sûr leit-motiv de la «Sequela Christi».

    1.6   Tertio Millenio adveniente et Novo Millenio Ineunte (Jean-Paul II) n’abordent pas particulièrement la question de la vie consacrée.

    1.7 Cor orans (sur la vie des moniales) publié en avril 2018 n'étant pas pour l'instant traduit en français, nous n'en avons pas tenu compte. Il semble cependant que son contenu ne modifie pas substantiellement nos conclusions.

    1.8   Homélies annuelles de Benoît XVI sur la vie consacrée (2006-2011) : rien de spécifique sur le rôle des moines dans la société ni sur les nouvelles formes de vie monastique ou consacrée.

    On notera au passage, comme on l’a déjà dit plus haut que le pape émérite a opté pour un mode de vie quasi-monastique dès sa démission.

     

    Comment être chrétien dans un monde qui ne l'est plus? (Rod Dreher)- fin

    Monastère Mater Ecclesiae, Vatican

     

    1.9  Lettre apostolique du pape François aux personnes consacrées (année de la Vie Consacrée, 2014)

    «Depuis les débuts du premier monachisme, jusqu’aux “nouvelles communautés” d’aujourd’hui, chaque forme de vie consacrée est née de l’appel de l’Esprit à suivre le Christ comme il est enseigné dans l’Évangile (cf. Perfectae caritatis, n. 2).»

    « Nos ministères, nos œuvres, nos présences, répondent-ils à ce que l’Esprit a demandé à nos Fondateurs, sont-ils adaptés à en poursuivre les finalités dans la société et dans l’Église d’aujourd’hui ? »

    « 4. Nous ne pouvons pas ensuite oublier que le phénomène du monachisme et d’autres expressions de fraternité religieuse est présent dans toutes les grandes religions. Des expériences, même approfondies, de dialogue inter-monastique entre l’Église catholique et certaines grandes traditions religieuses ne manquent pas. Je souhaite que l’Année de la Vie Consacrée soit l’occasion pour évaluer le chemin parcouru, pour sensibiliser dans ce domaine les personnes consacrées, pour nous demander quels pas supplémentaires sont à faire vers une connaissance réciproque toujours plus profonde, et pour une collaboration dans de nombreux domaines communs du service de la vie humaine.»

    1.10   Nous espérons ne pas avoir omis de texte majeur éclairant la question de l’influence directe ou indirecte des moines sur la société.

     

    2.       2. Que disent les papes aux laïcs sur la vie dans le siècle ?

    Symétriquement, après avoir vu ce que dit Rome sur les finalités et modalités de la vie monastique, voyons si et comment elle encourage les laïcs dans leur relation aux monastères et notamment à la Règle de saint Benoît. Ainsi nous aurons les deux faces de la même pièce.

    2.1   La devise de saint Pie X «Omnia instaurare in Christo», tout instaurer et restaurer dans le Christ, empruntée à saint Paul (Eph 1,10) ne laisse aucune place au doute : c’est l’ensemble de la société qui doit être restaurée dans le Christ, pas des îlots de chrétienté perdus dans un océan antichrétien ou indifférent. Dans «Il fermo proposito ,sur l’action catholique ou action des catholiques», aux évêques d’Italie le 11 juin 1905, ce pontife rappelle qu’il soutient l’action catholique (par son Motu Proprio du 18 décembre 1903, ou encore tout en corrigeant les errances du Sillon dans Notre charge apostolique, encyclique du 25 août 1910), action qui a le devoir de «combattre par tous les moyens justes et légaux la civilisation anti-chrétienne»… d’une façon d’autant plus douloureuse que «la société humaine tend davantage à se gouverner d’après des principes opposés au concept chrétien et à se séparer de Dieu.» «Il est aujourd’hui impossible de rétablir sous la même forme toutes les institutions qui ont pu être utiles et même les seules efficaces dans les siècles passés, si nombreuses sont les modifications radicales que le cours des temps introduit dans la société et dans la vie publique, et si multiples les besoins nouveaux que les circonstances changeantes ne cessent de susciter… L’Eglise… possède une vertu merveilleuse d’adaptation aux conditions variables de la société civile : sans jamais porter atteinte à l’intégrité ou à l’immutabilité de la foi, de la morale, et en sauvegardant toujours ses droits sacrés, elle se plie et s’accommode facilement, en tout ce qui est contingent et accidentel, aux vicissitudes temps et aux nouvelles exigences de la société.»

    Par conséquent, saint Pie X n’encourage aucunement les fidèles à se replier dans des positions fortifiées et à s’isoler, au contraire. Il  se contente de veiller à ce que l’action dans la société ne mette pas en danger l’intégrité de la foi et de la morale (politique notamment) des fidèles engagés.

    2.2 Vatican II (constitution dogmatique Lumen Gentium (21 novembre 1964), comme l’exhortation apostolique Christifideles laici 20 ans plus tard, donne pour mission aux fidèles de témoigner dans le monde de la foi chrétienne, et non de se retirer du monde. Il s’agit d’être des ouvriers dans la vigne du Seigneur, par les différentes formes d’apostolat des laïcs. LG préconise un nouveau style de collaboration entre prêtres, religieux, laïcs ; elle souligne le danger de séparer la foi et la vie. LG rappelle que les chrétiens sont le sel de la terre et la lumière du monde.  «Chercher le règne de Dieu à travers la gérance des choses temporelles qu’ils ordonnent selon Dieu.», telle est la mission donnée aux laïcs. Rien dans LG ne pousse les fidèles à constituer des communautés séparées du monde. Participants à l’office prophétique du Christ, le caractère séculier du fidèle le distingue du prêtre et du religieux. Il mène vie ordinaire dans le siècle, mais imprégnée de la vie évangélique. Le « monde » est le milieu et le moyen de sa vocation chrétienne. Il lui est demandé de travailler à la sanctification du monde à la façon d’un ferment et de se sanctifier dans le monde. Christifideles laici insiste sur les charismes et leur reconnaissance par l’Eglise. Engagement dans les paroisses. « Je vous ai choisis et établis pour que vous alliez et portiez du fruit... » (Jn 15,16). Annoncer l’Evangile. L’heure est venue d’entreprendre une nouvelle évangélisation. Destinataires et participants de la vie politique. Travailler à la justice sociale (au sens chrétien du terme, pas au sens juridique). Concerne tous les états de vie des laïcs (mariés, célibataires, militaires, commerçants, enseignants…)

    La note doctrinale de la Congrégation pour la doctrine de la Foi «concernant certaines questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique», signée Cl Ratzinger, 24 novembre 2002, rappelle que la place des laïcs est d’être citoyens dans la Cité. Elle rassemble un certain nombre de rappels ou de conseils dictés par la vertu de prudence, mais n’encourage en aucun cas à un repli « identitaire ».

    2.3 Le Compendium de la Doctrine sociale de l’Eglise catholique (commission Justice et Paix- Cerf-Bayard-Mame 2005) est on ne peut plus clair lui aussi (extraits du chapitre XII : Doctrine sociale et engagement des fidèles laïcs) :

    543 Il revient au fidèle laïc d'annoncer l'Évangile par un témoignage de vie exemplaire, enraciné dans le Christ et vécu dans les réalités temporelles etc.

    546 Les fidèles laïcs doivent fortifier leur vie spirituelle et morale, en faisant mûrir les compétences requises pour l'accomplissement de leurs devoirs sociaux. L'approfondissement des motivations intérieures et l'acquisition du style approprié à l'engagement dans le domaine social et politique sont le fruit d'un parcours dynamique et permanent de formation, visant avant tout à réaliser une harmonie entre la vie, dans sa complexité, et la foi. Dans l'expérience du croyant, en effet, « il ne peut y avoir deux vies parallèles : d'un côté, la vie qu'on nomme “spirituelle” avec ses valeurs et ses exigences ; et de l'autre, la vie dite “séculière”, c'est-à-dire la vie de famille, de travail, de rapports sociaux, d'engagement politique, d'activités culturelles ».

    547 Le fidèle laïc doit agir selon les exigences dictées par la prudence: c'est la vertu qui dispose à discerner en toute circonstance le vrai bien et à choisir les moyens adéquats pour l'accomplir. Grâce à elle, les principes moraux s'appliquent correctement aux cas particuliers. La prudence comporte trois temps: elle clarifie la situation et l'évalue, elle inspire la décision et elle donne l'impulsion à l'action. Le premier moment est caractérisé par la réflexion et la consultation pour étudier le sujet en se prévalant des avis nécessaires; le deuxième est le moment d'évaluation de l'analyse et du jugement sur la réalité à la lumière du projet de Dieu; le troisième moment est celui de la décision et se base sur les phases précédentes, qui rendent possible le discernement entre les actions à accomplir.

    549 La doctrine sociale de l'Église soutient et éclaire le rôle des associations, des mouvements et des groupes laïcs engagés à vivifier chrétiennement les différents secteurs de l'ordre temporel etc.

    563 Face à la complexité du contexte économique contemporain, le fidèle laïc se fera guider dans son action par les principes du Magistère social. Il est nécessaire qu'ils soient connus et accueillis dans l'activité économique elle-même: quand ces principes ne sont pas respectés, surtout le caractère central de la personne humaine, la qualité de l'activité économique est compromise.

    2.4  Le cardinal Ratzinger : la «doctrine des Oasis»

    Le cardinal Ratzinger dans «Le Sel de la Terre », Flammarion/Cerf 1997,nous invitait à constituer des «oasis de culture chrétienne» («… de nouvelles sortes de communautés… L’Eglise doit elle-même former des cellules où l’on pourra expérimenter et pratiquer en petit le grand espace de vie de l’Eglise. »)  Pour plus de détails, on se reportera aux articles de Mgr Aillet et du Père Hilaire dans La Nef, n° 303 (dossier «Comment être chrétien dans un monde qui ne l’est plus»)

    2.5 Le cardinal Sarah (pèlerinage Notre-Dame de Chrétienté 2018 à Chartres) : «Peuple de France, peuples d’Occident, vous ne trouverez la paix et la joie qu’en cherchant Dieu seul ! Retournez à vos racines ! Retournez à la Source ! Retournez aux monastères ! Oui, vous tous, osez aller passer quelques jours dans un monastère ! Dans ce monde de tumulte, de laideur et de tristesse, les monastères sont des oasis de beauté et de joie. Vous y ferez l'expérience qu'il est possible de mettre concrètement Dieu au centre de toute sa vie. Vous y ferez l'expérience de la seule joie qui ne passe pas !»

    2.6 On notera que Rod Dreher ne mentionne pas la DSE dans son ouvrage. Ce qui est logique, puisqu’il est orthodoxe russe ; bien qu’il fasse son miel de ce qu’il trouve de bon à droite et à gauche. La DSE n’a jamais poussé les catholiques ou «les hommes de bonne volonté» comme il est d’usage récent de le dire, vers le retrait du monde. Au contraire, elle a toujours poussé les catholiques et «les hommes de bonne volonté» à instiller dans le monde les principes et pratiques de bien commun, subsidiarité, justice sociale etc.

    Ainsi l’Eglise visible est constamment prise en tension entre «risquer de pactiser avec le monde» et faire de l’Evangile une philosophie politique parmi d’autres, manquant ainsi gravement à sa mission de proclamation de l’Evangile dans toute sa force et son caractère divin (l’erreur du Sillon ou de Lamennais, par exemple) ; et «se séparer du monde pour n’être pas entraîné par lui» et devenir une secte de «Purs» (donatistes, cathares…) et de pharisiens qui manqueront eux aussi à la mission de la Pentecôte, une sorte de judaïsme ultra-orthodoxe à la sauce catholique.

    Comment être chrétien dans un monde qui ne l'est plus? (Rod Dreher)- fin

    1.       3. Recension de livres sur le même sujet, par La Nef (n° 301 et n° 303)

    La Nef a longuement interviewé Rod Dreher dans son n° 299. Ensuite, on trouve des recensions et réflexions intéressantes sur ce thème de la déchristianisation, dans les n° 301 et 3030. Concomitamment à la publication en France du livre de Rod Dreher, sont parus, entre autres, plusieurs livres traitant peu ou prou du même thème, à savoir la posture chrétienne dans un monde de plus en plus indifférent ou hostile aux valeurs catholiques:

    -              Brève apologie pour un moment catholique, Jean-Luc Marion, Grasset 2017

    -              Catholiques et identitaires, de la Manif pour Tous à la reconquête, Julien Langella, DMM 2017

    -              Le pari chrétien, une autre vision du monde, François Huguenin, Tallandier 2018

    -              Cathos, ne devenons pas une secte, Patrice de Plunkett, Salvator 2018

    -              L’engagement dans la Cité, AES, Artège-Lethielleux 2017

    -              Vivre sa foi dans une société sécularisée, sœur Geneviève Cormeau (xavière), Mediaspaul 2018

    -              Comment peut-on être catholique, Denis Moreau, Seuil 2018.

    Ces livres, ainsi bien sûr que celui de Rod Dreher, ont fait l’objet d’une recension dans La Nef n° 301 mars 2018, par M. Christophe Geffroy : «Les chrétiens et la Cité». A quoi l’on pourrait ajouter «Comment notre monde a cessé d’être chrétien», Guillaume Cuchet, Seuil 2018 et quelques autres.

    « Il n’existe pas de période bénie de référence, où il aurait été facile d’être chrétien » (Jean-Luc Marion).

    Ni «changer ou disparaître», car «changer c’est disparaître », ni «ne pas changer et disparaître aussi». Signe de contradiction…

    « La laïcité ne s’est imposée que dans les pays christianisés ». Le laïcisme aussi…

    « Le christianisme ne se réduit pas à un problème de défense d’identité, de valeurs ou de morale… il s’agit […] d’une rencontre d’amour avec une Personne, le Christ ».

    Dans le n° 303 de La Nef, Mgr Aillet rend justice à Dreher : « S’il insiste sur l’importance pour les [chrétiens] de constituer des communautés fortes où [ils] pourront consolider leur foi et ne pas courir le risque de se perdre [ ?], il ne les invite pas pour autant à se couper du monde au risque du communautarisme… » « Il fait ainsi écho au pape Benoît XVI qui nous invitait à constituer des «oasis de culture chrétienne («… de nouvelles sortes de communautés… L’Eglise doit elle-même former des cellules où l’on pourra expérimenter et pratiquer en petit le grand espace de vie de l’Eglise. »)  dans Le Sel de la Terre, Flammarion/Cerf 1997.

    Dans le même numéro, Dom Pateau osb (Abbé de Fontgombault) : « [En pratiquant la Sequela Christi/Quaerere Deum] les moines ont offert à leurs contemporains un modèle de société que l’on pourrait qualifier de «réconciliée » : réconciliée avec Dieu, réconciliée en ses membres, réconciliée avec la nature. L’humilité des princes et des paysans a été d’accueillir ce mode de vie qui offrait un lieu pour la naissance d’un pays, d’une culture, d’une civilisation. Faire le vrai pari bénédictin, c’est gager qu’il pourrait en aller de même aujourd’hui. Deux conditions s’imposent pour cette renaissance : que le chrétien fasse le choix de celui que le monde considère comme l’Inutile ; que la société ait l’humilité de s’intéresser à ceux qui feront ce choix. »

    Pierre Manent dans le même numéro 303, tout en mettant en garde contre le risque de glissement vers le communautarisme et l’assèchement spirituel par « l’entre-soi », écrit « … le dépérissement de la vitalité sociale de l’Eglise…est un tel motif d’inquiétude ou d’angoisse pour les catholiques d’aujourd’hui… qui rend l’option bénédictine désirable et plausible ». Cela paraît un peu exagéré (et peu charitable envers les prêtres de paroisse qui s’épuisent à tenir leur ministère ; sans doute davantage influencé par certains propos romains ou d’évêques allemands) mais peut expliquer en partie le courant du « pari bénédictin ». Rejoignant J-L Marion : « Quelle que soit la situation politique et sociale, mener une vie vraiment chrétienne reste la chose du monde la plus difficile et la plus improbable »…. « L’infléchissement imposé par le présent pontificat a redoublé la difficulté de cette tâche [l’obligation civique des chrétiens] [floutage des règles sacramentelles et indifférentisme dogmatique à l’égard des autres religions]. « L’affadissement de l’exigence religieuse ne fait qu’un avec l’obscurcissement du regard politique. » « Au lieu de chercher refuge dans une « petite société chrétienne », accepter d’être citoyen et chrétien dans la grande société, inhospitalière comme elle l’a toujours été. »

     

    Comment être chrétien dans un monde qui ne l'est plus? (Rod Dreher)- fin

    Washington DC: le Mall,symbole maçonnique

     

    Enfin dans ce n° 303 de La Nef, le Père Hilaire revient longuement sur les Oasis spirituelles de Benoît XVI qu’il appelle « doctrine ratzingerienne des oasis » et la vocation des laïcs à animer le temporel (Le Sel de la Terre Flammarion/Cerf 1997 page 255, divers discours aux jeunes, Lumière du Monde Bayard 2011 etc.) Cependant le cardinal tempère par :  «Vous ne pouvez pas enfermer des hommes et des cultures dans une réserve naturelle spirituelle.»

     

    1.       En guise de conclusion

     

     Péguy : «Le spirituel est constamment couché dans le lit de camp du temporel».

    «Aimer son temps sans patauger dans son siècle». Cette formule, emprunte au dominicain J-M Potin OP (Prier 15 jours avec Lacordaire, Nouvelle Cité n° 196,2017), résume assez bien le rôle temporel des moines, semble-t-il.

    Comme on l’a vu, le rôle des moines et de la Règle de saint Benoît a été (pré-) éminent dans le développement d’une civilisation construite sur des bases chrétiennes, au moins jusqu’au XIIIème siècle. La Renaissance marque une première inflexion, suivie d’autres de plus en plus radicalement contraires à la Chrétienté : Réforme, Révolution, les Républiques ouvertement hostiles etc.
    Ce rôle ne doit pas occulter les autres influences majeures : d’abord la famille organisée selon les préceptes chrétiens[1] (sans familles, pas de moines), corps intermédiaire premier entre l’individu et la Cité ; ensuite, les clercs, de tous rangs et de toutes congrégations. Les coups de boutoir contre la famille qui vont s’amplifiant sont bien la preuve[2] qu’elle est la pierre angulaire de tout le reste (les Romains l’avaient déjà compris, à leur rude manière).

    En fait, la bonne lecture (selon des critères chrétiens en tout cas) de la question des moines dans la civilisation est celle du sens chrétien de l’Histoire, autrement dit du rôle direct de Dieu dans la vie présente et de la place de Jésus-Christ au sein de sa Création. Un article entier ne suffirait pas à résumer les éclairages pénétrants qu’en ont donné saint Augustin (La Cité de Dieu), Bossuet (Discours sur l’histoire universelle), Guéranger (Le sens chrétien de l’Histoire, Jésus-Christ Roi de l’Histoire), Henri-Irénée Marrou (Théologie de l’Histoire), les cardinaux Billot (Prophétie de l’Histoire), Ratzinger – dans sa thèse de théologie «Théologie de l’Histoire de saint Bonaventure», Daniélou (Essai sur le mystère de l’Histoire), le spécialiste de la philosophe médiévale Etienne Gilson et bien d’autres.  Tous se rejoignent sur la critique du naturalisme et l’affirmation, éléments précis en main, de la présence du surnaturel dans l’Histoire. Dès lors le monachisme apparaît comme un des instruments de Dieu, parmi d’autres, pour façonner la Chrétienté.

    Comme on l’a dit dans l’article précédent, le monde n’a jamais été chrétien et ne le sera jamais jusqu’à la fin des temps (voir les passages des Evangiles qui l’expliquent sans aucune ambiguïté). Ceci est dans l’ordre naturel des choses depuis le péché originel puisqu’il a été accordé à Satan d’en être le prince. Même si des têtes couronnées, des bergères, des soldats ou des commerçants ont été jusqu’au martyre disciples du Christ. Les moines et les religieux, réguliers ou séculiers, ont nourri la Chrétienté contre le monde environnant et avec l’aide de laïcs chrétiens.

                    Rien dans les enseignements anciens ou contemporains de l’Eglise romaine que nous avons pu rassembler, ne pousse les laïcs à vivre en vase clos, « entre-soi», ni les moines à ouvrir leurs monastères à tous vents ou à se diluer dans le monde. Il serait injuste vis-à-vis de l’utile ouvrage de Rod Dreher de dire qu’il pousse à des communautés fermées, obsidionales. Seule une lecture trop rapide de son livre conduirait à l’affirmer. Il préconise simplement de renforcer au maximum les liens entre chrétiens autour de l’Eglise, notamment des monastères, sans dévier des valeurs qui ont construit la Chrétienté, valeurs et hiérarchie de valeurs résumée par ce passage de saint Matthieu (VI,33) : « Cherchez le royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous sera donné par surcroît.»

    Et l’avertissement qu’il lance dans son livre est justifié, comme le montrent les lois libertaires qui se multiplient de façon accélérée en remettant de plus en plus en cause les absolus chrétiens que sont la vie humaine et la famille : «Dans les années qui viennent, il nous faudra probablement choisir entre être un bon Américain, un bon Français, et être un bon chrétien. Aux Etats-Unis en particulier, où l’on mêle sans cesse «Dieu et le pays», c’est un changement radical de s’imaginer opposer le pays et sa foi… Alexis de Tocqueville en était certain, la démocratie ne pouvait survivre à la perte de la foi chrétienne.» Exemples : le Ralliement de Léon XIII à la République française (1892), les fiches du petit père Combes (1904), la condamnation de l’Action française par Pie XI (1926), la remise en cause de l’école libre catholique par François Mitterrand (1983), les mobilisations massives (pas que catholiques) de 2012 contre le «mariage pour tous», les tensions en cours autour de la PMA, GPA, de l’euthanasie (et les euphémismes qui les entourent) sont la preuve qu’il faut régulièrement choisir entre «être un bon Français» (au sens de l’opinion dominante ou des idéologies remarquablement constantes des gouvernements qui se succèdent) et «être un bon catholique» (notamment quand on exerce une profession médicale, par les temps qui courent).

     

     

    Comment être chrétien dans un monde qui ne l'est plus? (Rod Dreher)- fin

     

    Dans «Le sens de l’Histoire» de Dom Guéranger (édition DFT 2010, qui est un extrait de «Jésus-Christ Roi de l’Histoire» du même Dom Guéranger, Association Saint-Jérôme 2005) nous trouvons cette belle formule, empruntée à l’historien anglais Gibbon : «[ces moines et cette pléiade de saints évêques qui brillèrent au VIème et au VIIème siècle…] firent tout dans nos régions et firent, entre autres choses, le Royaume de France, comme les abeilles font leur ruche.» Tout en ne recherchant rien d’autre (sauf dans les chutes morales et spirituelles dont ils n’étaient pas exempts) que le Royaume de Dieu.



    [1] On pourra consulter à ce sujet, par exemple, Charles de Ribbe, «La famille et la cité du XVe au XVIIIe siècle», Editions du Saint Nom, réimprimé en 2009. Les ouvrages de Fernand Braudel et d’autres sur l’Europe au Moyen-Age sont précieux pour une vue d’ensemble.

    [2] Sans même aller éplucher les confessions de francs-maçons repentis ou s’imposer la lecture des doctrines socialistes depuis Rousseau.

     

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