• Jacques Bichot : Concevoir et organiser la politique familiale comme un investissement (partie 1/2)

    « État et libertés face aux fractures sociales » : tel était le thème retenu par les membres de l'AEC pour leur réunion interne du 1er décembre 2019.

    Aujourd'hui, nous publions le premier des articles écrits et présentés par nos membres à l'occasion de cette réunion. Il s'agit d'un texte de Jacques Bichot[1], que nous avons divisé en 2 parties. Voici la 1ère.

    [1] Ce texte est la version écrite d’une conférence donnée le 24 mai 2018 à la mairie du 7e arrondissement de Paris à la demande de l’association Population et Avenir.

    Constat introductif : la Politique familiale est traditionnellement conçue comme une aide aux familles.  

    Regardons le rapport sécurité sociale 2017 de la Cour des comptes : Didier Migaud, 1er Président, dans sa présentation du rapport à sa parution en septembre 2017, applaudit les efforts de l’ère Hollande pour rendre la politique familiale plus redistributive. Il est heureux que la quasi-totalité des PF soit désormais placée sous conditions de ressources. Il parle des « aides fiscales et sociales aux familles ». Il assimile complètement le quotient familial (QF) à un mécanisme de réduction d’impôt.

    La lecture du rapport montre qu’il ne s’agit pas là d’une position propre au 1er Président, mais en quelque sorte d’une doctrine de la Cour. L’introduction du rapport, 14 pages qui en dégagent les grandes lignes, et insistent sur les objectifs présentés par la Cour, consacre un peu plus d’une page au thème « Poursuivre la réforme des aides aux famille ». C’est un des dogmes du politiquement correct : tout apport d’argent aux familles est une aide ! Ainsi que tout dispositif fiscal conduisant à ce qu’un foyer fiscal comportant des enfants, à revenu égal, paie moins d’impôt sur le revenu (IR) qu’un autre qui n’en comporte pas.

    Ce point de l’introduction se termine par une interrogation sur « le bien-fondé de la dualité de la gestion des aides sociales et fiscales par une branche de la sécurité sociale et au sein du budget de l’État ». Autrement dit, la Cour considère que l’on pourrait réviser la répartition des rôles entre l’État et la sécurité sociale pour articuler davantage les « aides sociales » et les « aides fiscales », mais elle ne s’interroge pas sur les concepts qu’elle utilise : les dispositions sociales et fiscales dont elle traite sont classifiées « aides » sans autre forme de procès, comme si c’était une évidence.

    La Cour décortique ensuite longuement les changements récents qui ont permis de répartir les soi-disant « aides à la famille » davantage en faveur des ménages ayant le plus faible niveau de vie. Elle s’interroge notamment sur le « soutien croissant en fonction du rang de l’enfant » qui, selon elle, « peut s’analyser comme l’héritage de politiques natalistes ». Visiblement, ce qui est « nataliste » sent le soufre. La Cour ne va pas jusqu’à réfuter explicitement l’utilité pour la France de la naissance d’un nombre d’enfants suffisant pour assurer le renouvellement des générations, mais on voit bien que la natalité n’a pas pour elle beaucoup d’importance. Ainsi porte-t-elle un grand intérêt à la façon dont l’Allemagne et l’Italie organisent les prestations familiales et leur financement, sans indiquer que les taux de fécondité de ces deux voisins, très bas, ne les qualifient pas forcément pour servir d’exemple en matière de politique familiale.

    Bref, pour la Cour l’enfant est une charge au financement de laquelle les pouvoirs publics, de préférence à la sécurité sociale, peuvent participer lorsque les parents ont des revenus modestes. L’idée que sa mise au monde, son entretien et son éducation puissent constituer un investissement est totalement absente. Nous sommes en présence d’une phraséologie politiquement correcte dont la pertinence économique est proche de zéro.

    L’analyse économique, nous allons le voir, conduit à une tout autre façon de voir les choses.

     

    1/ Le capital humain

    Les économistes se sont depuis longtemps intéressés à l’homme en tant que facteur de production. L’expression « capital humain » ne signifie certes pas que l’on réduise l’être humain à n’être qu’un facteur de production, mais que l’on refuse de se comporter comme Tartuffe disant « cachez ce sein que je ne saurais voir ». Si des magistrats de la Cour des comptes, et bien d’autres personnes, refusent de prendre en compte la dimension « facteur de production » dont est porteur chacun d’entre nous, c’est bien dommage, mais cela ne nous oblige pas à fermer nous aussi les yeux sur la réalité ; écoutons donc ce que les économistes ont à nous dire à ce sujet.

    Ouvrons à la rubrique « capital humain » un lexique d’économie classique, celui (régulièrement remis à jour) qui est publié chez Dalloz. Nous y apprenons que cette notion a été mise en valeur par des économistes tels que Theodor W. Schultz et Gary Becker dans les années 1950 et 1960, ce qui a contribué à leur valoir le prix Nobel d’économie une quinzaine d’années plus tard ; que l’expression « capital humain » désigne « l’aptitude de l’individu à travailler », laquelle aptitude dépend de la santé, des compétences et des savoir-faire ; que cette aptitude s’obtient et s’accroît par « l’investissement en capital humain, ensemble des dépenses d’éducation, de formation et de santé » qui permettent de devenir et de rester un travailleur productif. Le lexique cite aussi Robert E. Lucas, Nobel d’économie en 1995, pour ses travaux montrant que l’intervention de l’État est importante pour la formation du capital humain.

    Notons que ces prestigieux confrères ne sont pas les premiers à avoir découvert que la mise au monde et l’éducation des enfants sont des investissements. Churchill disait parait-il, avec sa truculence savoureuse : « il n’y a pas de meilleur investissement que de mettre du lait dans un bébé ». Et Adam Smith, au XVIIIe siècle, dans ses Recherches sur la nature et les causes de la Richesse des nations (un classique s’il en est !), comparait à une machine perfectionnée l’homme « qui a dépensé beaucoup de temps et de travail pour se rendre propre à une profession qui demande une habileté et une expérience extraordinaires ».

    Quand il analyse la composition du capital fixe, ce « père de l’économie politique », comme on nomme parfois Adam Smith, divise ce capital en 4 catégories, dont l’une est : « Les talents utiles acquis par les habitants ou membres de la société ». Il précise : « L’acquisition de ces talents coûte toujours une dépense réelle produite par l’entretien de celui qui les acquiert, pendant le temps de son éducation, de son apprentissage ou de ses études, et cette dépense est un capital fixé et réalisé, pour ainsi dire, dans sa personne. »

    Il ajoute : « si ces talents constituent une partie de la fortune du travailleur, ils composent pareillement une partie de la fortune de la société à laquelle il appartient. » Cette phrase est importante, car elle indique que le capital humain dont je suis porteur ne m’appartient pas à moi seul : d’autres ont des droits sur lui, du fait qu’ils ont contribué à sa formation. Adam Smith pose ainsi en quelques mots le fondement d’une partie très importante de l’échange entre générations successives, échange qui est au cœur de la politique familiale et des assurances sociales.

    En effet, les pouvoirs publics sont intervenus dans le cycle du capital humain et dans les échanges entre membres des générations successives en instaurant une instruction gratuite et obligatoire, puis une affiliation obligatoire aux assurances sociales. Depuis des temps immémoriaux, les parents prenaient en charge l’entretien et la formation de leurs enfants, qui leur en étaient redevables, devant à leur tour s’occuper d’eux dans leur vieillesse. Que l’on se tourne vers la Chine ou vers le Proche Orient et l’Europe, nous trouvons de vénérables textes sapientiaux qui indiquent les devoirs des enfants envers leurs parents, parce que ceux-ci se sont occupés d’eux quand ils étaient petits. Le Livre de la piété filiale dû à de proches disciples de Confucius, et le livre biblique de Ben Sirah le sage (dit aussi l’Ecclésiastique ; voir surtout son chapitre 3, consacré aux devoirs envers les parents du fait que ceux-ci ont élevé leurs enfants) convergent sur l’essentiel, les devoirs des enfants devenus adultes envers leurs parents devenus âgés, parce que ceux-ci les ont mis au monde, entretenus et formés.

    Cela nous amène à situer la politique familiale dans le cadre de l’échange entre générations successives.

     

    2/ L’échange entre générations successives

    L’entretien des parents âgés par leurs propres enfants, et seulement par eux, présente un sérieux inconvénient : certaines personnes n’ont pas d’enfants, d’autres en ont un seul, et il arrive qu’il meure avant ses parents ; d’autres enfin en ont tellement qu’elles ont des difficultés pour subvenir à leurs besoins, alors qu’ensuite ce grand nombre d’enfants est superfétatoire pour ce qui est de les prendre en charge (et seulement eux) durant leur vieillesse. Bref, la famille nucléaire n’est pas un cadre optimal pour organiser l’échange entre générations successives.

    Il est donc conforme à l’intérêt général que l’État, ou un organisme mandaté par lui, organise une double péréquation : pour l’éducation des enfants, entre ceux qui en ont pas ou peu, et ceux qui en ont davantage ; pour la prise en charge des personnes âgées, entre ceux qui appartiennent à une fratrie nombreuse ou riche et pourraient donc entretenir leurs parents âgés au prix d’une soustraction minime sur leurs revenus, et ceux qui sont fils ou fille unique, ou qui ont des revenus professionnels très modestes.

    À ce premier motif de procéder à une péréquation s’en ajoute un second : certains perdent leurs parents assez rapidement, d’autres les voient devenir centenaires. Il y a donc intérêt pour chacun à ce que son devoir filial soit accompli en versant sa contribution à une caisse commune plutôt qu’à ses propres parents : cela réduit fortement les incertitudes concernant ce qu’il va devoir débourser. Mais si les parents ne sont plus seuls à tirer profit, une fois à la retraite, de la capacité de travail de leurs enfants, il serait très injuste que la charge de leur préparation à leur rôle d’adultes leur incombe en totalité.

    En bonne justice, si la redevance versée par les actifs ne l’est pas seulement, ni même principalement, à ceux qui les ont élevés – disons leurs parents – il serait injuste que lesdits parents assument totalement le coût de leur entretien et de leur formation. Si un partage, une mise en commun, est réalisée au niveau des profits tirés de l’investissement dans la jeunesse, il serait inique que le poids de cet investissement soit supporté exclusivement par les personnes qui ont élevé des enfants. Socialiser les bénéfices d’un investissement requiert en bonne justice de socialiser aussi le coût de cet investissement.

    Le partage des coûts d’investissement dans la jeunesse, et le partage analogue des bénéfices tirés ultérieurement de cet investissement, présente d’importants avantages pour la grande majorité des citoyens. Les parents de famille nombreuses reçoivent en effet de quoi élever correctement leurs enfants sans sacrifier exagérément leur niveau de vie, et les personnes qui n’ont pas d’enfant, ou qui n’en ont qu’un, ont un intérêt vital à ce que d’autres citoyens, plus féconds, ayant bénéficié de transferts de leur part lorsqu’ils avaient charge d’enfants, leur permettent en échange de recevoir dans leur vieillesse une partie du revenu que généreront ces enfants devenus adultes.

    Il s’agit là d’une forme d’échange, un échange qui n’est évidement pas marchand, un échange pour l’organisation duquel la technique du marché ne convient pas, mais néanmoins un échange. Comment l’organiser ? La formule « assurances sociales » apporte une réponse. Ces assurances ont précisément pour objet de réaliser des échanges non marchands, comportant une composante de redistribution, sans pour autant tomber dans le travers d’une attribution de droits déconnectée de l’accomplissement des devoirs qui permettent de donner à ces droits un contenu réel.

    Répartir les frais d’entretien et de formation des futurs travailleurs, et les bénéfices tirés de l’investissement dans ce capital humain, est typiquement un problème d’assurances sociales. Cette fonction doit être confiée à une organisation qui permette à chacun d’accomplir son devoir envers ses aînés sans risquer d’être écrasé par ses obligations, et d’être raisonnablement sûr qu’il sera lui-même pris en charge dans sa vieillesse même s’il n’a pas eu d’enfants ou si ceux-ci décèdent prématurément. La politique familiale et les retraites par répartition, dispositifs économiquement inséparables, font profiter tous les citoyens des avantages découlant du recours à la loi des grands nombres dans le cadre d’un contrat social organisé par les pouvoirs publics.

    Mais pourquoi les pouvoirs publics ? Parce que le caractère obligatoire de l’adhésion aux assurances sociales est indispensable pour leur bon fonctionnement. Les ultra-libéraux ne veulent pas entendre parler d’obligation, mais ils ne sont pas réalistes : aucun d’entre nous n’a été consulté avant sa mise au monde ; nous avons reçu la vie, nous n’avons pas choisi d’exister !

    Lucrèce, dans son poème didactique De natura rerum, a fort bien exprimé à quel point il est sot et vain de raisonner comme si le monde ne préexistait pas à nos modestes personnes, et de vouloir édicter des lois qui ne tiennent pas compte des réalités.

    Cette réalité naturelle est que chacun devient débiteur de ses aînés, qui prennent soin de lui dans son jeune âge, sans avoir à signer un contrat. Il n’est pas nécessaire de raffoler de Jean-Jacques Rousseau pour constater qu’il existe, remplaçant une foule de contrats de droit privé irréalistes, une sorte de contrat social unique, de droit public, qui s’impose à nous, dont nous bénéficions automatiquement, mais qu’il nous faut honorer, comme contributeur, également de manière obligatoire. Nous sommes embarqués dans quelque chose qui nous dépasse, nous sommes membres d’une société qui nous préexiste et qui nous survit, au sein de laquelle nous avons des droits et des devoirs. L’homme est doté de liberté, mais il est un animal social : sa liberté n’est pas absolue.

    Les pouvoirs publics ont donc la charge de définir une partie importante de nos droits et de nos devoirs. Notre vie n’est pas une page blanche qui ne sera remplie que de notre écriture, cette page comporte bien des paragraphes déjà imprimés. Ces paragraphes peuvent certes subir des modifications, mais nous ne les contrôlons que de façon très marginale, en influençant les pouvoirs publics qui sont en charge de leur rédaction. Ceux qui sont en situation d’écrire la loi, s’ils veulent bien réfléchir aux principes que ladite loi devrait mettre en œuvre pour mieux contribuer au bien commun, ont encore beaucoup à faire : il faut agir pour que les principes retenus ne soient pas stupidement « politiquement corrects », mais respectent les réalités économiques qui s’imposent à tous et les idéaux de justice qui nous tiennent à cœur.

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