• Jacques Bichot : Concevoir et organiser la politique familiale comme un investissement (partie 2/2)

    « État et libertés face aux fractures sociales » : tel était le thème retenu par les membres de l'AEC pour leur réunion interne du 1er décembre 2019.

    Aujourd'hui, nous publions le premier des articles écrits et présentés par nos membres à l'occasion de cette réunion. Il s'agit d'un texte de Jacques Bichot[1], que nous avons divisé en 2 parties. Voici la 2nde.

    Télécharger la version complète de l'article, en format PDF.

    [1] Ce texte est la version écrite d’une conférence donnée le 24 mai 2018 à la mairie du 7e arrondissement de Paris à la demande de l’association Population et Avenir.

    3/ Le théorème de Sauvy

    Parmi les réalités économiques dont la loi en vigueur, en France mais aussi quasiment dans tous les pays développés, ne tient pas convenablement compte, figure le théorème de Sauvy : « en répartition, nous ne préparons pas nos retraites par nos cotisations, mais par nos enfants ». Il s’agit d’un théorème en ce sens que c’est une vérité incontestable, une maxime qui décrit exactement ce qui se passe dans un système de retraites par répartition – la « nature des choses », au sens de Lucrèce. Les cotisations vieillesse ne sont pas consacrées, comme en capitalisation, à investir dans des actifs classiques de façon à bénéficier le jour venu des revenus qu’ils produiront et du montant de leur revente à de nouveaux participants au système. Elles servent à verser des pensions aux retraités actuels.

    Dans les années 1970, Alfred Sauvy, inquiet de la chute de la natalité, alerta les Français sur les conséquences que cette chute aurait, à long terme, sur les retraites par répartition. Claude Sarraute crut bon de le contredire en écrivant dans Le Monde un billet qui disait en substance : « je paie mes cotisations, j’aurais droit à ma pension, point ligne ». Dans un billet en réponse, Sauvy écrivit à peu près ceci : « Je viens de liquider ma pension. On me transmet le montant de votre cotisation et de quelques autres, merci beaucoup, je vis très bien avec. Mais évidemment, quand viendra votre tour de prendre votre retraite, ne comptez pas sur cet argent, je l’ai dépensé ; comptez plutôt sur les cotisations que verseront ceux qui sont aujourd’hui des jeunes et des bébés : ce sont eux qui vous entretiendront. Et bien entendu, plus ils seront nombreux, plus vous aurez des chances d’avoir une bonne pension. »

    Cela est la réalité économique, tandis que la législation relative aux retraites est une fiction juridique. En fait, la répartition et la capitalisation fonctionnent de la même manière : on commence par investir, puis on récolte les fruits de ce que l’on a semé, les dividendes des investissements réalisés. La différence principale tient au fait que dans un cas – la capitalisation – l’investissement s’effectue en capital classique (entreprises, immobilier, infrastructures, etc.) tandis que la répartition fonctionne en investissant dans le capital humain.

    Grosso modo, d’après des estimations comme celle de Stiglitz, Sen et Fitoussi dans leur rapport de 2009, le capital humain représente 2 à 3 fois le capital classique. C’est pourquoi les retraites par répartition sont plus importantes, presque partout dans le monde, que les retraites par capitalisation.

     

    4/ Un contresens législatif de première grandeur et comment le corriger

    Le fonctionnement des retraites par répartition qui vient d’être exposé montre que l’avenir de celles-ci repose entièrement sur l’investissement dans le capital humain. La politique familiale, quant à elle, participe – assez modestement – au financement de l’investissement dans le capital humain : les prestations familiales font payer par des cotisants une partie des dépenses que les parents effectuent en faveur de leurs enfants. Ce sont des dépenses d’investissement mais, parce que le législateur n’en a pas pris conscience, parce que la chape de plomb du politiquement correct enferme ces prestations dans la catégorie

    « redistribution », dans une notion économiquement inadéquate d’aide à la famille, les cotisations correspondantes ne procurent aucun droit à ceux qui les versent. Bévue symétrique, les cotisations versées au profit des personnes âgées ouvrent des droits à pension.

    Notre droit social, en la matière, semble avoir été écrit par Lewis Caroll en vue d’ajouter un chapitre à son ouvrage Alice au pays des merveilles : de même que dans ce pays on ne souhaite pas les anniversaires, mais les non-anniversaires, de même notre droit social intervertit les dépenses de consommation et les dépenses d’investissement. Concrètement, il promet des dividendes à ceux qui paient pour la consommation des personnes âgées, remboursant ainsi la dette qu’ils ont envers la génération qui les a élevés ; et il considère comme des aumônes ce qui sert en fait à financer l’investissement dans la jeunesse, grâce auquel il y aura encore des pensions de vieillesse dans quelques décennies. Ubu-roi ne ferait pas mieux.

    Les aberrations de notre droit positif vont encore plus loin. Prenons les 70 milliards d’euros, environ, dépensés pour la formation initiale. Il s’agit clairement d’une dépense finançant l’investissement dans le capital humain, et donc préparant les futures pensions. Or cette dépense est financée par l’impôt, au lieu de l’être par une cotisation sociale créatrice de droits à pension. Là encore, la confusion entre investissement et consommation est patente.

    Prenons maintenant les dépenses d’assurance maladie-maternité consacrées aux enfants, à la procréation médicalement assistée, aux examens et aux soins prodigués pendant la grossesse et lors de l’accouchement : là encore, il s’agit d’investissement dans la jeunesse, relevant donc de la politique familiale au bon sens du terme. Tout cela pourrait être financé par la cotisation sociale créatrice de droits à pension dont il vient d’être question. Et le même raisonnement vaut pour les 7 milliards d’euros qui, en France, financent l’aide sociale à l’enfance, donc en particulier le placement des enfants maltraités par leurs parents : certes, il s’agit d’humanité, il s’agit de redonner une chance à des gamins qui ont reçu sur la tête la pire des tuiles, mais économiquement leur remettre le pied à l’étrier est un investissement dans le capital humain, et si nos législateurs n’avaient pas « les yeux grand fermés », pour reprendre une expression de Michèle Tribalat, nous financerions aussi ce budget-là grâce à une fraction d’une cotisation jeunesse créatrice de droits à pension.

     

    5/ Un obstacle intellectuel : le raisonnement en silos

    Quelle est la source des magistrales erreurs commises par le législateur français, et la plupart de ses homologues, concernant la politique familiale et l’investissement dans le capital humain ? La cause numéro 1 est ce que l’on peut appeler le raisonnement en silo, raisonnement qui a été mis en œuvre pour concevoir et organiser les assurances sociales. Le législateur traite en effet séparément l’assurance maladie-maternité, l’assurance vieillesse, et la branche famille, comme si cela avait un sens, ce qui n’est pas le cas.

    Par exemple, l’assurance maternité se rattache évidemment à l’investissement dans la jeunesse. Cela ne veut pas dire que chaque prise en charge de frais d’accouchement doive être techniquement effectuée par la branche famille : les CPAM et les complémentaires santé sont beaucoup mieux outillées pour faire ce travail. Mais elles devraient l’effectuer pour le compte de la branche famille (ou investissement jeunesse, si l’on veut la renommer). La situation est la même lorsqu’une complémentaire santé ayant conclu un accord avec la CNAM, par exemple la MGEN, procède au paiement à la fois de ce qui est pris en charge par le régime de base et de ce qui l’est par la complémentaire : la CNAM rembourse aux assurances santé complémentaires ce qu’elles ont payé pour son compte, c’est une pratique bien rodée.

    Il s’agirait de faire quelque chose d’analogue pour la branche famille ou investissement jeunesse. Par exemple, la prise en charge des frais de scolarité par la CNAF (ou une caisse d’investissement dans la jeunesse) ne signifie pas que le ministère de l’Éducation nationale cessera de payer les enseignants et le personnel administratif des établissements publics, mais que le Trésor public se fera rembourser par la CNAF ou l’organisme qui prendra sa succession et la charge de financer tout ce qui relève de l’investissement dans la jeunesse. De même, les familles d’accueil qui s’occupent d’enfants ayant été maltraités par leurs parents continueront à être rémunérées par l’Aide sociale à l’enfance (ASE), mais cela grâce au budget CNAF. Et ainsi de suite pour différentes dépenses d’investissement dans la jeunesse, comme les frais médicaux relatifs aux enfants et aux jeunes ou la procréation médicalement assistée.

    Des cas particuliers exigeront certes une réflexion spécifique, parfois délicate : par exemple, quel budget devra prendre en charge les IVG ? Mais la logique d’ensemble est claire : tout ce qui est dépensé au titre de l’investissement dans la jeunesse doit provenir d’un seul et même budget, alimenté par une cotisation en échange de laquelle les contributeurs obtiendront des points de retraite par répartition. Cela donnera d’ailleurs satisfaction à l’actuel président de la République qui veut que chaque euro cotisé donne les mêmes droits : chaque euro versé pour investir dans la jeunesse rapportera en effet à qui le verse la même fraction de points France-retraite, si nous appelons ainsi le régime unique de retraite par répartition appelé à remplacer nos trois douzaines de régimes actuels.

    Les cotisations vieillesse, naturellement, cesseront de procurer quelque droit à pension que ce soit, puisqu’elles consistent simplement en un remboursement aux « anciens » de ce qui leur est dû par les travailleurs au titre des investissements dans la jeunesse qui les ont rendu capables de travailler productivement et donc d’avoir un revenu professionnel.

    Cette façon de voir les choses et d’organiser les assurances sociales est évidemment incompatible avec leur actuel découpage basé sur des apparences et des habitudes intellectuelles dénuées de fondement économique sérieux. Le silo famille, le silo maladie, le silo retraites par répartition, le silo budget de l’État, et une multitude de petits silos propres aux collectivités territoriales, ont été créés par insuffisance de la réflexion, notamment de la part du législateur, dont le travail manque tragiquement de sérieux. Est également engagée la responsabilité des organismes chargés d’éclairer le législateur, par exemple la Cour des Comptes, dont un rapport a été épinglé au début du présent article pour sa soumission aux dogmes du politiquement correct.

     

    6/ La fiscalité familiale

    L’inénarrable chapitre 11 de ce rapport sécurité sociale 2017 de la Cour des comptes ne traite pas seulement des prestations familiales, mais aussi des aspects familiaux de la fiscalité. Conformément à la dogmatique du politiquement correct, les soi-disant réductions d’impôt procurées par le quotient familial (QF) sont assimilées à des « transferts » au profit des familles.

    Là encore, c’est la pensée d’Alfred Sauvy que l’on assassine. Il avait parfaitement compris que l’impôt sur le revenu, s’il est le même à revenu égal pour un couple sans enfant et pour une famille composée de 7 enfants mineurs et de leurs parents, enlève au couple une partie de son superflu, et à la famille une partie de son nécessaire. Le législateur de 1945, en votant à l’unanimité le principe du quotient familial, avait d’ailleurs fort bien compris ce que Sauvy théorisa.

    La Cour des comptes, quant à elle, dans son rapport déjà cité, a fait sienne l’idée selon laquelle seuls les adultes devraient compter fiscalement : si d’aventure un dispositif quelconque a pour conséquence de porter l’impôt d’un foyer fiscal avec enfants à un montant moindre que celui dû par un foyer fiscal sans enfant disposant du même revenu, ce ne peut être qu’une subvention !

    Les enfants devraient compter « pour du beurre » ! Peu importe que le niveau de vie de l’un des foyers soit nettement inférieur à celui de l’autre, il serait normal qu’il soit imposé au même taux, et si ce n’est pas le cas cela veut dire que le fisc lui accorde une réduction d’impôt !

    Ne nous attardons pas sur la sottise d’une telle position, qui découle de la faiblesse des modes de pensée technocratiques : calculer tant et plus sans réfléchir aux concepts qui sous-tendent les dits calculs. Voyons plutôt ce qui pourrait être fait dans la perspective d’une politique familiale centrée sur l’investissement dans la jeunesse.

    Celle-ci prendra à sa charge, comme il a été dit, quantité de dépenses qui, selon les habitudes de pensée actuelles, ne relèvent pas de la politique familiale, à commencer par les dépenses de formation initiale. Il faudra donc convertir en cotisations d’investissement dans la jeunesse une partie très conséquente des prélèvements actuels sur les ménages. L’impôt sur le revenu (IR), après absorption de la CSG, qui est déjà une sorte de cotisation sociale, ne ferait-il pas un excellent candidat à cette conversion ?

    Conformément à la logique, on attribuerait des points de retraite d’une part en raison de l’éducation des enfants par leurs parents, et d’autre part en raison de la cotisation d’investissement dans la jeunesse. La conversion en cotisation sociale de l’ensemble CSG + IR ferait cotiser davantage, à revenu donné, les foyers fiscaux ne comportant pas d’enfant à charge, et moins les autres. Les personnes qui ne gagneraient pas de points de retraite liés à l’éducation de leurs propres enfants, ou en gagneraient peu, seraient contentes d’obtenir davantage de points grâce à leurs cotisations, et celles qui ont des enfants à charge seraient soulagées de cotiser moins, puisqu’ils ont besoin de plus d’argent pour subvenir aux besoins de leur maisonnée et qu’ils gagneraient des points de retraite du fait de leurs enfants.

     

    Conclusion

    Dès lors que l’on se base sur une analyse économique correcte, des solutions peuvent être trouvées pour sortir la politique familiale du marécage dans lequel elle est en train de s’enliser. Au lieu de multiplier les réformes inutiles ou néfastes, qui servent surtout à donner l’impression que l’Élysée, le Gouvernement et le Parlement s’activent, mieux vaudrait mener la réflexion approfondie nécessaire pour remplacer nos vielles catégories institutionnelles et mentales par des concepts économiquement pertinents et des institutions en phase avec les réalités.

    La politique familiale pourrait être la première à bénéficier de cette façon nouvelle de conduire une part importante de la politique de la France.

    Aujourd’hui elle est traficotée par des hommes politiques et des fonctionnaires qui semblent n’avoir aucune idée réaliste concernant l’économie des échanges entre générations successives. Son importance vitale pour l’avenir du pays et de l’humanité fait qu’il serait bon d’opérer à son niveau un changement complet de paradigme législatif.

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